Réformez !
Jean-Paul Bailly livre son expérience de dirigeant de grandes entreprises publiques. Il explique qu’il est possible de réformer (il l’a fait) et indique des voies à suivre : négocier, de la méthode, savoir démarrer, affronter le choc et surtout mettre de la vie.
D’où te vient ta passion de réformer ?
NÉGOCIER
« Anticiper, organiser la négociation au plus près du terrain, ne jamais changer de négociateur, accompagner en permanence le négociateur pour lui donner les marges de manœuvre nécessaires, voilà quelques règles d’or pour réussir une négociation. »
Au départ, tout découle de mon choix, à la sortie de l’X, d’entrer dans une grande entreprise publique. C’était à l’époque un choix assez courant parmi les X : choisir de servir l’intérêt général avec un esprit entrepreneurial, soucieux de l’efficacité et du développement.
Cela avait alors un côté idéaliste, comme on s’engagerait aujourd’hui dans une ONG. Et force était de constater que les grandes entreprises publiques n’avaient pas bien réussi le challenge de concilier service public et excellence managériale.
À la RATP, je me suis vite rendu compte qu’on peut y disposer d’une liberté d’agir réelle, et qui débouche sur des résultats qui améliorent la vie de tout le monde.
Tu entres dans la vie active en 1968 : cela t’a‑t-il influencé ?
Pas vraiment, car j’avais démissionné et j’étais alors parti au MIT, très loin de ce qui se passait à Paris. À l’époque, j’étais parmi les pionniers : la démarche n’était pas fréquente. Mais tous les thèmes de Mai 68 : cogestion, participation, etc., étaient également très présents aux États-Unis.
DE LA MÉTHODE
« Ce sont les méthodes qui génèrent la confiance et assoient la crédibilité. C’est de la qualité du processus de décision que découlent la pertinence et la légitimité des décisions. Arrêtons de tout réglementer et de tout contrôler, source de complexité et de défiance. La raison d’être de l’État et des hommes politiques ne doit pas être de renforcer en permanence le cadre législatif et réglementaire. Il doit être de construire l’avenir et de remettre les acteurs économiques au centre du jeu, de les laisser agir en confiance. »
Ce qui m’a peut-être le plus influencé, c’est d’y découvrir le mode américain de relation étudiant- professeur, totalement différent de ce qui se passait en France. J’en ai gardé cette conviction profonde que le dirigeant doit se rendre accessible et être attentif à la relation personnelle.
En rentrant en France, j’ai compris que les entreprises publiques étaient effectivement un champ privilégié pour conduire des réformes difficiles, car on peut y disposer de leviers qui n’existent pas dans les administrations. Mais il faut savoir créer les conditions pour avoir des marges de manœuvre : une fois les objectifs stratégiques mis au clair avec l’État actionnaire, on est vraiment assez libre dans ses initiatives.
Et on y dispose d’une ressource essentielle : le temps, qu’il faut savoir gérer à la fois dans la durée nécessaire pour réformer et dans la maturation des projets. Mais une fois la réforme engagée, l’exécution doit être impeccable et rapide, avec le juste rythme. C’est souvent là qu’échouent les politiques.
LA CRISE DE 2002
« En 2002, les relations avec les élus sont difficiles. Les maires et la population tiennent à leur bureau de poste. Les dirigeants de La Poste, président en tête, se font huer lors des congrès départementaux des maires.
La tension atteint son paroxysme à l’été 2004 avec la publication par Le Parisien d’une liste de bureaux ruraux que La Poste prévoit de fermer. Convocation chez le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, et grande interview dans Le Figaro pour démentir. »
SAVOIR DÉMARRER
« Le démarrage est difficile parce que cela demande, au début, beaucoup d’effort pour peu de résultats concrets. […] Savez-vous à quel moment une fusée déploie le maximum d’énergie ?
C’est quand elle ne bouge pas. Au décollage. Puis, au fur et à mesure du mouvement, elle accélère, la résistance de l’air diminue, le poids de carburant se réduit et l’énergie nécessaire diminue jusqu’au moment où le satellite tourne “tout seul”. »
T’est-il arrivé de « baisser les bras » ou d’échouer ?
Pas souvent. En tout cas, jamais sur l’objectif à atteindre. Quelques fois sur les voies pour y parvenir si celle que j’avais pu imaginer se révélait pour une raison ou une autre mal appropriée à l’épreuve des faits. Alors, il ne faut surtout pas s’entêter, et changer la méthode rapidement.
AFFRONTER LE CHOC
« Lors de visites d’atelier, j’ai souvent été entouré, au début, par plusieurs centaines d’ouvriers, dont certains vraiment agressifs. J’ai vu voler les boulons ! Plus tard, dans un centre-bus, j’ai vu mon effigie accrochée à une potence ; j’ai monté des escaliers dont les rampes et les marches avaient été recouvertes de graisse de moteur ; j’ai été accueilli par un vacarme d’avertisseurs des autobus et par le haut-parleur du centre dont un syndicaliste avait pris possession et qui hurlait : « Voilà Monsieur Bailly, le fossoyeur du service public ! »
Mais j’ai eu de vrais moments de doute, par exemple avec le changement de statut pour La Poste. J’étais convaincu que ce changement était indispensable pour lui donner des marges de manœuvre, augmenter son capital, etc.
J’avais bien anticipé sur plusieurs points : qu’il n’y aurait pas de trop forte résistance interne à l’entreprise, ni de la part des politiques locaux. En revanche, je n’ai pas vu venir l’opposition massive des politiques au niveau national : cela s’est terminé par une votation organisée par la gauche, avec deux millions de votes contre le projet de « privatisation » de La Poste.
Et j’ai un vrai regret : celui d’avoir dû renoncer au projet d’actionnariat salarié à La Poste. Deux raisons : d’une part, dans une période de tension sociale liée au suicide de deux cadres, les syndicats, même ceux réputés réformistes, étaient contre ; et l’encadrement n’était pas prêt à porter le projet avec moi.
Le moment était devenu trop difficile pour lancer une nouvelle réforme.
Dans tout cela, quelle influence de ton passage à l’École ?
METTRE DE LA VIE
« Organiser, ce n’est pas seulement, ni même essentiellement, mettre de l’ordre : c’est aussi mettre de la vie. »
Pour être franc, l’enseignement lui-même m’a peu apporté. Ce n’est pas le cas des années de prépa, qui m’ont appris la méthode, l’organisation, l’endurance, etc.
Finalement, l’École m’aura surtout apporté par les valeurs qu’elle portait : l’engagement, la solidarité, l’honnêteté, la coopération. J’espère qu’elle les porte toujours aujourd’hui.
Jean-Paul Bailly a été président du groupe La Poste de 2002 à 2013. © ANDRÉ TUDELA – LE GROUPE LA POSTE