Nostalgiques
Comme une œuvre musicale peut s’écouter et se réécouter à l’infini, toujours semblable à elle-même, la musique est le véhicule idéal pour nous transporter dans le passé – le seul peut-être car, contrairement à la musique qui occupe pendant son déroulement tout notre espace sonore, photos et films, qui captent une partie seulement de notre espace visuel, ne peuvent pas nous abstraire totalement de notre environnement.
LES TRIOS DE MENDELSSOHN
Le Trio en ré mineur, écrit à 30 ans, date de la période la plus heureuse de la vie de Mendelssohn : il est heureux en famille, reconnu par ses pairs – dont Schumann – comme le nouveau Mozart, adulé par le public.
Le second Trio en ut mineur est écrit en 1845 à l’âge de 36 ans, deux ans avant sa mort. Ce sont deux œuvres emblématiques de la musique de chambre de Mendelssohn, peut-être les plus fortes (si l’on excepte le tragique Quatuor op. 80, composé à la veille de sa mort, après la disparition de sa sœur Fanny).
Tout l’art du compositeur y est concentré : mélodies oniriques (ah le deuxième mouvement du 1er Trio…), harmonies qui coulent de source, architectures géniales où le piano joue le rôle central : le plaisir sans mélange, le bonheur de l’instant présent ombré de la nostalgie du temps qui passe.
Le Trio Pilgrim (Delphine Bardin, Arno Madoni, Maryse Castello) donne de ces deux œuvres exquises une lecture très française : à la fois chaude, claire et mesurée, évitant de rajouter du lyrisme à cette musique qui est le lyrisme à l’état pur1. Un délice.
SVIATOSLAV RICHTER
Richter : une légende, pianiste mythique, peut-être le plus grand du XXe siècle. Né en 1915, élève de Neuhaus, il faut attendre les années 1960, après la mort de Staline, pour le découvrir en Occident.
Force tellurique et toucher subtil, respect absolu de l’œuvre qu’il réinterprète cependant, peu d’intérêt pour le disque – à la différence d’un Gould – et pourtant enregistrements nombreux pour maints éditeurs : le paradoxe fait pianiste.
Visionnaire : c’est le terme qui vient le premier à l’esprit à l’écoute d’une interprétation de Richter. On réalise soudain comme une évidence : eh oui, c’est bien comme cela qu’il fallait jouer cette Sonate de Beethoven, ce Concerto de Brahms.
Warner rassemble en un coffret les enregistrements réalisés pour HMV et Teldec2. Il faudrait plusieurs chroniques pour analyser ces pièces d’une richesse inouïe.
- Tout d’abord en solo des Suites pour clavier de Haendel, si peu jouées, à découvrir et à comparer aux Suites et Partitas de Bach ;
- trois Sonates de Beethoven dont La Tempête ;
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de Schubert la Wanderer Fantasie et la Sonate en la majeur ; - de Schumann la Fantaisie en ut majeur, le Carnaval de Vienne, la 2e Sonate, Papillons.
Vient ensuite la musique de chambre :
- des Sonates pour violon et piano avec Oleg Kagan,
- six de Mozart,
- deux de Beethoven dont Le Printemps ;
- avec le non moins mythique Quatuor Borodine le Quintette La Truite de Schubert et le Quintette avec piano de Schumann.
Last but not least des concertos :
- deux de Bach (transcription par Bach des deux Concertos pour violon),
- les numéros 22 et 25 de Mozart,
- de Beethoven le 3e et le Triple Concerto (avec Oïstrakh et Rostropovitch),
- le Concerto de Dvorak,
- celui de Schumann,
- le 2e de Brahms,
- le Concerto de Grieg,
- le 2e de Bartok,
- le 5e de Prokofiev,
- le Kammerkonzert de Berg (avec Kagan).
Enfin, avec les 15 Lieder de la Belle Maguelonne de Brahms, Richter montre qu’il est capable – ce qui est rare pour un grand soliste – d’accompagner un baryton, en l’occurrence Fischer-Dieskau.
Chaque œuvre est une redécouverte, parce qu’on a l’impression, grâce à un jeu sobre et en quelque sorte profondément naturel, que l’œuvre est révélée telle qu’en elle-même, dépouillée de sa gangue de virtuosités et autres affèteries auxquelles certains nous avaient habitués.
Un monde à pénétrer non avec précaution et componction mais avec la joie saine et l’enthousiasme du marcheur en montagne : enfin, de l’air ! Nostalgie : c’était au siècle dernier.
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Vivre dans le passé est certes stérile. Mais vouloir l’ignorer pour se concentrer sur le moment présent et l’avenir serait la négation de la notion même de civilisation.
Jusqu’il y a peu, l’art de la nostalgie était partie intégrante de cette identité française, heureuse ou malheureuse, dont il a beaucoup été question ces derniers temps.
Hélas, projetés en avant dans une course sans cesse accélérée, nos concitoyens ne prennent plus guère le temps de jeter un regard en arrière.
Comme le disait Simone Signoret, la nostalgie n’est plus ce qu’elle était.
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1. 1 CD Triton.
2. 24 CD Warner.