Jeunesse
Rimbaud, mort à trente-sept ans, avait vingt ans lorsqu’il écrivit son dernier poème. C’est à l’âge de seize ans que Menuhin a été le plus bouleversant. En revanche, Mozart, enfant prodige, a composé ses œuvres les plus fortes dans ses dernières années.
Le génie jaillit toujours dans la fraîcheur de la jeunesse, quand tout est encore possible ; mais tenir la distance et faire mieux encore dans l’âge mûr est le privilège de quelques rares élus.
MARTHA ARGERICH
À huit ans, Martha Argerich jouait en concert le Concerto en ré mineur de Mozart. Aujourd’hui, à 75 ans, son jeu n’a jamais été aussi juvénile, terrifiant de virtuosité maîtrisée. Écoutez à l’aveugle n’importe lequel de ses enregistrements : vous reconnaîtrez entre mille ce jeu à la fois aérien et percutant, cette technique d’acier et ces tempos vertigineux, cette précision extrême – avec une utilisation très rare de la pédale forte – et aussi cette sensibilité à fleur de peau.
Argerich domine l’instrument piano comme seul, peut-être, Horowitz avant elle. Warner publie une rétrospective1 de l’ensemble des enregistrements réalisés au cours du temps pour les labels EMI, Erato et Teldec (à l’exception des enregistrements live du festival de Lugano, qui ont été cités au fil du temps dans ces colonnes).
On y trouve :
- de Chopin, l’enregistrement mythique de 1965, avec notamment la Sonate n° 3 en si mineur, le 3e Scherzo, la Polonaise en la bémol majeur ; et les deux Concertos enregistrés en 1999 ;
- de Schumann, les Fantasiestücke op. 12 et 73, le Concerto (couplé avec le rare Concerto pour violon par Gidon Kremer), le Quintette avec piano, les Scènes d’enfants, la 2e Sonate pour violon et piano, entre autres ;
- de Prokofiev, les Concertos 1 et 3 et la 7e Sonate, de Bartok le 3e Concerto et la Sonate ;
- de Brahms, les Variations sur un thème de Haydn, la rare Sonate pour 2 pianos, 5 Valses op. 39 ;
- de Mozart, les Concertos 19, 20, 25, le Concerto pour 2 pianos avec Alexandre Rabinovitch ;
- de Beethoven, la Sonate à Kreutzer avec Itzhak Perlman et le 1er Concerto ;
- de Falla, les Nuits dans les jardins d’Espagne ;
- de Messiaen, les Visions de l’Amen ;
- de Ravel, la Sonatine, Gaspard de la nuit et La Valse (à deux pianos avec Alexandre Rabinovitch) ;
- la Sonate de Franck avec Perlman et la même transcrite au violoncelle avec Mischa Maisky ;
- et nombre de pièces de Bach, Debussy, Liszt, Kodaly, Scarlatti, Dukas, Richard Strauss.
Les concertos sont accompagnés par divers orchestres dont le Symphonique de Montréal (dir. Charles Dutoit) et le Chamber Orchestra of Europe (dir. Nikolaus Harnoncourt).
D’une œuvre à l’autre, d’une année à l’autre, on reste sous le charme, stupéfait par ces interprétations sans cesse renouvelées, par cette perfection de la forme, cette générosité éclatante ; une éternelle jeunesse.
CARL PHILIPP EMANUEL BACH
Emmanuel Pahud, premier flûtiste du Philharmonique de Berlin, français (et suisse), est sans doute le meilleur flûtiste de sa génération, le digne successeur de Jean-Pierre Rampal.
Il vient d’enregistrer trois des concertos pour flûte de CPE Bach avec la Kammerakademie Potsdam dirigée du clavecin par Trevor Pinnock2.
La musique de CPE Bach, né en 1714 quand Jean- Sébastien avait 29 ans et mort trois ans avant Mozart, musique résolument classique, garde encore des traces du style baroque. Mais elle se distingue surtout, tout particulièrement dans ces concertos pour flûte, par son jaillissement et son inventivité, archétype, pour nous, du style galant et brillant du XVIIIe siècle.
Pahud, avec l’âge mûr (il a 46 ans), n’a rien perdu de son brio ni de sa technique virtuose, indispensable pour jouer ces pièces complexes et exigeantes. Mais il a gardé aussi cette candeur, cette sincérité qui rappellent ce que disait Romain Gary : ce qu’il y a de plus fort dans un homme, c’est le petit garçon non qu’il a été mais qu’il est resté.
DUTILLEUX – SZYMANOWSKI
La musique d’Henri Dutilleux n’est pas facile. Atonale, profondément originale, elle ne relève d’aucune école.
Dutilleux a relativement peu écrit pour le piano, mais la meilleure façon d’aborder sa musique est d’écouter la Sonate pour piano, que vient d’enregistrer Maroussia Gentet, avec trois Préludes et aussi Masques de Szymanowski3.
Passé la première surprise, on prend conscience de la filiation évidente avec Debussy, Ravel et même Fauré : une musique poétique qui s’adresse à la sensibilité de l’auditeur et le touche par des harmonies subtiles et des fulgurances inattendues. Il y a aussi des réminiscences de Bartok dans les passages où le piano est traité comme un instrument de percussion.
Szymanowski, lui aussi, est d’abord connu pour sa musique symphonique (son très beau Concerto pour violon, sa 3e Symphonie). Il disparaît en 1937, la même année que Ravel ; Masques se situe, d’une certaine manière, à l’intersection des musiques de Ravel, Debussy et Scriabine : musique raffinée et élitiste que l’on pourrait apparenter, en peinture, à Klimt.
Servie par une qualité d’enregistrement exceptionnelle, Maroussia Gentet interprète ces pièces, qui nécessitent un toucher très fin, avec une grande sensibilité et une extrême précision.
Elle est jeune et c’est un nom qu’il faudra suivre avec attention.
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1. 20 CD Warner.
2. 1 CD Warner.
3. 1 CD Passavant.