Désirs, délices : pianistes
Le bonheur que nous apporte la musique relève à la fois des plaisirs de la chair et des joies de l’âme, et la musique est sans doute unique à cet égard. Celui qui n’a pas éprouvé un frisson, qui n’a pas étouffé un sanglot à l’écoute de la Passion selon saint Jean de Bach, de Métamorphoses de Strauss ou de Billie Holiday chantant Solitude mérite notre commisération.
Le piano, un des rares instruments de musique qui se suffise à lui-même, est le seul, peut-être, qui permette cette ineffable communion entre le soliste et l’auditeur. D’ailleurs, le pianiste lui-même peut être submergé par l’émotion s’il sent cette même émotion chez ceux qui l’écoutent. Voilà pourquoi rien ne peut remplacer le concert.
RAFAL BLECHACZ
Plus que toute autre, la musique de Bach sollicite à la fois le corps, l’esprit et l’âme. « Galanteries composées pour les mélomanes et pour leur rafraîchir l’esprit » : cette dédicace de Bach pour les six Partitas pourrait laisser ignorer qu’il s’agit, déguisé sous la forme de suites de danses, d’un sommet de sa musique pour clavier.
Avec les Partitas 1 et 3, Rafal Blechacz vient d’enregistrer le Concerto italien et aussi cinq œuvres beaucoup moins connues et qui, comme dit un célèbre guide rouge, méritent le déplacement : la Fantaisie et fugue en la mineur et les quatre Duos en mi mineur du Clavier-Übung1.
Les ritournelles du Concerto italien et de la Fantaisie, l’ascétisme des arabesques quasi abstraites des Duos sous-tendent un contrepoint rigoureux, complexe et subtil. Tout cela fait que l’auditeur profane trouvera dans ces pièces un plaisir jubilatoire et, l’initié, un bonheur d’essence métaphysique.
Rafal Blechacz, polonais, est le seul pianiste à avoir obtenu à la fois le premier prix et les quatre prix associés (concertos, polonaises, etc.) au Concours Chopin de Varsovie.
ANDREW VON OEYEN
Andrew von Oeyen, pianiste américain, est amoureux de Paris et de la musique française. Il a choisi d’enregistrer trois œuvres qui sont, dit-il, au carrefour des deux pays : le Concerto n° 2 de Saint-Saëns, le Concerto en sol de Ravel et la 2e Rhapsodie de Gershwin 2.
Il est accompagné par l’excellent Philharmonique de Prague dirigé par Emmanuel Villaume. Le 2e Concerto de Saint-Saëns est le plus célèbre – à juste titre – des cinq qu’il a écrits, archétype du concerto post romantique bien construit et aux thèmes agréables.
Dans le Concerto de Ravel, très inspiré du jazz, A. von Oeyen révèle une grande sensibilité et une parfaite compréhension de la musique française. Son interprétation rappelle celle, légendaire, de Samson François.
Mais ce qui fait le prix unique de ce disque est la 2e Rhapsodie de Gershwin. Cette œuvre, injustement éclipsée par la Rhapsody in Blue à laquelle elle est postérieure de sept ans, n’est pratiquement jamais jouée en France. En fait, elle est beaucoup plus élaborée sur le plan pianistique que son aînée, dont elle reprend non les thèmes mais la construction – des séquences fortement rythmées qui encadrent une partie rubato.
Courez l’écouter : avec le Concerto en fa, elle témoigne de l’extraordinaire créativité du compositeur et de sa capacité à séduire et émouvoir l’auditeur et elle laisse entrevoir ce qu’aurait pu être la suite de l’œuvre de Gershwin s’il n’était pas disparu prématurément en 1939.
JUDITH JAUREGUI
Last but not least, une découverte, due au camarade Lionel Caron (74) : Judith Jauregui, jeune pianiste espagnole d’une belle sensibilité. Encore inconnue en France, elle peut être découverte en trois disques : le premier, consacré à la musique espagnole (Granados, Falla, Albeniz)3, le second à Liszt, Debussy et Mompou4, le dernier à Scriabine, Szymanowski et Chopin5.
Judith Jauregui a été formée par la grande Alicia de Larrocha (dont on connaît l’enregistrement légendaire d’Iberia) à qui elle dédie son premier disque, et c’est bien sûr dans la musique espagnole qu’elle excelle d’abord : la Suite espagnole d’Albeniz, les Quatre Pièces espagnoles de Falla, les peu connues Valses poétiques de Granados ; et aussi, de l’exquis, minimaliste et tendre Mompou, Impresiones intimas et Scènes d’enfants.
Il y a du Martha Argerich dans son jeu brillant et délié, particulièrement dans l’Isle joyeuse de Debussy et dans les Jeux d’eau à la Villa d’Este de Liszt, dont elle a choisi par ailleurs les six Consolations aux harmonies très élaborées.
Mais c’est dans Scriabine (5e Sonate, Préludes op. 15 et Fantaisie op. 28) qu’elle se révèle, en donnant de ce compositeur profondément novateur, complexe et séduisant, à mi-chemin entre Chopin et Schoenberg et que l’on redécouvre aujourd’hui, une interprétation habitée et exemplaire.
Ajoutons que Judith Jauregui est très belle, ce qui ajoute à son jeu une dimension sensuelle que l’on ne peut ignorer. On brûle de l’entendre en concert. Désir de la musique, musique du désir : et si ce que nous recherchons dans la musique n’était pas d’être troublé ?
_______________________________
1. 1 CD Deutsche Grammophon
2. 1 CD WARNER
3. 1 CD Berli Music
4. 1 CD Berli Music
5. 1 CD Berli Music