La genèse mouvementée d’un leader mondial
Deux frères polytechniciens, financiers avisés, avaient beaucoup misé sur une entreprise au passé brillant. Mais les affaires ont mal tourné et ils se sont sentis obligés de la recapitaliser et d’en prendre la direction. Lectra est maintenant le leader mondial de son domaine, offrant par exemple des solutions complètes pour l’industrie de la mode, pour la coupe dans l’industrie automobile ou pour la fabrication des meubles rembourrés.
Je suis né en 1954 en Égypte et suis arrivé en France à l’âge de trois ans, mes parents ayant émigré en étant obligés de tout laisser derrière eux. En les voyant recommencer leur vie, j’ai compris très jeune que mon salut serait dans les études.
J’ai donc fréquenté les bancs de l’École polytechnique, d’HEC et de l’université Stanford. J’ai débuté comme assistant d’un gérant de portefeuille dans la première charge d’agent de change parisienne d’alors, Meeschaert, pour très rapidement prendre la direction de sa filiale de gestion de patrimoine.
Somme toute, depuis mes 25 ans, je n’ai jamais été que patron. En trois ans, les résultats de cette entreprise sont passés de 8 à 65 millions de francs d’honoraires et de 800 000 à 35 millions de francs de résultat…
“ Somme toute, depuis mes 25 ans, je n’ai jamais été que patron ! ”
J’étais alors le polytechnicien le mieux payé de ma promotion : à 27 ans, je gagnais 600 000 francs par an.
En quittant Meeschaert, j’ai décidé de ne plus jamais être salarié. J’ai créé mon entreprise en 1984, La Solution Informatique, puis ai rejoint la société de capital-risque que mon frère André avait cofondée en 1975 avec notre frère Robert, décédé en 1981, la Compagnie Financière du Scribe, et qu’il présidait.
Cette dernière avait investi dans une vingtaine d’entreprises technologiques, principalement des start-up, exerçant dans les domaines médical et informatique, parmi lesquelles Lectra Systèmes (devenue Lectra en 2001), société bordelaise spécialisée dans les logiciels et les machines de découpe de tissus.
LECTRA 1.0 : AU SECOURS D’UNE SOCIÉTÉ EXSANGUE
Fin 1990, Lectra s’est trouvée totalement exsangue. Mon frère avait été le premier actionnaire à rejoindre ses fondateurs, des jumeaux, ingénieurs-entrepreneurs brillants, trois ans après sa création en 1973, puis à organiser plusieurs rounds de financements successifs, élargissant à chacun sa base d’investisseurs. La société avait alors 5 collaborateurs et réalisait un chiffre d’affaires de 1,5 million de francs.
POLITIQUE LOCALE
Le président du conseil de surveillance était une sommité bordelaise. Quant aux fondateurs, ils figuraient parmi les proches de François Mitterrand, dont ils avaient soutenu la campagne et qui avait prononcé son discours sur la technologie française depuis le siège de l’entreprise. Autant dire que les déboires de Lectra ne passaient pas inaperçus localement ou nationalement !
En 1987, l’introduction en Bourse de Lectra, dont la Compagnie Financière du Scribe avait été l’un des deux sponsors, fut l’un des plus grands succès de l’époque… rapidement suivi par un échec retentissant.
Pris par l’euphorie de l’entrée sur le marché, les fondateurs s’étaient laissé aller à annoncer des produits qui n’étaient pas prêts, causant le mécontentement des clients et du marché financier. L’action s’est effondrée et l’entreprise a été entraînée dans une spirale délétère.
Jusque-là, Lectra affichait tous les ans une croissance à deux voire trois chiffres, son business plan se déroulait comme initialement prévu avec André. Fin 1990, elle s’est trouvée en bout de course : ses frais augmentaient plus vite que ses ventes, ses marges se rétrécissaient dangereusement. Pour financer la société sans en perdre le contrôle, les dirigeants avaient délibérément invité au capital une multitude d’investisseurs et de banques, prestigieux mais disparates, dont les intérêts se sont révélés contradictoires, et endetté la société et leur holding personnelle auprès de 8 banques, à des niveaux élevés.
Aucun d’entre eux n’avait perçu combien la situation financière était devenue alarmante, à tel point que mon frère a été le seul à mettre le conseil de surveillance devant ses responsabilités de trouver une solution immédiate ou de déclencher une procédure d’alerte, fin 1990.
L’ÉTAT PREND LA MANŒUVRE
Les logiciels et machines sont livrés avec des mots de passe temporaires et se mettent en arrêt si le client tarde trop à régler la facture. © LECTRA
En décembre 1990, devant cette situation de blocage, mon frère et moi avons décidé de passer notre investissement dans Lectra par pertes et profits. Nous voilà convoqués au Comité interministériel de restructuration industrielle, le CIRI, dont le secrétaire général, René Maury, nous a fait part du souhait du président Mitterrand d’éviter la disparition de Lectra.
L’État n’entendait cependant pas y investir ou donner sa moindre garantie. Nous étions les derniers membres du conseil de surveillance qu’il rencontrait. « Quel dommage que vous ne soyez pas des industriels ! » nous lance René Maury : nous étions les seuls, à ses yeux, à tenir un discours pertinent sur les actions à engager pour sauver l’entreprise.
Mon frère et moi nous accordons alors un bref aparté et, en quelques minutes, décidons de changer de métier.
LA NÉGOCIATION DE LA DERNIÈRE CHANCE
À 17 heures, nous annonçons à René Maury que nous voulons proposer un plan de recapitalisation et de redressement de Lectra. Notre dossier devait être clôturé le lendemain à 9 heures. Nous y passons la nuit et, à l’heure dite , déposons notre proposition. La négociation avec les banques et les actionnaires a duré vingt-trois jours et vingt-trois nuits. Le vingt-deuxième jour, date du rendez-vous de signature, personne ne se présente.
“ Une multitude d’actionnaires prestigieux, mais disparates, aux intérêts contradictoires ”
Tous les investisseurs potentiels s’apprêtaient en fait à signer avec un autre fonds, sous réserve de la confirmation de l’engagement financier de l’État – qui n’est jamais venue.
Le lendemain matin, les actionnaires sont revenus vers nous en prétextant une méprise sur la date de la signature… Seulement, notre proposition avait évolué depuis la veille, en leur défaveur. René Maury a alors entrepris un bras de fer pour faire aboutir les négociations, y compris un moratoire bancaire, et l’accord a fini par être signé.
Entre-temps, j’avais réalisé une analyse des comptes et prévoyais une perte de 60 millions de francs pour 1990. Les fondateurs avaient prévu 13 millions de francs. Le montant de la perte a été en définitive de 250 millions de francs, dont 100 millions de francs au titre d’une procédure en contrefaçon de brevets engagée aux États-Unis et dans d’autres pays, qui n’avait été révélée ni au conseil de surveillance, ni aux commissaires aux comptes.
L’essor de Lectra avait reposé sur sa R & D et sur les produits fantastiques qu’avaient conçus ses ingénieurs. Le marketing était inexistant et la force commerciale considérée comme l’annexe de la recherche.
Elle avait conçu ses propres ordinateurs et systèmes d’exploitation, le matériel alors disponible sur le marché étant insuffisamment puissant. Dans le cadre de son plan de reprise, la Compagnie Financière du Scribe prévoyait d’investir entre 30 et 80 millions de francs pour recapitaliser Lectra. Avec une perte de cash quotidienne d’un million de francs, il nous restait au maximum quatre-vingt jours avant d’être à court de trésorerie. Au final, notre investissement a été de près de 230 millions de francs.
1991–2009 : LECTRA 2.0, LA REPRISE
Initialement, je n’étais pas censé diriger Lectra, mais simplement présider son conseil de surveillance.
“ Une fois la décision prise par celui à qui elle incombe, elle devient incontestable ”
Les opérations devaient rester entre les mains des deux fondateurs et de deux managers expérimentés qui nous avaient rejoints pour l’occasion. Cette organisation n’a pas tenu trois mois. Constatant combien les comptes étaient erronés, je me suis résolu à contrecœur à me séparer du fondateur qui dirigeait le groupe depuis Bordeaux.
Le deuxième fondateur, qui orchestrait les équipes commerciales depuis Singapour, est resté quelques mois de plus. Un constat s’est imposé : je devais prendre la direction de l’entreprise pour l’extraire du bourbier. J’en ai été nommé président-directeur général en mars 1991.
Pendant que je gérais le redressement et le redéploiement de Lectra, André s’est occupé de gérer ses passifs, notamment les procès cités, ainsi que nos autres participations, avant de fusionner la Compagnie Financière du Scribe avec Lectra en avril 1998. Lectra deviendra alors notre seule activité. André, président du conseil d’administration depuis 2001 et moi détenons 35 % du capital.
LA REMISE À FLOT
Une fois en poste, j’ai immédiatement rencontré les équipes de l’usine afin qu’elles me présentent leur mode de fonctionnement. J’ai alors appris que l’usine ne tournait que quelques jours par semaine et que la production s’adaptait aux composants qui se trouvaient être en stock, sans suivre le moindre programme.
SIMPLE PRÉCAUTION
Aujourd’hui, tous nos logiciels et machines sont livrés avec des mots de passe temporaires. Ils nous appartiennent tant que le client n’a pas payé, et se mettent en arrêt s’il tarde trop à régler la facture. Ce procédé a des effets miraculeux…
Nul doute qu’il y avait des choses à changer dans cette entreprise… J’ai pris la mesure des dégâts au jour le jour. Notre premier enjeu était de redresser les comptes. Nous avons fait passer les pertes de 250 à 40 millions de francs la première année, puis à 13 millions de francs la suivante, avant d’obtenir un résultat positif dès le troisième exercice.
J’ai par ailleurs instauré un contrôle serré des notes de frais, ainsi qu’un suivi hebdomadaire des créances. En parallèle, j’ai fait recenser la totalité des problèmes techniques, que les équipes de R & D ont eu pour mission de résoudre. Cela a permis d’encaisser la totalité des 60 millions de francs de créances qui étaient dues pour défauts techniques.
En définitive, le seul indicateur de reprise auquel je pouvais me fier était la mobilisation du personnel : plus il y avait de voitures sur le parking après 20 heures, meilleures étaient les perspectives. Et nous avons tiré Lectra du gouffre !
UN NOUVEL ÉLAN STRATÉGIQUE
Cet engagement du personnel n’est pas étranger à la méthode de management que j’applique invariablement, la “démocrature” – terme que j’ai emprunté à Claude Bébéar. Ainsi, je fais précéder toute décision par un dialogue démocratique ouvert à tous. Une fois la décision prise par celui à qui elle incombe, elle devient incontestable. Chacun est tenu de l’appliquer.
DÉMOCRATURE
Mot-valise composé par l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano, repris par Claude Bébéar. « Je gouverne par démocrature, dit Claude Bébéar, le devoir du leader est d’écouter tous les avis, prendre tous les éléments d’informations (démocratie), tout en prenant seul la décision (dictature) dont il peut rendre compte. Le chef ne demande pas de conseils mais des avis. »
J’ai procédé de la sorte lorsque j’ai présenté mon plan de redressement aux vingt principaux cadres de Lectra. En cas de désaccord, leur ai-je expliqué, ils étaient libres de partir : dix-huit d’entre eux ont quitté l’entreprise dans les trois mois, et les deux autres dans les six mois. C’étaient autant de freins potentiels qui disparaissaient. J’ai reconstitué les équipes par recrutement externe et promotion interne.
Arrive le 11 septembre 2001 : en une journée, nous passons de deux cents commandes quotidiennes à aucune pendant trois semaines. L’activité s’est stabilisée trois mois plus tard, aux deux tiers de son niveau antérieur.
En 2009, l’histoire se reproduit : nous prenons la crise de plein fouet. Les marchés de la mode et de l’automobile chutent de 3 %, le chiffre d’affaires de nos clients recule de 30 % et celui de Lectra de 60 % dans la vente de nouveaux systèmes. Fort heureusement, notre business model comportait une part importante de chiffre d’affaires récurrent. C’est ce qui nous a permis de passer le cap.
Aujourd’hui, la marge brute dégagée par le chiffre d’affaires récurrent de Lectra couvre 84 % de ses frais généraux fixes avant même que l’année ne commence. © LECTRA
DÉLOCALISER EN CHINE ?
Pendant deux ans, trois collaborateurs de Lectra ont étudié l’opportunité d’une délocalisation partielle ou totale de notre usine et de notre R & D en Chine. Verdict : elle nous ferait gagner 28 % sur nos prix de revient. À l’époque, nous réalisions déjà une marge de 30 % sur les machines : elle aurait donc doublé. André et moi n’avons pas voulu nous y résoudre.
LA TENTATION DE LA CHINE
Autre choix crucial : fallait-il profiter de l’abrogation des quotas textiles en 2004 pour nous délocaliser en Chine, comme le faisaient la presque totalité de nos concurrents ? De nombreux actionnaires en appelaient à une délocalisation, de même qu’une bonne partie des cadres, à l’exception des Bordelais.
Pourtant, André et moi n’avons pas voulu nous y résoudre. Le matin où nous aurions dû annoncer notre décision, nous avons décrété que nous resterions en France. Il semblait inenvisageable de transformer à ce point l’ADN de Lectra et, surtout, de se séparer de collaborateurs qui s’y étaient dédiés pendant vingt ans.
Précisons qu’aujourd’hui nos prix de revient sont 25 % inférieurs à ce qu’ils auraient été en Chine…
LECTRA 3.0 : LE SUCCÈS PASSE PAR L’INNOVATION
Beaucoup d’actionnaires nous ayant tourné le dos, mécontents de cette décision, nous avons employé le cash de Lectra, complété par un emprunt bancaire de près de 50 millions d’euros pour racheter des actions en Bourse et investir en développant nos technologies. Nous étions convaincus que c’était grâce à l’innovation que nous gagnerions la bataille.
Au plein cœur de la crise, j’ai décidé de viser un positionnement premium et pour cela de rehausser nos prix de 5 % par an, soit 30 % sur la période 2007- 2012… sachant que lors de la consultation démocratique préalable, les managers avaient tous préconisé une baisse tarifaire du même ordre. C’est d’ailleurs l’orientation qu’ont prise nos concurrents.
“ Perdre des parts de marché pour gagner en marge et innover ”
Pour notre part, nous étions prêts à sacrifier des parts de marché pour gagner en marges et en résistance. Paradoxalement, cette stratégie nous a permis d’étendre notre présence sur le marché tout en augmentant nos marges.
Aujourd’hui, la marge brute dégagée par le chiffre d’affaires récurrent de Lectra couvre 84 % de ses frais généraux fixes avant même que l’année ne commence. Le taux de marge brute global atteint 75 % en moyenne, l’activité se répartissant à parts quasi égales entre les machines, les services, les consommables et les logiciels.
Chaque vente de machine génère une marge deux fois et demie supérieure à celle de nos concurrents en valeur absolue. Notre trésorerie nette était positive de 75 millions d’euros fin 2016 et notre besoin en fonds de roulement négatif. Nous avons réalisé une année record en 2016, avec 260 millions d’euros de chiffre d’affaires et 26 millions d’euros de résultat après impôts.
Et cela, tout en ayant investi – dépensé – 50 millions d’euros sur quatre ans pour recruter deux cents salariés en France et dans le monde, et 20 millions d’euros de R & D par an.
Forte de ces résultats qui l’ont portée au rang de premier mondial de son secteur, Lectra vise maintenant à capitaliser sur son expérience unique de dix ans de machines connectées pour devenir un acteur majeur de l’industrie 4.0.
Lectra Modaris V8
Lectra Modaris 3D