40 ans à Jérusalem, petite histoire de la critique biblique
Entré chez les Dominicains en 1967, Étienne Nodet étudie et enseigne depuis 40 ans à l’École biblique et archéologique de Jérusalem où il est un spécialiste reconnu de l’histoire du christianisme et du judaïsme. Il nous présente un aperçu des méthodes de la critique biblique, qui ici est liée à la possibilité d’exécuter des fouilles archéologiques. Mais les travaux avancent lentement, entre des textes parfois incohérents, une archéologie qui illustre mais ne démontre rien, des sous-produits sur les cultures anciennes qu’il faut aussi exploiter.
La critique biblique a commencé chez les rabbins. En général peu sensibles aux questions proprement historiques, ils ont toujours su tirer parti des tensions et des illogismes pour en extraire des significations nouvelles.
Cependant au Moyen Âge, Abraham Ibn Ezra (1092−1167) conclut discrètement que Moïse n’avait pu écrire tout le Pentateuque, et en particulier le récit de sa propre mort.
“ La Bible donne facilement prise à la critique rationnelle ”
Plus tard, Richard Simon (1638- 1712) conclut de même, mais moins prudent qu’Ibn Ezra, et il dut s’exiler.
Entre-temps Copernic, un moine polonais, avait montré en 1543 que la Terre n’était pas le centre du monde, mais bien le Soleil. Il écrivait en latin, et il intéressa même des cardinaux, puis Galilée affirma de même que l ’homme n’était pas le centre de la création, mais il le dit bruyamment, et fut condamné comme contrevenant à la cosmologie biblique.
Tout cela restait malgré tout assez marginal et n’atteignait guère le grand public.
LA CRITIQUE POSITIVISTE
Au XIXe siècle, les journaux prirent le relais, car avec les progrès des sciences et des techniques se développait en Europe une mentalité positiviste, dont l’axiome était : « N’est vrai que ce qui est exact. »
En France, le champion en fut Auguste Comte (1814) pour qui la connaissance ne pouvait dépasser la notion de causalité ; théologie et métaphysique ne pouvaient avoir de lien vérifiable avec aucune réalité.
En 1868 fut découvert l’homme de Cro- Magnon, vieux de dizaines de milliers d’années. Sous la IIIe République, fort peu cléricale, on fit chanter aux enfants des écoles « l’homme de Cro…, l’homme de Ma…, l’homme de Cro-Magnon… ce n’est pas du bidon… »
Qu’est-ce qui est du bidon ? L’histoire biblique d’Adam, avec une date ridiculement récente.
RELIGION… ET POLITIQUE
Pourquoi tout ce bruit ? Il n’est pas douteux que l’Ancien Testament, où tout est dit au moins deux fois de façon différente, donne facilement prise à la critique rationnelle.
Dans le monde catholique traditionnel, cela portait, car à la suite des réformateurs, et particulièrement de Luther, la contre-réforme du concile de Trente au XVIe siècle avait mis l’accent sur l’architecture théologique du christianisme et prohibé la lecture directe de l’Écriture.
En simplifiant, on peut dire que celle-ci n’était plus qu’un recueil de vérités qui se trouvèrent bousculées par la critique.
Il faut noter que chez les protestants comme chez les juifs, le problème ne se posait pas ainsi, car on n’avait jamais perdu de vue la dimension existentielle très concrète de ces vieux textes. La critique historique se développa cependant dans le monde luthérien, mais d’abord en marge.
Puis son grand champion fut Julius Wellhausen (1844−1918), le premier à populariser une théorie sur les sources du Pentateuque, mais il décida de cesser d’enseigner, car ses vues ne pouvaient être utiles aux futurs pasteurs.
FACE AU SIÈCLE DES LUMIÈRES
La critique du Nouveau Testament eut un destin différent. Au siècle des Lumières, elle fut radicale dans le monde catholique surtout français, mettant en jeu l’État chrétien. On peut la symboliser par deux noms : Voltaire composa un dictionnaire philosophique qu’il voulut portatif et peu cher, pour faire pièce aux évangiles, également portatifs et peu chers.
De son côté, Jean-Jacques Rousseau pensait que l’homme est naturellement bon et que la société le corrompt, avec deux conséquences : d’abord un romantisme de l’état de nature, d’une perfection primitive perdue ; ensuite la nécessité de réguler les sociétés modernes selon la volonté générale, dûment exprimée.
C’est de là que sont nées les illusions du communisme.
JÉSUS HISTORIQUE VS JÉSUS DES THÉOLOGIENS ?
Dans le monde protestant, on admettait au contraire que Jésus restait un sage indépassable, et qu’il fallait le retrouver, par-delà la foi des théologiens et les traditions des catholiques. Et ce fut le début d’une longue quête du Jésus historique, particulièrement en Allemagne.
On écartait d’emblée l’évangile de Jean, jugé trop théologique, et il s’agissait de retrouver son profil exact à travers les trois évangiles synoptiques, supposés dépendre d’un original unique : quels étaient ses ipsissima verba ? Le premier fut Hermann Reimarus (1694−1768).
“ On reconnaît la pensée de l’auteur bien plus que Jésus lui-même ”
Pourtant, malgré un grand luxe de théories et d’études, la tâche reste aujourd’hui largement inachevée, ce qui laisse soupçonner qu’il y a quelque part une erreur de méthode, peut-être un romantisme excessif des origines.
En 1906, Albert Schweitzer, le futur médecin de Lambaréné, publia une étude où il montrait – observation fondamentale – que dans les nombreuses Vies de Jésus parues jusqu’à son temps, on reconnaît la pensée de l’auteur bien plus que Jésus lui-même. De fait, quand on examine la Bible du point de vue de Sirius, on n’y trouve pas grand-chose de cohérent.
LA CRISE MODERNISTE
Face à tous ces travaux, la réflexion catholique était notoirement indigente. Une pensée fort sage de saint Augustin avait été oubliée : la nature humaine, disait-il, aurait été avilie si Dieu n’avait pas voulu que ce soit des hommes qui parlent de lui à d’autres hommes ; il en concluait qu’il ne fallait pas demander aux auteurs bibliques plus que la science de leur temps, car cela ne concernait pas la foi.
Mais l’heure était à une science en progrès et aussi à l’éveil des nationalités : la publication en 1859 par Darwin de sa théorie de l’évolution créa un ébranlement ; le réveil de l’Italie en fut un autre, avec la disparition des États pontificaux en 1870.
Tout un monde de chrétienté s’effondrait. Telles étaient les circonstances où allait se développer la crise moderniste, où l’ensemble de la dogmatique catholique était contesté de l’intérieur, au nom d’un relativisme généralisé. Cela suscita des réflexes réactionnaires.
École biblique, fondations du bâtiment actuel, sur une ancienne basilique du VIe siècle. Au fond, le premier bâtiment de l’École biblique archéologique française (EBAF).
LE PÈRE LAGRANGE AU SECOURS D’ÉLIÉZER BEN YEHUDA
Pour la petite histoire, on peut rapporter qu’avant 1910, Éliézer Ben Yehuda, le fondateur de l’hébreu moderne, venait travailler à la bibliothèque de l’École, car c’était la seule à Jérusalem, qui à l’époque n’était qu’un village sale et dangereux.
Il dut faire face à un procès en excommunication, car son entreprise était vue par les rabbins locaux comme une profanation de la langue sacrée. En fait, c’était voulu, car il s’agissait de la faire passer dans la vie quotidienne en revenant aux temps bibliques, en amont du judaïsme rabbinique.
Et Lagrange est allé le défendre, au nom de la science.
L’INTUITION À LA FOIS CONSERVATRICE ET HARDIE DU PÈRE LAGRANGE
En 1890, Marie-Joseph Lagrange (1855- 1938), un jeune dominicain, accepta de venir créer à Jérusalem une École biblique, sur le modèle de l’EPHE (l’École pratique des hautes études), pour relever en thomiste éclairé les défis de l’archéologie et de la science du temps.
Il fut longtemps attaqué, soupçonné d’hérésie ; avant la guerre de 14, l’École biblique fut plusieurs fois menacée d’être supprimée. En effet, il savait l’allemand, et s’efforça de s’appuyer sur les immenses travaux qu’on qualifiait alors de « prussiens ».
Sur le terrain, il entreprit avec quelques compagnons des explorations systématiques, et suivit de près les travaux des Anglais, des Allemands et des Américains qui étaient déjà sur place. Divers sites furent inventoriés et fouillés, de nombreuses inscriptions relevées.
“ L’archéologie illustre, mais ne démontre rien ”
Il s’agissait surtout de l’Ancien Testament, mais le Nouveau suscite aussi quelques questions, en particulier sur Jérusalem et ses grandes constructions. Le résultat d’ensemble est que l’archéologie illustre, mais ne démontre rien. Elle suggère même parfois un autre discours.
Par exemple dans la Bible, la période dite des Juges, après la mort de Josué successeur de Moïse, est très vague, sans État organisé ; puis il se crée un royaume, avec David et Salomon, donc un État, qui ensuite se scinde en deux (Israël et Juda).
Au contraire, les fouilles de différents sites montrent pour la première période des villes ouvertes, ce qui suggère qu’un État les protège, et pour la seconde des villes fortifiées, comme si chacune était une principauté autonome.
Ce genre d’écart suscite diverses réflexions.
UN NOUVEAU SOUFFLE AVEC PIE XII
En 1943, le pape Pie XII publia Divino afflante spiritu, une encyclique reconnaissant l’utilité des études littéraires et historiques pour une meilleure intelligence de la Bible. Ainsi, le projet d’une « Bible de Jérusalem » fut lancé aussitôt après la guerre avec l’École biblique.
Elle fut d’abord publiée en fascicules, et en 1956 tout fut regroupé en un volume, dont le succès ne s’est jamais démenti. Une nouvelle forme en est à l’étude, la « Bible en ses Traditions », qui met à profit les technologies modernes.
L’APPORT DES DÉCOUVERTES DE QUMRÂN
Parallèlement, des circonstances curieuses augmentèrent le renom de l’École biblique.
En 1947, sept rouleaux furent découverts par des bédouins dans une grotte près de Qumrân, un site proche de la mer Morte.
En 1947, sept rouleaux furent découverts par des bédouins dans une grotte près de Qumrân, un site proche de la mer Morte. Le premier à en apprécier l’ancienneté et la valeur fut Éléazar Sukenik, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem ; il fit un rapprochement avec une notice de Pline l’Ancien, qui vers 75 parlait d’esséniens près de la mer Morte.
Mais l’époque était difficile : le mandat britannique en Palestine s’achevait, et fin 1947, l’ONU prononça la partition du pays, qui fut suivie d’une guerre. Celle-ci s’acheva en 1948 avec une redistribution géographique autour d’une « frontière » de cessez-le-feu, qui est restée sous le nom de « ligne verte ».
Au terme des hostilités, Jéricho et la région de Qumrân se sont retrouvées dans le royaume de Jordanie, et les Israéliens n’y avaient plus accès. Aussi les grottes alentour et le site lui-même furent-ils fouillés par l’École biblique, sous les auspices du service des antiquités de Jordanie.
Les manuscrits recueillis étaient extrêmement intéressants pour les historiens, mais plutôt abscons pour le grand public. En outre, la publication en a été très lente, d’où toutes sortes de soupçons, de complots ou de censures. Autant dire que la politique s’en est mêlée !
LES TRIBULATIONS HÉBRAÏSANTES D’UN X À JÉRUSALEM
Tout cela forme un gros passé pour une institution de dimension modeste, et maintenant les instituts d’études bibliques sont innombrables. Et venons-en à une actualité plus personnelle.
En 1972, pendant mes études théologiques, j’avais échoué lamentablement à un cours d’hébreu biblique, et de bons esprits me susurrèrent qu’il y avait en Israël des organismes pour enseigner un hébreu quasi biblique aux nouveaux immigrants (oulpan).
Je vins cet été-là et constatai que la méthode globale utilisée était très efficace. Surtout, je découvris le judaïsme et sa sagesse très particulière et très concrète ; je n’en avais pas plus d’idée que sur les Incas.
Résultat : quelques années à l’Université hébraïque pour étudier le Talmud, ce monument qui pousse le langage à ses limites.
À L’ASSAUT DE FLAVIUS JOSÈPHE
Arrivé à l’École biblique en 1977, il m’a été confié quelques années plus tard le soin de faire une traduction commentée de l’ouvrage principal de Flavius Josèphe (37−96), les Antiquités juives. L’auteur – l’unique historien juif dont les œuvres ont subsisté – y paraphrase en grec une Bible hébraïque depuis Adam, et complète jusqu’à son temps.
Le projet avance très lentement, car il en ressort des quantités de sous-produits, sur les institutions israélites puis juives, sur les débuts du christianisme et sur divers aspects des cultures anciennes.
“ Les grottes et le site de Qumrân furent fouillés par l’École biblique ”
Un exemple biblique : lors des persécutions de la crise maccabéenne (167−164 av. J.-C.), Mattathias, père de Judas Maccabée, décide après un massacre de Juifs de permettre la défense armée le jour du sabbat contre l’ennemi grec, mais sans invoquer aucun précédent. C’est bien étrange, car on se demande ce qu’il en était auparavant, puisqu’il y avait eu constamment des guerres depuis Moïse et Josué, avec ensuite un État à défendre !
Un autre exemple, lié à la culture romaine : au moment de la mort de Jésus, l’évangile de Matthieu rapporte un ébranlement général, et un centurion déclare : « Vraiment, celui-là était fils de Dieu. »
Le titre n’est guère biblique, puisque tout le monde peut l’être. Mais dans un crâne de Romain, le « fils de dieu » est d’abord l’empereur, et l’historien Suétone affirme qu’Auguste, le premier empereur, était dieu, fils de dieu, né sans père. Donc, le centurion a changé de point de vue, et c’est pour cela que l’endroit de la crucifixion est nommé Golgotha, l’équivalent local de Capitole, le haut lieu du pouvoir du maître du monde.
OUVRAGES RÉCENTS DE L’AUTEUR :
- L’Odyssée de la Bible ; études et thèmes, Paris, Cerf, 2014.
- La Porte du ciel. Les Esséniens et Qumrân, Paris, Cerf, 2016.