André Gougenheim (1920N), un ingénieur hydrographe juif pendant l’occupation
André Gougenheim (1920N)
À sa disparition en mars 1975, il a laissé un important volume d’archives (personnelles, scientifiques et polytechniciennes), restées intouchées jusqu’au décès de son épouse en septembre 2013.
J’ai pu scanner et conserver environ deux mille documents, avant de faire don de ces archives au nom de la famille (École polytechnique, Académie de marine, Musée d’art et d’histoire du judaïsme).
La vie et l’œuvre de mon grand-père ayant été rappelées, entre autres, par Henri Lacombe (1933) dans La Jaune et la Rouge n° 303, le présent article du dossier « les X dans la guerre » a pour objet de donner quelques éclairages sur une période moins connue de sa vie, celle de la Seconde Guerre mondiale.
UN INGÉNIEUR DE LA MARINE, OFFICIER DOUBLÉ D’UN BRILLANT SAVANT
Né à Paris en 1902 dans une modeste famille juive originaire d’Alsace, André Gougenheim est admis à l’École polytechnique en 1920 en 1⁄2, en sortie d’hypotaupe. À sa sortie de l’X en 1922, il opte pour le corps des ingénieurs hydrographes. En 1923–1924, il est sur la Jeanne d’Arc en compagnie d’Honoré d’Estienne d’Orves (1921), dont le journal de campagne a d’ailleurs été publié récemment (http://bit.ly/HdEdO).
André Gougenheim se marie en 1931 et est bientôt père de Jacques-Henri (52) et de Marie-Jeanne (Mme Bertrand Herz, X 51).
Il participe à plusieurs missions hydrographiques sur les côtes de France et d’outremer (Djibouti, Indochine, Tunisie, Afrique occidentale française, Bas-Congo), ainsi qu’à des opérations internationales de révision des longitudes mondiales (Alger, San Diego).
“ Il deviendra un spécialiste des marées mondialement connu ”
Il en tire des articles scientifiques mais il exerce aussi son activité en navigation (correction d’inclinaison dans les sondages au plomb-poisson), en astronomie géodésique (emploi de l’astrolabe à prisme, observation des hauteurs égales, observations de passage) et en géodésie (emploi des coordonnées Lambert et azimutales, représentation plane).
Il assure en outre le cours d’astronomie du Service hydrographique de la Marine de 1932 à 1939. Après la guerre, il deviendra un spécialiste des marées mondialement connu et jouera un rôle majeur dans le Comité national français de géodésie et de géophysique qu’il présidera pendant quatre ans.
En 1939 viennent la guerre, puis la débâcle et l’occupation. Au début de 1940, André Gougenheim est nommé au port de Toulon, où il dirige le Service de contrôle des appareils d’acoustique sous-marine.
SOUS LE COUP DES LOIS RACIALES DE VICHY
Le 22 octobre 1940, un courrier du Service central hydrographique relocalisé à Vichy lui demande de faire savoir si la loi du 3 octobre 1940 concernant le statut des Juifs lui est personnellement applicable. André Gougenheim répond par l’affirmative le 25 octobre 1940.
“ L’arrêté du 21 décembre 1940 le met à la retraite d’office ”
Quelques jours après la naissance de son troisième enfant, Martine (Mme Jean-François Lévy, X 59), l’arrêté du 21 décembre 1940 le met à la retraite d’office. Sa pension militaire de la Marine lui sera versée, à Toulon puis en Dordogne, jusqu’à sa réintégration à la fin 1944.
Le signataire du courrier du 22 octobre, Henri Cathenod (1905), lui avait adressé une lettre manuscrite l’avant-veille : « Mon cher Gougenheim, vous avez certainement vu dans les journaux les tristes mesures qui sont susceptibles d’entamer votre brillante carrière d’hydrographe. J’ai déjà étudié la question pour trouver les moyens de vous maintenir en situation, le moyen le plus normal est de vous déclarer comme de juste indispensable à l’hydrographie… »
MIS EN RETRAITE PAR LA MARINE, MAIS DÉCLARÉ INDISPENSABLE
Le chef du Service central hydrographique André-Marie Courtier (1896) et Henri Cathenod obtiennent du secrétaire d’État à la Marine l’autorisation de signer un contrat de travail de trois ans renouvelable, qui entre en vigueur le 1er février 1941. Dans ce cadre, André Gougenheim est notamment chargé d’un cours sur le matériel d’acoustique sous-marine à l’usage des officiers élèves de l’École des transmissions des forces de haute mer.
Le 31 juillet 1941, la préfecture du Var enregistre la « déclaration d’appartenance à la religion israélite » des cinq membres de la famille Gougenheim et le tampon « juif » est apposé sur leurs cartes d’identité. Le 11 novembre 1942, l’armée allemande envahit la zone dite « libre ». Le 27 novembre 1942, André Gougenheim assiste, des hauteurs du Mourillon, au sabordage de la flotte puis il se réfugie avec sa famille en Dordogne, d’abord à Sarlat puis à Domme.
Le 24 décembre, Henri Cathenod, devenu chef du Service central hydrographique, lui écrit officiellement « étant donné les circonstances et la situation nouvelle de la Marine française votre contrat […] est résilié de plein droit ». Peu après, il lui confie la rédaction d’un cours de géodésie pour la formation des ingénieurs hydrographes, œuvre qui fera date.
Jusqu’à la Libération en 1944, la Marine lui confiera divers travaux scientifiques, notamment des traductions, et à cet effet le rémunérera et le déclarera aux assurances sociales.
Ci-contre : l’arrêté du 21 décembre 1940.
Ci-dessus : jugé indispensable à l’hydrographie, André Gougenheim signe, le 30 janvier 1941, un contrat de trois ans renouvelable.
LE « LIEUTENANT-COLONEL FRANÇOIS »
En parallèle, André Gougenheim est actif dans les maquis de la Dordogne, sous la couverture de « lieutenant-colonel François ». Maurice Loupias, dit « Bergeret », chef de la Résistance en Dordogne-Sud, atteste qu’« il eut à exercer le commandement dans des conditions particulièrement difficiles, faisant preuve en toutes circonstances d’un sang-froid sans défaillance et de rares qualités de chef. M. Gougenheim est un résistant particulièrement méritant ».
RÉINTÉGRÉ ET DÉCORÉ
La Dordogne est libérée par les FFI le 22 août 1944. Le 30 septembre 1944, un ordre des FFI promeut André Gougenheim au grade d’ingénieur hydrographe en chef de 1re classe, ce que confirme sa réintégration par le ministre de la Marine le 30 octobre 1944.
La famille Gougenheim regagne Paris en janvier 1945 et s’installera dans l’appartement du représentant de Vichy au Canada, réquisitionné par la République.
Par décret du 9 mai 1946, André Gougenheim est promu officier de la Légion d’honneur : « Rayé des cadres en 1940 par le Gouvernement de fait, a rendu de précieux services dans la Résistance. »
POST-SCRIPTUM DE L’AUTEUR
Cet article se veut la description courte et factuelle du parcours d’un ingénieur de la Marine, officier doublé d’un brillant savant, dans une période troublée et complexe sur laquelle il faut s’abstenir de tout manichéisme. La Marine avait mis André Gougenheim à la retraite d’office mais en même temps lui versait une pension et avait tenu à continuer à s’attacher ses services.
La famille Gougenheim a gardé son nom, était visible et sa résidence était connue de la Marine. Même si la Dordogne fut une terre de résistance (http://memoires-resistances.dordogne.fr/), la famille Gougenheim vivait sous la menace nazie (http://judaisme.sdv.fr/histoire/shh/dordogne/).
André Gougenheim est actif dans les maquis de la Dordogne, sous la couverture de « lieutenant-colonel François ».