En même temps
Mélanges de sons entre musique classique et jazz (2CD)
Bonheur de Bach (3 CD)
Les stoïciens comme Épictète ou Marc Aurèle prônent une éthique non matérialiste du contentement. Cinq siècles auparavant, Épicure soutenait que le bonheur est accessible et que la philosophie y conduit.
La musique, qu’elle apporte simplement le contentement ou qu’elle soit plus ambitieusement, pour les élus, source de bonheur, devrait rapprocher les uns et les autres.
FUSION
En musique comme en cuisine, il est de bon ton, aujourd’hui, de rechercher le rapprochement de saveurs ou de sons, en réalité de cultures, jusqu’ici bien séparées.
Certes, les gastronomes chagrins préféreront une blanquette de veau à un poisson cru mariné au yuzu, mais les amateurs de musique à l’esprit ouvert seront ravis de découvrir un grand quatuor classique accueillir un musicien de jazz et un pianiste de jazz accompagner, avec un arrangement jazzique, une mezzo-soprano dans des lieder classiques.
C’est précisément ce que nous offrent deux disques tout récents : Eternal Stories1 associe le Quatuor Ébène et le clarinettiste Michel Portal, auxquels se joignent Richard Héry aux percussions et Xavier Tribolet aux claviers, dans des compositions savamment orchestrées de Portal, Piazzolla et quelques autres ; tandis que Thousand of Miles2 présente la mezzo-soprano Kate Lindsey et le pianiste Baptiste Trotignon dans des chansons de Kurt Weill et des lieder d’Alma Mahler, Erich Korngold et Alexander von Zemlinsky, tous réfugiés aux US pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Disons-le tout de go : ce sont là deux divines surprises.
Vous trouverez dans Eternal Stories, au-delà de recherches très raffinées de combinaison de timbres et d’harmonies et d’improvisations maîtrisées, un intense sentiment de plénitude : écoutez Élucubration de Xavier Tribolet et aussi les trois Tango Sensations de Piazzolla avec Michel Portal au bandonéon ; c’est le plaisir pur.
Dans Thousand of Miles, une évidence s’impose : seul un jazzman pouvait renouveler ainsi les Songs de Kurt Weill dont il a revu les accompagnements pianistiques de manière presque géniale, tout en restant fidèle aux harmonies originales de la version orchestrale.
Et la découverte des lieder quasi inédits d’Alma Mahler, Zemlinsky et Korngold vous emmènera au nirvana.
BONHEUR DE BACH
Les Suites françaises, que vient d’enregistrer Vladimir Ashkenazy3, datent de la période heureuse où Bach était à Köthen et composait librement. Écrites à l’origine pour ses élèves, comme le Clavier bien tempéré et les Inventions, elles pourraient n’être, comme les suites de danses de ses contemporains français et allemands, que des groupes de pièces jolies et subtiles faites pour le divertissement.
Mais voilà, Bach magnifie et transcende tout ce qu’il touche et ces Allemandes, Courantes, Sarabandes, Gigues et autres Menuets vont bien au-delà du propos : il n’y a pas chez Bach de pièces secondaires.
Ashkenazy est assez grand pianiste pour s’effacer devant Bach ; il joue ces Suites avec clarté, sérénité et un respect absolu de la partition.
Sous le titre Bach and friends, Louis-Noël Bestion de Camboulas joue au clavecin et à l’orgue des pièces de Buxtehude, Scheidemann, Fischer, Pachelbel, Muffat, Böhm et deux œuvres de Bach : la Toccata en sol mineur au clavecin et la Fantaisie et fugue en ut mineur à l’orgue4. Un des mérites de ce disque est de permettre de comparer des pièces de facture similaire de Bach et de ses contemporains les plus doués, dans tous les cas au bénéfice de Bach.
Avant Köthen, le séjour de Bach auprès de l’autoritaire duc de Weimar s’était, on le sait, terminé en prison.
C’est au cours de ce mois de réclusion que Bach aurait composé les chorals pour orgue de l’Orgelbüchlein que le Quatuor Ponticelli de violoncelles a enregistrés il y a peu5. Il s’agit de 36 pièces très courtes, adressées par Bach « À l’unique Dieu suprême pour l’honorer. Au prochain, pour en faire son éducation ».
La transcription pour 4 violoncelles de ces concentrés de musique, d’une richesse inouïe, permet d’en découvrir les subtilités et surtout nous émeut mieux que ne le fait la version pour orgue.
Bach, qui transcrivait fréquemment, n’aurait pas désavoué cette adaptation de ce qu’il a écrit de plus fort dans la concision. Écoutez O Mensch, bewein dein Sünde gross, et tentez de retenir vos larmes.
Au fond, Bach nous apporte à la fois le plaisir sensuel – le « contentement » – et le bonheur de la transcendance. À la fois ou plutôt en même temps, comme on dit aujourd’hui.
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1. 1 CD ERATO
2. 1 CD ALPHA
3. 1 CD DECCA
4. 1 CD AMBRONAY
5. 1 CD TRITON