Micro vs macrostratégies
Il s’agit plutôt de stratégies complémentaires. Les premières, à court terme, permettent de concentrer son activité et d’assurer la rentabilité. Les secondes, à long terme, permettent d’élargir son terrain de jeu et de permettre des croissances à deux chiffres.
Les « microstratégies » visent à établir des positions fortes et génératrices de cash flows récurrents : focalisation de ressources sur des segments bien définis ; gains de parts de marché et mise en œuvre des effets d’échelle ; croissance relutive grâce au développement des avantages concurrentiels ; concentration du marché et établissement d’un clair leadership dans les segments sélectionnés.
Elles permettent ainsi de croître sans dilution. Mais elles ont des limites. Dans les marchés mûrs, il est difficile de concentrer les marchés à l’infini. Il faut donc trouver régulièrement des nouvelles sources de croissance.
REPÈRES
Traditionnellement, la stratégie traite les métiers existants comme des activités bien définies. Cependant, il est illusoire – et dangereux pour la survie et l’indépendance de l’entreprise – de considérer que la segmentation de l’industrie ne changera pas. Les stratégies de leadership par métier ne sont donc pas suffisantes.
SEGMENTATION DYNAMIQUE
Par ailleurs, les segmentations qui sous-tendent les stratégies ne sont pas éternelles. Elles changent rapidement sous l’effet des évolutions de la demande, des technologies, ou des modèles d’activité.
Elles disparaissent aussi sous l’effet des stratégies des concurrents qui, pour croître, sortent de leurs segments traditionnels et consolident horizontalement ou verticalement des activités jusque-là distinctes et ce faisant les transforment.
Ainsi, des métiers jusque-là nationaux s’internationalisent (biens de grande consommation, ingrédients alimentaires…), les producteurs s’intègrent en distribution ou réciproquement (mode, luxe…), les gammes de produits ou de services offerts s’étendent en nature ou en niveaux de gammes ( composants ferroviaires, équipements industriels…), des pans entiers d’une chaîne de valeur disparaissent sous l’effet de nouvelles technologies (musique, édition, TV online…), et des métiers jusque-là distincts fusionnent en transformant entièrement des industries (smartphones, optique…).
À quoi cela sert-il d’établir des positions fortes dans certains segments si les définitions de ceux-ci changent rapidement au cours du temps et si le périmètre d’activité dans lequel on se bat est multiplié par dix en cinq ans ?
Mahle, historiquement spécialisé dans les pistons, a élargi ses activités à des systèmes complets. © ERIKSVOBODA / FOTOLIA.COM
CHANGEMENT DE SEGMENTATION DANS L’INDUSTRIE AUTOMOBILE
Dans l’industrie automobile, les leaders spécialisés dans les composants vendant directement aux constructeurs ont été progressivement relégués à un rang 2 ou ont disparu au profit des intégrateurs de modules. En rachetant ces concurrents spécialisés et en ajoutant de la valeur, ceux-ci ont changé la segmentation de l’industrie.
Par exemple, l’équipementier allemand Mahle, qui était historiquement spécialisé dans les pistons pour moteurs, a progressivement élargi son champ d’activité à des systèmes complets par acquisition d’autres fabricants de composants spécialisés : systèmes de motorisation, systèmes de filtration et gestion thermique. Il a ainsi crû à plus de 10 % par an en augmentant son chiffre d’affaires de 4,3 milliards en 2006 à 12,7 milliards d’euros en 2016.
VALEUR VS COMPÉTITIVITÉ
Les « macrostratégies » prennent le relais des « microstratégies » classiques avec une perspective à plus long terme et sous deux angles différents. En premier lieu, elles s’appuient sur une anticipation de ce que peuvent devenir la segmentation et la structure concurrentielle de l’industrie dans cinq à dix ans ; et de comment peut évoluer le terrain de jeu pertinent.
Elles cherchent à optimiser la valeur – et donc la croissance – et pas seulement la compétitivité ; parce que dans un environnement qui évolue rapidement, la valeur est une arme stratégique aussi puissante que la compétitivité pour survivre et pour concentrer l’industrie.
Le propriétaire de Stella Artois, autrefois petit acteur local, est devenu un des géants mondiaux du secteur.
© SIMON BOOTH / SHUTTERSTOCK.COM
Dans nombre de métiers, le terrain de jeu pertinent peut être en effet multiplié par dix en cinq ans alors même que la croissance du marché dans l’ensemble des activités ne dépasse pas 3 % par an. Les enjeux de croissance, d’investissements et d’acquisitions changent de nature.
Dans ce cas, les entreprises qui finissent par concentrer tout un secteur ne sont pas nécessairement les premières en taille de chiffre d’affaires, ni celles qui ont des positions compétitives dans quelques segments de ce secteur. Ce sont celles qui croissent le plus rapidement et qui développent les plus fortes capitalisations.
En 2002, Mittal avait un chiffre d’affaires et un EBITDA1 cinq fois plus faibles que ceux d’Arcelor mais il croissait à 30 % par an. En 2006, son chiffre d’affaires et son EBITDA étaient encore 60 % plus faibles que ceux du leader européen de l’acier. Mais son multiple de valorisation était 3 fois plus élevé et sa valeur 1,9 fois plus élevée que celle d’Arcelor compte tenu de sa croissance, ce qui lui a permis d’acquérir celui-ci.
De la même manière, le brasseur belge Interbrew a concentré le marché de la bière au cours des vingt dernières années en rattrapant et en rachetant ses grands concurrents.
En 1995, c’était encore un petit acteur local, principalement positionné sur le marché européen avec deux marques majeures, Stella Artois et Jupiler (Piedboeuf).
Il était quatre fois plus petit que le leader mondial Anheuser-Busch qui dominait le plus grand marché, l’Amérique du Nord. Pendant quinze ans, il a effectué régulièrement des acquisitions – de taille croissante – lui permettant de croître à plus de 20 % par an, alors qu’Anheuser-Busch ne croissait qu’à 4 % par an compte tenu de la maturité du marché américain.
En 2008, il rachète Anheuseur-Busch grâce aux moyens financiers que lui procure sa valeur et continue sa croissance par acquisitions au même rythme. En 2016, il acquiert le numéro deux mondial, SABMiller, qui avait crû à 30 % par an entre 2000 et 2007 en se développant dans les pays émergents mais n’avait pas su poursuivre cette croissance au-delà.
Au final, le petit acteur belge (devenu AB InBev) a concentré à son profit le marché mondial de la bière en menant une stratégie systématique d’acquisitions, de développement de synergies, et d’extension de son périmètre géographique face aux grands leaders historiques.
Rien ne pouvait préjuger vingt ans plus tôt d’un tel résultat.
TERRAIN DE JEU PERTINENT
Pour une entreprise, la redéfinition régulière de son terrain de jeu pertinent pour les cinq à dix ans qui viennent – en ampleur et en structure – est critique.
Trop petit et elle l’aura trop vite saturé sans opportunités de croissance suffisantes. Elle aura également laissé de côté des pans d’activité, des géographies, et des cibles d’acquisitions critiques pour une consolidation à long terme de l’industrie.
Trop grand, et ses investissements risquent d’être dilutifs (pas de positions concurrentielles suffisantes, et/ou pas de synergies avec les positions existantes).
Jusqu’où faut-il redéfinir les limites de son terrain de jeu pour continuer à croître tout en évitant la dilution des ressources ? Trois perspectives sont nécessaires.
La première est de cadrer les ambitions en déterminant la croissance financièrement soutenable par l’entreprise à moyen terme et de s’assurer que celle-ci ne se dégrade pas au cours du temps.
La deuxième est de déterminer les domaines connexes aux métiers actuels où l’entreprise peut réaliser des synergies de revenus et de coûts et établir des positions de leadership.
La troisième est de prendre en compte non pas seulement les évolutions des parts de marché des concurrents par segments, mais leur croissance d’ensemble et leur dynamique de création de valeur. Celui qui va le plus vite (tout en restant rentable) développe les moyens de racheter ses concurrents.
Assa Abloy, à l’origine positionné sur les serrures mécaniques en Europe, est présent partout dans le monde sur tous les marchés de la fermeture.
EXTENSION DU PÉRIMÈTRE DE JEU DANS LES SOLUTIONS D’OUVERTURE
Assa Abloy, le leader mondial en solutions d’ouverture, a continuellement redéfini son terrain de jeu entre 2000 et 2016, qui est passé de 7 milliards à 50 milliards d’euros sur la période (en valeurs 2016).
À l’origine positionné sur les serrures mécaniques en Europe, il a élargi son périmètre géographique en Amérique du Nord, en Amérique latine et en Asie émergente.
Il s’est également développé sur des nouveaux métiers des fermetures et au-delà : serrures mécaniques, serrures électromécaniques, identification électronique, portes coulissantes, solutions de sécurité… Il a ainsi multiplié son chiffre d’affaires par plus de 5,5 fois (de 1,4 milliard à près de 8 milliards d’euros) et son EBITDA par plus de 7 fois entre 2000 et 2016.
CROISSANCE SOUTENABLE
Dans des métiers évolutifs où les terrains de jeu changent, une entreprise devrait toujours essayer de croître au niveau maximum permis par son taux de croissance soutenable (cf. encadré). Si elle ne le fait pas, elle sous-optimise sa valeur et devient vulnérable dans le cadre d’une concentration de son secteur.
Si le taux de croissance financièrement soutenable permet tout juste de consolider les positions dans les métiers existants, il n’y a pas de développement voire de diversification attractifs au-delà de ces métiers.
Si le taux de croissance soutenable permet de développer des positions compétitives bien au-delà des métiers actuels, organiquement ou par acquisitions, il faut investir, en identifiant les activités les plus proches ou les plus attractives par rapport aux métiers actuels.
L’importance et la vitesse de mise en œuvre des synergies (de coûts ou de revenus) sont critiques. Ce sont elles qui compensent ou non les primes d’acquisition payées et permettent de maintenir les rentabilités et donc le taux de croissance soutenable.
AMPLEUR ET VITESSE
Le passage de « microstratégies » à des « macrostratégies » ne se fait pas dans la continuité.
UNE CROISSANCE SOUTENABLE PROPRE À CHAQUE ENTREPRISE
La croissance soutenable est celle que l’entreprise peut soutenir financièrement à long terme compte tenu de sa rentabilité, d’un taux d’endettement maximisé (dans les limites du risque acceptable), du taux de distribution des dividendes exigé par les actionnaires et de la structure capitalistique acceptable. Elle est propre à chaque entreprise.
Par exemple, une entreprise, qui a en moyenne un ROCE (retour sur capitaux engagés) de 20 % avant impôt, un endettement aujourd’hui de 25 % des fonds propres, une distribution de dividendes de 20 % des résultats nets, peut croître à 16 % par an sans capitaux extérieurs.
Avec une augmentation raisonnable de son levier financier (par exemple, en portant sa dette à 80 % de ses capitaux propres), elle peut porter sa croissance à plus de 20 % par an.
Ces dernières nécessitent l’addition de trois taux de croissance pour l’entreprise avec les investissements correspondants : celui des marchés sous-jacents ; celui additionnel pour étendre son terrain de jeu ; et celui nécessaire pour gagner des parts de marché dans les métiers actuels et nouveaux.
Cela explique que des entreprises croissent à 15 % par an sur longue période dans des marchés sous-jacents qui croissent à 3 %, par extension régulière de leur périmètre de jeu et par acquisitions. Ces stratégies sont difficilement compatibles avec une gestion classique de l’entreprise.
Les macrostratégies s’inscrivent dans une vision dynamique de l’industrie. Chaque acquisition majeure réussie modifie la valeur de l’entreprise, son potentiel de croissance et son périmètre du jeu. Elles ont donc un effet « boule de neige ».
L’ambition, la capacité à gérer le mouvement et les changements réguliers, à intégrer de nouvelles organisations, équipes et compétences, et à aller vite tout en maîtrisant les risques et les résultats sont clé.
À court et moyen terme, ce sont bien les plus compétitifs qui concentrent leur marché dans un segment donné. Mais à long terme, dans une industrie qui change de segmentation et de dimension, ce sont les plus rapides et les plus ambitieux qui créent de la valeur et qui concentrent finalement un secteur industriel entier, avec ses multiples segments.
_______________________________
1. EBITDA : Earnings before Interest, Taxes, Depreciation and Amortization.
La croissance soutenable d’une entreprise tient compte de sa rentabilité, d’un taux d’endettement maximisé, du taux de distribution des dividendes exigé par les actionnaires et de la structure capitalistique acceptable. © CIFOTART / FOTOLIA.COM