Rencontre avec Jean-François CLERVOY (78)
L’astronaute commente l’actualité de l’espace, riche en événements : les vols habités, l’exploration de Mars, le tourisme spatial, la place de l’Europe dans le New Space et surtout l’arrivée d’hommes qui n’ont pas la mentalité de chercheurs mais d’entrepreneurs.
Le débat sur les vols habités n’est pas nouveau, mais il semble que des gens comme Elon Musk et Jeff Bezos l’ont relancé.
C’est certain. Avec Musk et Bezos, on est beaucoup dans l’effet d’annonce. Mais pas seulement : la nouveauté, c’est qu’on a affaire à des gens qui n’ont pas la mentalité de chercheurs, mais d’entrepreneurs.
Les vols spatiaux non commerciaux ont deux grandes finalités : l’exploration ou la recherche.
Dans l’exploration, on ne cherche pas à résoudre des problèmes scientifiques : c’est porté par notre instinct de curiosité, notre quête noble du savoir.
Il y a deux types de vols : habités ou automatiques, et pour ceux-ci encore deux sous-types : les sondes qui sont envoyées in situ, mais cela ne concerne pour l’instant que le système solaire (quand même jusqu’à Pluton, qui a été survolé en 2015 par la sonde américaine New Horizons, après un voyage de seulement quatre ans, ce qui était une prouesse), et les observations par télescopes pour ce qui se situe au-delà du système solaire.
“On cherche partout la vie, ou des conditions qui pourraient la rendre possible”
Les performances ont fait un bond : on découvre sans cesse de nouvelles choses. Par exemple, les robots américains successifs sur Mars ainsi que la sonde européenne Mars Express ont bouleversé notre connaissance de cette planète. On sait maintenant qu’il y a eu de l’eau sur Mars, qu’il y en a encore sous forme de glace aux pôles, et peut-être même encore de l’eau qui ruisselle à la surface occasionnellement, puisqu’on en voit les traces.
La question est maintenant : y a‑t-il de l’eau souterraine ? Le prochain robot européen du programme ExoMars ira d’ailleurs forer à 2 mètres de profondeur pour le confirmer. Bien entendu, tout cela est fait dans le but de savoir si la vie a existé ou pourrait exister sur Mars.
On dirait que ce domaine est la chasse gardée des Américains.
Pas du tout ! Les Européens ont obtenu de grands succès eux aussi, par exemple avec l’exploration de Titan (une des lunes de Saturne) par la sonde Huygens, qui a montré que Titan est assez semblable à la Terre, mais une Terre où l’eau serait remplacée par du méthane liquide, ce qui laisse entrevoir la possibilité d’une espèce de vie basée sur le carbone.
La sonde orbitale européenne ExoMars lancée en 2016 a pour mission de détecter et analyser le méthane présent dans l’atmosphère de Mars pour déterminer s’il provient de l’activité volcanique, ou s’il pourrait être d’origine biologique.
Bref, on cherche partout la vie, ou des conditions qui pourrait la rendre possible. On a déjà trouvé dans l’espace des briques élémentaires du vivant, comme des acides aminés, mais on n’a pas encore trouvé d’ADN complet…
Cette exploration porte des défis immenses pour les ingénieurs. On sait par exemple qu’à la surface d’Europe, une lune de Jupiter, il existe une couche d’eau de 100 km d’épaisseur : on pense déjà à aller explorer cette mer gigantesque par des mini sous-marins automatiques.
Au fond, la motivation de toute cette exploration est bien représentée par la devise du capitaine James T. Kirk du vaisseau Enterprise de Star Trek : « Explorer de nouveaux mondes étranges, rechercher de nouvelles formes de vie, et avec audace, aller où l’on n’est jamais allé ! »
Dans tout cela, quelle est la place du vol habité ?
A300 ZERO‑G en ressource d’entrée.
Fondamentalement, le vol habité a de l’avenir parce que, dans l’espace, l’humain peut se montrer beaucoup plus performant que le robot. Par exemple, les astronautes d’Apollo 17 ont parcouru plus de 30 km sur la Lune en trois jours seulement, alors qu’il a fallu plus de dix ans aux robots martiens pour parcourir la même distance.
Les missions robotisées sur Mars ont pour but de trouver les meilleures zones pour y envoyer un jour des humains. Si on pense que nous pouvons avoir besoin un jour de nous établir ailleurs que sur la Terre, il faut bien commencer à regarder, mais il faut le faire de façon raisonnable.
D’ailleurs, l’investissement financier dans ces explorations reste très modeste : le programme de vol habité de l’ESA représente 1 euro par an et par habitant pour les 10 pays de l’Agence qui y participent.
Que penser du tourisme spatial ?
Notre expérience me rend plutôt réservé : ainsi, quand on a ouvert les vols sur airzerog.com sur notre avion de vol parabolique à 5000 euros HT par ticket, les 8 ou 9 premiers vols ont été vendus presque instantanément. Mais depuis, la clientèle se fait plus rare, et nous avons même dû déjà annuler un vol par manque de clients.
Cela dit, nous n’avons pas encore investi dans quelque forme de publicité que ce soit et avons compté essentiellement à ce jour sur un vivier de fans absolus, qui ont bondi sur l’offre dès qu’elle est arrivée en Europe. Le marché existe, mais ne justifie pas à lui seul un avion de type gros-porteur comme celui de Novespace. Nous remplissons actuellement 3 à 6 vols par an, pour des particuliers ou pour des entreprises qui privatisent le vol, comme Universal Studios qui est venu tourner une cascade de Tom Cruise dans notre avion.
Un de nos atouts est de proposer le plus grand volume disponible pour flotter en apesanteur. La gamme suivante du tourisme spatial consiste à faire vivre l’expérience complète du vol spatial à des non-professionnels pour 4 à 5 minutes. C’est le vol dit suborbital pour environ 200 000 à 300 000 euros le ticket. Le concept consiste à donner suffisamment d’élan à l’engin pour qu’il atteigne 100 km d’altitude verticalement, mais sans chercher à l’y maintenir.
Virgin Galactic avec son SpaceShip 2 et Blue Origin avec le New Shepard sont proches de terminer le programme de qualification de leurs vaisseaux respectifs. Enfin le summum du tourisme spatial consiste à offrir un vol orbital, 100 fois plus énergétique que le suborbital, à des particuliers très fortunés. Seuls les Russes à ce jour ont permis cette option à bord de leur vaisseau Soyouz desservant régulièrement la station spatiale internationale ISS. Le prix en 2001 était de 20 millions de dollars pour le premier touriste spatial, Denis Tito. Depuis, six individus ont suivi.
Plusieurs nouveaux projets florissent à des prix encore réservés à des multimillionnaires. Les Russes parlent par exemple d’ajouter un hôtel de luxe à l’ISS en 2022 pour 40 à 60 M$ selon la durée du séjour et une sortie en scaphandre dans l’espace en option.
Les projets de Musk et Bezos sont-ils crédibles ?
Elon Musk est totalement habité par sa vision personnelle, qui est d’aller coloniser Mars. Il agit souvent de manière excessive, mais il finit par gagner le respect. Quand il avait annoncé aux majors des lanceurs spatiaux qu’il allait les éliminer du marché, tout le monde a ri.
Aujourd’hui, et malgré l’échec de ses trois premiers lancements, la société SpaceX d’Elon Musk a conquis une bonne partie du marché des lancements spatiaux au détriment du lanceur Proton des Russes et aussi du lanceur européen Ariane…
Cependant, ses annonces récentes concernant la colonisation de Mars font douter. En 2016, au congrès international de Guadalajara, tout le monde considérait comme très exagéré son projet d’envoyer 100 personnes sur Mars en 2025. Et même s’il dit avoir revu à la baisse ses ambitions quand il est revenu l’an dernier à Adélaïde en annonçant que ce ne serait finalement que 40 personnes, mais dès 2024, on doute toujours car, ne serait-ce que sur le facteur humain, il reste encore des questions physiologiques non résolues.
Il a cependant une approche industrielle vraiment innovante, avec des défis énormes, comme envoyer 150 tonnes en orbite basse avec son nouveau lanceur BFR !
Jeff Bezos est dans une approche plus pragmatique, beaucoup plus discrète que Musk. Il a commencé par le domaine suborbital, pour lequel il est le plus avancé, et développe actuellement des lanceurs orbitaux réutilisables New Glenn qui rivaliseront certainement avec ceux de SpaceX dès le début de la prochaine décennie.
Il vise aussi Mars dans l’étape suivante. Il faut avouer que Musk et Bezos ont réveillé le domaine : leurs projets suscitent beaucoup d’enthousiasme chez les jeunes, et éveillent des vocations. C’est très bien. Mais il faut être conscient que cela ne va pas aller aussi vite qu’ils l’annoncent : à mon avis, il faut bien rajouter dix ans à leurs annonces, avec un premier survol habité de Mars (sans s’y poser) au mieux des années 2030, et peut-être se poser sur Mars dans les années 2040.
Que t’a apporté l’X dans ta vocation d’astronaute ?
D’abord, j’observe à l’X beaucoup d’intérêt pour l’Espace, avec la création du binet AstronautiX et l’influence très positive d’experts comme Gérard Auvray (ex-Thales). Il a su communiquer sa passion et son savoir aux élèves, et les a aidés à booster leur club spatial, jusqu’à en faire aujourd’hui un centre spatial étudiant capable de mettre sur orbite un satellite X‑CubeSat (cf. article « Le Centre spatial étudiant : une aventure polytechnicienne » dans la J & R n° 727).
Ce que l’X m’a apporté ? D’abord, elle m’a permis de me démontrer à moi-même que j’étais capable de comprendre beaucoup de choses très pointues si j’en prenais vraiment la peine ! Ensuite, le sens de l’engagement (que j’avais déjà commencé à développer pendant ma prépa au prytanée de La Flèche) ; et surtout le plaisir d’apprendre dans toutes les disciplines au niveau scientifique le plus élevé… sans oublier une dose massive de sport, ce qui n’est pas banal dans une grande école, et qui m’a bien servi pour ma carrière d’astronaute.