Remettre la science au cœur de la formation d’ingénieur
La mondialisation et les évolutions propres à la France ont conduit à remettre en cause la place de l’ingénieur, issue d’une tradition dont la manifestation la plus forte était les corps. Vouloir former les ingénieurs de demain en copiant d’autres voies de l’enseignement supérieur est illusoire. Car, c’est en capitalisant pleinement sur la science que les écoles d’ingénieurs retrouveront pleinement leur place et leur rôle.
Devinette n° 1 : « Les anciens élèves sont de moins en moins utilisés dans la technique et la science, de plus en plus dans la gestion. Ils n’y sont pas préparés et n’y utilisent pas leur formation scientifique. » De qui est ce texte ? De quels anciens élèves parle-t-il ?
Devinette n° 2 : « La formation scientifique supérieure ne s’acquiert que par un travail de recherches personnelles, poursuivies dans un laboratoire de formation scientifique. […] Ce ne sont pas les vocations qui manquent. Ce qui fait défaut, c’est la possibilité de suivre cette vocation. Et cette impossibilité est due au développement des tâches de l’État qui dirige vers l’administration pure l’activité des ingénieurs d’État. Au sortir de l’école d’application, les jeunes ingénieurs reçoivent un poste sans qu’il soit possible de les en distraire pendant les quelques années nécessaires pour leur assurer une formation scientifique supérieure. » De quand date ce texte ? Quel est son statut ?
L’histoire française de l’enseignement supérieur est peut-être plus que toute autre un éternel retour… On l’aura compris, les phrases ci-dessus concernent éminemment Polytechnique : la première est de Laurent Schwartz, dans Le Monde en 1977, et les « anciens élèves » sont… les polytechniciens, auxquels il enseigne à l’époque ; la seconde citation est un rapport du président du Conseil et de six ministres (dont Paul Reynaud et Jean Zay) au Journal officiel du 30 août 1939 (quelques jours avant la déclaration de guerre), et concerne les corps d’État.
La tradition d’ingénieur généraliste à la française a longtemps été induite par les corps d’État, étroitement liés à l’X dès l’origine – en fait depuis le décret du 30 vendémiaire an IV (22 octobre 1795), qui indique que ne peuvent être admis dans les corps « que des jeunes gens ayant passé à l’École polytechnique » (ce qui sera désigné dès le départ sous le nom de privilège de recrutement). Faut-il rappeler que, dans une vieille tradition sémantique encore (un peu) vivace, l’Ingénieur, avec un I, c’était l’ingénieur d’un corps – l’autre devant se qualifier d’ingénieur civil ?
Le saint-simonisme a influencé l’émergence
d’une nouvelle classe dirigeante.
Un héritage du saint-simonisme
De fait, la France est sans doute un des seuls pays au monde où la notion d’ingénieur généraliste (polytechnicien ?) reste si prégnante. À la fois par son caractère abstrait (et le Français aime l’abstraction, mathématique, philosophique, voire politique), et par son caractère saint-simonien (qui a séduit les polytechniciens, et notre pays avec eux – et a eu un rayonnement certain). À l’époque de Saint-Simon, au début du xixe siècle, cette généralité se traduisait par une nouveauté : il s’agissait de créer une industrie (plus qu’un métier), et finalement une nouvelle classe dirigeante, remplaçant celle d’Ancien Régime. L’ingénieur saint-simonien, c’est l’ingénieur abstrait par excellence, féru de mathématiques (bien plus que de physique) dès l’origine, et se voulant visionnaire de l’intérêt de la Nation : cette tradition créatrice, à laquelle il faut rendre hommage, a rayonné jusque dans les années… disons 1980.
Un modèle remis en cause
L’accélération de la mondialisation économique, dans les années 1990, que suit logiquement la mondialisation de l’enseignement supérieur, dans les années 2000, fait éclater cette tradition cent cinquantenaire : que signifie l’ingénieur généraliste à l’international ? Pour quels profils de carrière ? Et, comme un problème n’arrive jamais seul, c’est aussi, corrélativement, la perte d’utilité et de lisibilité des corps (notamment par la fin des programmes industriels et d’équipement d’État), dans un environnement qui leur est totalement perpendiculaire, et leur manque de renouvellement stratégique – autre que la lutte pour leur propre survivance. De fait, depuis trente ans, qu’on le veuille ou non, qu’on le déplore ou non, la France des ingénieurs saint-simoniens, et leurs successeurs « généralistes », celle des ingénieurs-patrons de grandes entreprises, est en train de s’effacer, en même temps que s’efface le tissu industriel, au profit d’un autre type d’élite, d’une nouvelle génération de dirigeants formés par les écoles de commerce (HEC) ou par Sciences-Po, accessoirement par l’ENA.
Les ingénieurs-patrons font souvent place aux managers sortis de HEC.
Managers et start-uppers
L’ingénieur généraliste à la française se voit remplacé par le manager, par l’executive VP, voire par le start-upper. Remplacé, au double sens : les diplômés des écoles commerciales ont pris sa place, et l’ingénieur généraliste leur a peu à peu été assimilé, n’ayant plus rien de différenciant. Que faire alors ? Accompagner ce remplacement ? Nos grandes écoles d’ingénieurs doivent-elles se mettre à mimer HEC et autres écoles de commerce ? Ces écoles feront toujours mieux que Polytechnique ce pour quoi elles sont faites ; de la même manière – c’en est le prolongement par diffraction puisque les uns sont souvent issus d’HEC, les autres de l’X – les inspecteurs des Finances feront toujours mieux que les ingénieurs des Mines ou des Ponts le travail juridico-administratif d’État tel qu’il est demandé maintenant.
Capitaliser sur la science
Face à cet état de fait, quelles solutions ? Remettre la science au cœur de la formation d’ingénieur, et avec elle la démarche scientifique, ses questionnements et sa créativité, est à présent l’enjeu de nos grandes écoles d’ingénieurs. Elles doivent capitaliser sur la science, sur le lien avec l’Université, sur leurs laboratoires de recherche : que ceux-ci irriguent effectivement l’enseignement, et qu’une réelle démarche scientifique, avec ses questionnements et sa créativité, vienne former des étudiants sélectionnés principalement sur leur capacité à réussir aux concours, à la suite d’un parcours assez standardisé et normatif. Ce lien avec la démarche scientifique, longtemps négligé dans ces grandes écoles, est fondamental.
Les corps pris en étau
Quant au poids des corps d’État, il faut bien que le sujet soit mis sur la table. Tout d’abord, ils privent la science française de certains de ses meilleurs éléments potentiels – une véritable fuite des cerveaux intra-muros, comme le déplorait Schwartz dans l’article précité ; avec au passif du bilan un énorme gâchis de carrière pour une partie non négligeable de leurs membres, arrivée la cinquantaine – comme pour de nombreux autres cadres. Par ailleurs, les corps ont plus sévèrement encore pâti de la mondialisation accélérée des quinze dernières années : d’abord par la quasi-disparition des entreprises industrielles publiques ; ensuite, parce que leur vocation même s’est trouvée profondément perturbée par la mondialisation. Ainsi le parcours de la majorité des corpsards s’est-il accéléré – les meilleurs ou réputés tels étant conduits à quitter l’Administration de plus en plus vite, pour deux raisons : primo, l’évolution des recrutements dans les entreprises internationalisées impose d’y creuser son sillon plus tôt, et l’extinction progressive des entreprises publiques ne permet plus les parachutages tardifs ; secundo, le renforcement de la réglementation sur le pantouflage, portant sur les conflits d’intérêts, incite à quitter l’Administration plus tôt, pour ne pas être impliqué dans des dossiers concernant des entreprises. Ainsi les corps se retrouvent-ils pris dans un étau de contradictions insolubles : vouloir obtenir les meilleurs suivant une sélection très scientifique et les reformater au management ; être un corps d’ingénieurs d’État et faire partir ceux-ci au plus tôt vers le privé.
La défense de l’intérêt général remise en cause
Et même l’esprit de corps – un esprit positif, qui était d’une redoutable efficacité, regroupant des personnes de qualité partageant une certaine vision commune – s’est évanoui. Déjà, la notion d’intérêt général s’est trouvée curieusement infléchie : prétendre défendre l’intérêt général à la tête d’une grande banque privée française peut-il être considéré sérieusement par un observateur un tant soit peu externe ? Ensuite, les différentes bérézinas industrielles (Alstom, Areva, Pechiney…) et financières (Crédit Lyonnais, Dexia…) ont profondément marqué la cohésion entre membres, en même temps qu’elles ont sourdement contribué à discréditer les corps dans l’opinion publique.
Tous les étudiants issus des grandes écoles n’ont pas vocation à devenir chercheurs, ni même avoir le grade de docteur : mais dans tous les cas, la formation effective par la recherche est une différenciation indispensable, dans un monde où la science et la technique sont primordiales – premières. C’est de là que découlent innovation et reconnaissance internationale : chercher une reconnaissance internationale sans cette assise-là, c’est inverser le problème. Tous les pays – occidentaux (USA, Allemagne) ou non (Inde, Chine) – l’ont bien compris, qui promeuvent activement une formation scientifique de l’ingénieur. Seule la France, de par le poids historique de ses grandes écoles et grands corps, hésite à s’engager dans cette voie et à clairement l’afficher.
Répondre aux besoins techniques de l’État
Que faire alors ? Y a‑t-il une solution autre que la dis-solution ? Là aussi, il ne sert à rien, comme on l’a souligné, de vouloir imiter les corps issus de l’ENA. Il existe pourtant des besoins fort techniques de l’État, qui se sont développés avec la révolution numérique : par exemple dans la conduite des projets d’informatisation d’État, dans les autorités de régulation des télécommunications ou de marchés financiers (ex. comprendre le high-frequency trading, pour mieux en réguler les excès). Sur ces plans, la fusion entre le corps des Télécommunications et celui des Mines, compréhensible dans ses attendus, est problématique dans ses effets, puisque l’on a perdu une réelle compétence technique pour continuer à entretenir une compétence généraliste, lors de la formation des jeunes corpsards. Un recensement précis de ce type de besoins techniques d’État, et une communication publique fondée sur ces enjeux techniques, serait l’ossature d’une nouvelle stratégie des corps. Et, là aussi, même pour être président d’une autorité de régulation, la stratégie différenciante par rapport à l’ENA est celle d’une réelle compétence scientifique et technique, éprouvée dans des laboratoires de recherche et non dans des postes territoriaux de type apprentissage d’un chef, sanctionnée par un doctorat scientifique et non par une formation à vernis administratif et juridique.
Point rarement noté car sujet tabou, la mondialisation a été aussi l’explosion des salaires et stock-options des présidents et hauts cadres dirigeants d’entreprises : entre deux membres de corps, l’un chef d’entreprise, l’autre fonctionnaire – le premier gagnant cent fois plus que l’autre –, comment maintenir un esprit de corps ? La valeur argent est devenue le symbole de la réussite, dans notre société entière comme dans les bi- ou tricentenaires corps d’État.
Une structure à repenser
Au-delà se pose la question de la structure future des corps d’État : une fusion des corps civils (hors armement) ou complète (avec armement) ne serait-elle pas à mettre à l’ordre du jour ? L’État, suite à la définition et au recensement précis de ses besoins techniques, ayant ainsi toute latitude pour choisir « ses » ingénieurs, et ceux-ci ayant le choix entre plusieurs voies, en fonction de leurs inclinations et de leurs aptitudes, et non de leur classement. Se pose aussi corrélativement, pour laisser place à cette maturation, la question d’un recrutement dans les corps plus tardifs (donc déconnecté de Polytechnique), par exemple sur la base d’un doctorat, et de manière plus ouverte à d’autres types d’ingénieurs (tels que les centraliens) ou à des universitaires.
Inventer de nouveaux modèles
Finalement, on ne peut qu’être frappé par la trop grande longévité de nos modèles d’éducation publique en France, associée à leur faible capacité de remise en cause. Les questions sont pourtant posées depuis longtemps – depuis au moins quarante ans, voire avant-guerre comme le montrent les deux citations en exergue ; et les vingt dernières années ont renforcé ô combien la pertinence de ces questions ! Les modèles très généralistes ont atteint leurs limites : une prise de conscience et une action rapide des élites qu’ils ont formées sont nécessaires afin de modifier en profondeur le système : en auront-elles la vision, et la volonté ?
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[…] dans l’air (notre dossier de candidature à la présidence de l’X, PDF p. 16, et notre article La Jaune et la Rouge journal de l’AX, mai 2018, extrait ci-dessous): [image cliquable pour […]