L’expert peut-il s’exprimer dans la presse ?
À l’heure du web 2.0 et de Wikipédia, notre société se méfie de la parole des experts, fussent-ils ingénieurs, voire savants. Pour les experts de justice, cette situation aboutit à une contradiction existentielle. Il leur faut choisir entre être savants et parler, ou être experts et… se taire !
La presse moderne, dans laquelle, par commodité, j’englobe les réseaux sociaux, est le lieu où le citoyen s’exprime face à la cité. Elle n’est qu’une forme actuelle de l’agora athénienne ou du forum romain. Aristote ne disait-il pas que la différence entre les peuples civilisés et les barbares résidait dans l’agora ?
On dit aujourd’hui de la presse qu’elle est le quatrième pouvoir, au même titre que l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Une presse libre est ainsi considérée comme un attribut essentiel d’une nation démocratique, synonyme moderne de peuple civilisé.
Plusieurs X sont experts de justice auprès d’une cour d’appel, pour certains d’entre eux – comme l’auteur – agréés par la Cour de cassation. Ils étaient 38 recensés dans le dernier annuaire de l’X. À comparer par exemple aux 220 ingénieurs experts inscrits près la cour d’appel de Paris, qui compte environ 1 700 experts de toutes spécialités. Parallèlement, 18 X sont juges consulaires aux tribunaux de commerce.
Les lieux de l’expression publique
Cette notion de lieu d’expression publique a évolué : la notion de lieu, au sens propre du terme, a peu à peu disparu du concept initial de l’agora. Une étape essentielle de cette délocalisation a été l’imprimerie qui a permis aux philosophes de la Renaissance de s’exprimer en public devant toute l’Europe. Une seconde étape a été le journalisme, La Gazette, puis la presse quotidienne et audiovisuelle qui ont permis aux hommes publics de s’exprimer à chaud, sur l’événement ; c’est le J’Accuse… ! d’Émile Zola. Les réseaux sociaux sont une troisième étape… avec les forums internet et le web 2.0. Remarquez la terminologie : l’agora athénienne, puis le forum romain, puis la presse à imprimer de Gutenberg et La Gazette de Théophraste Renaudot. Puis on a repris le terme de presse pour les rotatives, le terme de forum sur le web. Gageons que la prochaine évolution s’appellera… « Agora ».
Dans une société de médias (que ce soit l’agora, la presse ou l’Internet), la barbarie s’appelle obscurantisme. Il consiste à occulter la vérité en la masquant au public par des concepts délétères en philosophie, toxiques en politique ou des charlatans en sciences. Dans le Gorgias, Platon nous présente Socrate dénonçant le côté pervers de l’art de l’orateur qui, parlant plus, plus fort ou mieux que les autres, est capable d’inculquer au peuple n’importe quelle notion ; indépendamment du bien et du mal en morale, du juste et de l’injuste en politique, du vrai et du faux en sciences (ou en philosophie, ces deux notions n’étant guère distinctes à cette époque). Mais la triple victoire dialectique de Socrate contre Gorgias, Polos et Calliclès a consacré la victoire du bien, du juste et du vrai sur l’obscur, le délétère et l’erreur. Ces valeurs restent prééminentes dans toutes les sociétés civilisées, en dépit des parenthèses obscurantistes parmi lesquelles je citerai la condamnation de Socrate, l’assassinat d’Hypatie ou la destruction de la bibliothèque de Tombouctou.
La pollution des moteurs diesels, vérité scientifique longtemps occultée.
Peut-on être expert et s’exprimer sur cette agora moderne ?
On a spontanément envie de répondre oui à cette question. Un expert est un spécialiste reconnu, et ils devraient être révolus ces temps où l’on imposait à Socrate de renoncer à enseigner ou à Hypatie de taire sa science. Si un savant, fût-il expert, connaît une vérité, il a le devoir de la dire en face de celui qui prétend le contraire. Il doit le dire et en apporter cette preuve que, par définition, son contradicteur ne saurait apporter.
Un exemple d’obscurantisme récent : les vrais scientifiques ont toujours dit que les émanations des moteurs diesels étaient dangereuses pour la santé. C’était – et c’est toujours – très facile à démontrer scientifiquement. Malgré tout, l’obscurantisme en vigueur impliquait qu’un moteur qui produit moins de gaz carbonique (rappelons que le gaz carbonique n’est pas toxique) soit par principe meilleur ; donc l’accuser de polluer était, toujours par principe, un blasphème. Cet obscurantisme a dominé la pensée pendant deux décennies. Aujourd’hui, il apparaît pour ce qu’il est, une barbarie au nom de laquelle des politiques désinformés par de modernes Gorgias ont pris des décisions insensées comme la surdiésélisation délibérée du parc automobile français.
« Je suis persuadé, avec tous les autres Grecs, que les Athéniens sont sages ; or je vois que, dans nos assemblées publiques, s’il s’agit de délibérer sur une construction, on fait venir les architectes pour prendre leur avis sur les bâtiments à faire ; s’il s’agit de construire des vaisseaux, on fait venir les constructeurs de navires et de même pour tout ce qu’on tient susceptible d’être appris et enseigné ; mais si quelque autre se mêle de donner des conseils, sans être du métier, si beau, si riche, si noble qu’il soit, il n’en reçoit pas pour cela meilleur accueil ; au contraire on le raille et on le siffle, ce donneur d’avis, jusqu’à ce qu’il se retire lui-même sous les huées ou que les archers l’entraînent et l’enlèvent sur l’ordre des prytanes : voilà comment les Athéniens se comportent dans ce qui leur paraît toucher au métier. Si au contraire il faut délibérer sur le gouvernement de la cité, chacun se lève pour leur donner des avis, charpentier, forgeron, cordonnier, marchand, armateur, riche ou pauvre, noble ou roturier indifféremment, et personne ne leur reproche, comme aux précédents, de venir donner des conseils… » Traduction Émile Chambry
L’expert peut-il ou non publier sa science ?
Socrate distinguait déjà ce qui est du domaine de l’expert de ce qui est du domaine du politique, et démontrait que l’intrusion d’un domaine dans l’autre est perverse. Dans la démocratie athénienne, le pouvoir entendait les experts, mais les experts en tant que tels ne partageaient pas plus le pouvoir que les autres citoyens. Bien plus, les experts en science administrative, que leurs connaissances de la gouvernance de la cité auraient pu conduire à accaparer le pouvoir, étaient en général des esclaves publics et ne participaient à l’Assemblée qu’à la demande de la Boulê pour y être consultés, et en aucun cas pour participer aux décisions. Comme, aujourd’hui, un expert ne participe à la justice qu’à la demande du juge pour être entendu, et en aucun cas pour participer à la décision de justice.
La confusion funeste des champs scientifique et politique
Aujourd’hui, plus que jamais, l’obscurantisme consiste justement à faire entrer dans la sphère du politique des sujets qui relèvent normalement de celle de l’expert. Ainsi, les lois de la chimie sont des vérités inaccessibles à la discussion politique : la synthèse du monoxyde d’azote ne changera pas si des politiques décident qu’elle n’existe pas. C’est pourtant ce qu’ils ont fait en occultant les conséquences inéluctablement funestes de la sur-diésélisation du parc automobile français. Ils l’ont fait au nom de la lutte contre l’effet de serre, mais un climatologue qui s’exprime sur les moteurs diesels mériterait qu’« on le raille et qu’on le siffle, ce donneur d’avis, jusqu’à ce qu’il se retire lui-même sous les huées ».
Bien des sujets sont ainsi dévoyés. Je citerai aussi l’effet des ondes électromagnétiques sur la santé, dénoncé par des gens qui ignorent souvent ce qu’est un rayonnement électromagnétique, ou encore l’interaction des éoliennes et des radars dont dissertent des imposteurs qui ignorent jusqu’aux équations de Maxwell.
Parce que l’obscurantisme est plus virulent que jamais, l’expert doit-il feindre de s’en accommoder ? L’expert doit-il se taire quand il sait des vérités qui vont à l’encontre des idées reçues ? Le savant peut-il s’exprimer dans la presse même s’il est expert ?
S’il s’abstient, il ne mérite plus d’être qualifié de savant ; s’il publie, l’expert qu’il est risque sa condamnation pour partialité.
Le tribunal de commerce de Paris.
Le paradoxe de l’expert savant
L’expert doit être honnête. Si l’honnête homme doit choisir entre sa qualité d’expert et sa qualité de scientifique, il choisit plutôt sa qualité de scientifique. Sa déontologie le conduira alors à accepter sa récusation comme expert parce qu’il doit avoir la confiance des justiciables. L’expert est celui que le juge consulte pour avoir son avis sur un sujet faisant l’objet d’une dispute. Or, des sujets normalement incontestables parce qu’ils sont des vérités scientifiques sont aujourd’hui controversés et c’est à des juges qu’on demande de les trancher. Si le juge consulte un savant, c’est-à-dire quelqu’un qui dit publiquement la vérité scientifique, celui qui la conteste n’aura pas le sentiment d’une bonne justice. Des justiciables convaincus de chimères par les sophistes modernes ne sauraient accorder leur confiance à un expert connu pour réfuter ces chimères.
Il serait humainement inacceptable qu’un scientifique s’interdît de publier pour préserver son statut d’expert. À faire ainsi, il perdrait sa qualité de scientifique, qui est le fondement de son statut d’expert et il perdrait surtout son honnêteté. Sans doute est-ce là ce qui explique qu’aucun membre de l’Institut n’a le statut d’expert. Aucun artiste expert n’est membre de l’Académie des beaux-arts, aucun ingénieur expert n’est membre de l’Académie des sciences, aucun linguiste expert n’est membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres… Ainsi, aucun des meilleurs de sa spécialité n’est expert de justice. Seuls de trop rares membres de l’Académie nationale de médecine sont médecins experts. Qu’ils trouvent ici un coup de chapeau amical et respectueux.
Vers un relativisme généralisé
La presse permet aux Gorgias d’aujourd’hui de répandre dans la cité des allégations fantaisistes mais séduisantes, qu’amplifie la rumeur publique. À force d’être répétées, reprises et enjolivées, elles prennent l’odeur de la vérité, la couleur de la vérité, le goût de la vérité, mais n’en restent pas moins des erreurs.
Au nom de la démocratie, certains admettent que l’on puisse tout contester. Les lois de la chimie ou de la physique ne sont pas démocratiques, pourtant elles s’imposent à tous et ce n’est pas parce qu’une loi de la République dirait que 2 + 2 font 5 que cela empêcherait 2 + 2 de faire 4.
Le principe de précaution, dévoyé par nos modernes Gorgias, n’arrange rien, puisqu’à leurs yeux il suffit qu’il y ait doute pour qu’une vérité soit occultée. On se prend à se féliciter que le théorème de Fermat ne puisse pas rapporter d’argent, parce que, sinon, il se trouverait des cohortes de sophistes pour dire que sa démonstration est si complexe qu’il y a doute sur sa validité et qu’on doit donc le considérer comme faux. C’est, mutatis mutandis, ce qu’ils font avec les équations de Maxwell dans le domaine des ondes électromagnétiques.
Les sophistes modernes commencent par semer le doute avec un savant cocktail composé d’une dose de principe de précaution, d’une dose de théorie du complot et d’une dose de café du commerce. « Quand on voit ce qu’on voit et quand on sait ce qu’on sait, on voit bien ce qu’on saurait si on savait ce qu’on ne voit pas. » Ce ne sont d’abord que des brèves de comptoir. Mais ils font en sorte que l’idée soit reprise et répétée par de plus en plus de monde, au point que c’est celui qui sait la vérité qui finit par se retrouver isolé… C’est celui qui sait que 2 + 2 = 4 qui finit par passer pour un activiste.
Une justice paisible exige des experts taiseux
L’expert est au service de la justice et la justice n’a pas vocation à bouleverser l’ordre social. Or, dénoncer la pollution du diesel en 2000, c’était perturbant pour l’ordre social. Changer l’ordre social est le rôle du pouvoir politique, ce n’est pas le rôle du juge. Parce qu’elle n’a pas vocation à bouleverser l’ordre social, il est des domaines scientifiques où la justice n’a pas besoin d’experts qui soient de vrais scientifiques.
Il est des domaines où l’expert doit choisir entre sa science d’une part, qui a pour corollaire la publication de ses travaux, et sa fonction d’expert d’autre part, qui a pour corollaire sa contribution à une résolution paisible des conflits.
On peut déplorer que des juges soient amenés à juger la chimie de la synthèse de l’oxyde d’azote ou la physique des équations de Maxwell. Mais c’est un fait, notre société en est arrivée là.
Il est ainsi des circonstances où l’expert de conflit, honnête et savant par définition, doit choisir entre renoncer à publier, c’est-à-dire renoncer à être savant, et renoncer à expertiser, c’est-à-dire renoncer à aider la justice de ses lumières. Les experts de justice choisissent la première voie ; les immortels et autres membres de l’Institut, la seconde. Aucun membre de l’Institut n’est expert de justice ; aucun expert de justice n’est membre de l’Institut. Qu’on le déplore ou non, c’est dans l’ordre des choses.