Ingénieurs : pour une formation au service de la société
Dans un monde en mutation rapide et profonde, la responsabilité de ceux qui initient et pilotent les changements de toute nature est de plus en plus considérable, notamment la responsabilité sociale et environnementale. Parce que les ingénieurs sont au cœur de ces changements, il est essentiel que la formation qui leur est dispensée les prépare à assumer ces nouvelles responsabilités et ne soit pas trop influencée par les visions souvent court-termistes des acteurs du marché du travail.
La Sphinx est un groupe de réflexion créé par des élèves de l’École soucieux d’apporter un point de vue inclusif et sensible à la dimension sociale et collective de l’enseignement supérieur. Les enquêtes et publications du groupe sont disponibles sur la-sphinx.fr.
Pour expliquer ce qui a motivé nos réflexions, nous commencerons par rappeler l’évolution des débouchés de l’X ces dernières décennies. Pendant les trente glorieuses, la moitié de chaque promotion était absorbée par les corps d’État, tandis que l’autre était directement embauchée par les grandes entreprises françaises historiquement liées à l’État. La formation très généraliste et théorique dispensée à l’École était alors complétée dans les écoles d’application qui dispensaient un savoir technique spécialisé pour un métier ou un secteur d’activité. La formation complémentaire des corps apportait quant à elle les notions de droit, de comptabilité et de gestion nécessaires à l’entrée dans l’administration. Que ce soit dans le privé ou dans le public, la mission des futurs ingénieurs était de mettre en œuvre les grands projets industriels pilotés par l’État, donc au service de l’intérêt général.
La question de la place et de l’orientation des femmes dans cette formation
se doit d’être prise en compte lorsque l’on parle de la formation des ingénieurs.
Des débouchés essentiellement dans le secteur privé
La taille des promotions de l’X a presque doublé, de 300 à 500 élèves depuis les années 60 ; en parallèle, le nombre de places dans les corps est passé d’environ 150 à 70. Cela a changé fondamentalement les débouchés pour les polytechniciens : si une minorité d’entre eux continue à rejoindre les corps d’État ou les grandes entreprises françaises, la majorité arrive en fin de quatrième année sur le marché du travail des cadres supérieurs. Mais avec quelle formation ?
L’École dispense une formation très théorique et généraliste en première et deuxième année, avec un début de spécialisation en troisième année. Une partie des élèves (environ un tiers entre 2011 et 2014) s’oriente ensuite vers les corps et écoles d’application, mais la majorité choisit de poursuivre en M2 en France ou en master à l’étranger. Ces quatrièmes années effectuées en milieu universitaire ne sont pas professionnalisantes, mais plutôt centrées sur l’acquisition de savoirs académiques, avec souvent une forte composante de recherche. Pour ces élèves, l’arrivée sur le marché du travail se fait donc brutalement, avec un CV émaillé de compétences académiques diverses mais très peu d’expérience professionnelle.
Après avoir décrit l’offre, passons à la demande et analysons quelles sont les entreprises qui recrutent actuellement à la sortie de l’X. Tout naturellement, ce sont celles qui recherchent des personnes avec des compétences générales et une bonne capacité d’analyse. Les cabinets de conseil recrutent ainsi environ 20 % des promotions chaque année 1, mais il existe également de grandes tendances qui évoluent au fil du temps. Au début des années 2000, le secteur de la finance a recruté énormément à la sortie de l’X ; depuis quelques années c’est au tour du secteur de l’analyse de données et de l’intelligence artificielle. Le point commun de ces nouveaux débouchés qui recrutent la majorité des promotions sortantes est qu’ils ne sont plus contrôlés directement ou indirectement par l’État. Désormais, c’est le marché qui contrôle l’orientation des polytechniciens et ce pour quoi ils utiliseront leurs compétences.
La question de la place et de l’orientation des femmes dans cette formation, bien que non traitée directement dans cet article, se doit d’être prise en compte lorsque l’on parle de la formation des ingénieurs. La Sphinx a par exemple publié une enquête montrant l’influence des stéréotypes de genre sur l’orientation à l’X. Originellement en écriture inclusive, cet article a été réécrit au masculin à la demande du comité de rédaction, afin de respecter les usages demeurant en vigueur dans la presse.
De nouvelles exigences imposées par ces débouchés
Or, ce marché commence également à faire pression sur le contenu de la formation des ingénieurs qu’il recrute. Des cours de management obligatoires, sur le modèle de ceux dispensés par HEC, ont été inclus afin de répondre aux nouvelles exigences de la Commission des titres d’ingénieur (CTI), dont moins d’un quart des membres sont issus du milieu académique, le reste étant un mélange de représentants du patronat, des syndicats corporatistes et des associations d’anciens élèves. Le volume horaire accordé à ces cours se fait au détriment d’autres enseignements, scientifiques ou des humanités. Cet ajout obligatoire dans la formation nous incite à nous poser la question du pouvoir de décision dans ce processus. Souhaitons-nous vraiment que la formation des ingénieurs soit déterminée uniquement par les demandes du marché du travail ? Les nouveaux débouchés offerts par le marché mettent-ils encore les ingénieurs au service de l’intérêt général comme le discours continue de l’affirmer ?
Mesurer et anticiper les effets de ses choix
Dans son livre Weapons of Math Destruction, la mathématicienne américaine Cathy O’Neil décrit son parcours professionnel au sein d’entreprises du secteur de la finance, puis de l’analyse de données. Elle y décrit comment les modèles mathématiques élaborés par des ingénieurs à partir de données non signifiantes ont conduit à la crise financière de 2008 qui a mis à la rue des centaines de milliers de personnes. Cet exemple extrême lui a fait prendre conscience de la multitude de situations dans lesquelles les ingénieurs doivent prendre en compte la société et les personnes touchées par leurs décisions techniques. La question de l’utilisation des données personnelles, centrale dans les métiers vers lesquels s’orientent les ingénieurs aujourd’hui, est un nouvel exemple de l’importance de disposer d’ingénieurs à la fois compétents techniquement mais aussi conscients de l’impact de leur choix sur la société.
Dans une économie libéralisée, les ingénieurs sont d’autant plus responsables de leurs innovations techniques que les régulations ne se font qu’avec plusieurs années (voire décennies) de retard. Or, leur formation ne les prépare en rien à cette responsabilité. Pire, la croyance en une capacité de la science à délivrer une vérité absolue et immuable pousse les ingénieurs à penser que la technologie ne peut qu’apporter le bien là où elle est utilisée. Cette pensée positiviste se développe particulièrement chez les étudiants lors de leurs années en CPGE, où l’enseignement se concentre sur la science du XIXe siècle et où les problèmes obtiennent tous une solution technique incontestable.
Nous pensons donc que le temps en école d’ingénieurs se doit de casser ce mythe et d’apporter des grilles de lecture sociales et environnementales adaptées au XXIe siècle. Ceci pourrait se faire selon trois axes complémentaires.
Dans son livre Weapons of Math Destruction,
la mathématicienne américaine Cathy O’Neil décrit
son parcours professionnel au sein d’entreprises
du secteur de la finance, puis de l’analyse de données.
Une pédagogie plus active
Premièrement, il faut évoluer d’une pédagogie passive où l’élève est évalué uniquement sur sa capacité à assimiler des savoirs présélectionnés, vers un modèle où l’élève est encouragé à questionner la pertinence des savoirs qu’il apprend. Cela se traduit par le remplacement des cours magistraux par des groupes de lecture encadrés par les professeurs où les élèves sont encouragés à échanger sur des lectures et des exercices prescrits par le professeur, ainsi que par la généralisation de l’évaluation par projet ouvert plutôt que par examen ressemblant à un sujet de concours.
Donner aux sciences humaines et sociales la place qu’elles méritent
Deuxièmement, il s’agit de faire entrer les sciences sociales par la grande porte dans les écoles d’ingénieurs. À travers des cours de philosophie des sciences, de sociologie, ou de sciences politiques, il est important de donner aux futurs ingénieurs la culture nécessaire pour comprendre le fonctionnement de la société et comment leurs actions peuvent l’influencer. L’École polytechnique est en avance sur cette question et propose un large choix de sciences humaines. Cependant, ces cours de sciences sociales ne doivent pas être conçus, pensés et présentés comme supplémentaires et décorrélés des cours techniques, mais bien comme un nécessaire complément. De plus, les cours techniques doivent eux-mêmes intégrer les contextes de leurs disciplines dans leur enseignement. L’économie, déjà enseignée à l’X, l’est avec une approche uniquement mathématique, qui laisse de côté la remise en cause des hypothèses des modèles et des conséquences socio-économiques des conclusions mathématiques. De la même façon, les cours de management de l’X ne se concentrent que sur les aspects stratégiques et d’optimisation comptable sans jamais s’interroger sur les conséquences pour celles et ceux qui sont managés.
Il est important que les futurs ingénieurs côtoient le plus possible
d’autres milieux que celui de leurs camarades, très homogène socialement.
Décloisonnement social
Troisièmement, il est important que les futurs ingénieurs côtoient le plus possible d’autres milieux que celui de leurs camarades, très homogène socialement. En ne côtoyant que leurs semblables, les ingénieurs risquent de former une caste coupée du reste de la société que leur action contribue pourtant à transformer. Pour contrer cela, la généralisation du service civique en tant que prérequis du diplôme d’ingénieur nous paraît recommandable. L’année de césure peut également fournir l’occasion pour ce contact, au lieu d’être une antichambre de l’arrivée sur le marché du travail. Mais surtout, le décloisonnement entre grandes écoles et universités est indispensable pour faire se rencontrer ces populations étudiantes qui pour l’instant s’ignorent. Concrètement, cela pourra passer par des semestres d’échange dans les deux sens entre grandes écoles et universités.
Vers un ingénieur plus responsable
Nos grandes écoles d’ingénieurs forment indubitablement des ingénieurs dotés d’une culture et d’une capacité d’analyse technique très complètes. Cependant, une fois en entreprise, ceux-ci font face à des problèmes qui ont des conséquences économiques, écologiques et sociales. La recherche d’une solution optimale à un problème technique suppose une hiérarchie de valeurs qui exclut trop souvent les paramètres sociaux et environnementaux. Il est donc nécessaire que le contexte de l’action de l’entreprise et ses conséquences soient mis en exergue dans la formation de ces ingénieurs. Laissé seul décideur, le marché du travail, qui répond d’abord aux exigences de rentabilité des entreprises, est incapable d’influencer la formation dans le sens que nous avons décrit. Il est temps de réinventer l’ingénieur afin de lui donner une maîtrise et une conscience pleine de son action.
1. Selon l’étude premier emploi publiée par le Service orientation et insertion à l’emploi en 2016 :
https://gargantua.polytechnique.fr/siatel-web/linkto/mICYYYU%28%28DY6