Que recherchez-vous dans la musique ?

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°741 Janvier 2019
Par Jean SALMONA (56)

Ce qu’il faut de mal­heur pour la moindre chanson
Ce qu’il faut de san­glots pour un air de guitare

Louis Ara­gon, Il n’y a pas d’amour heureux

Vous avez choi­si un enre­gis­tre­ment dans votre dis­co­thèque. Vous êtes-vous inter­ro­gé sur les rai­sons de ce choix ? Au-delà des causes contin­gentes, quelle est l’incitation pro­fonde qui vous a ame­né à choi­sir cette œuvre ? Puis vous l’écoutez. Même si vous vous livrez à une écoute « active », ana­ly­tique, concen­trée, vous ne pour­rez empê­cher votre pen­sée de s’évader. Vous vous retrou­vez face à un pro­blème auquel vous cher­chiez peut-être à échap­per ; ou bien un sou­ve­nir enfoui va remon­ter à la sur­face, un moment vécu, un visage. Au fond, ce choix, cette écoute auront été in fine moins inno­cents que vous ne l’imaginiez.

Bach

1 CD ERATO

La musique de Bach est la seule qui sus­cite tou­jours un sen­ti­ment méta­phy­sique, non d’angoisse mais de plé­ni­tude. On connaît le mot de Cio­ran : « S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu. » David Fray joue l’intégrale des Concer­tos pour 2, 3 et 4 cla­viers avec Jacques Rou­vier, Audrey Vigou­reux, Emma­nuel Chris­tien et l’Ensemble des cordes de l’Orchestre natio­nal du Capi­tole. Tous sont des trans­crip­tions par Bach. Le Concer­to pour 4 cla­viers est la trans­crip­tion d’un concer­to pour 4 vio­lons de Vival­di. L’un des concer­tos pour 2 cla­viers est la trans­crip­tion du superbe Concer­to pour 2 vio­lons de Bach. Clar­té, mesure et pré­ci­sion carac­té­risent ces inter­pré­ta­tions typiques de l’école fran­çaise de pia­no, et aus­si sub­ti­li­té du tou­cher – ce qui jus­ti­fie le choix du pia­no. Un très beau disque. 

Scarlatti

1 CD ERATO

Jean Ron­deau n’est pas un cla­ve­ci­niste comme les autres : il s’affranchit des limites du cla­ve­cin, mieux il les uti­lise : dès lors que l’on ne peut faire varier le tou­cher, il faut se concen­trer sur les autres degrés de liber­té dont on dis­pose, ce qu’il fait mer­veilleu­se­ment dans les 15 Sonates de Dome­ni­co ‑Scar­lat­ti qu’il a enre­gis­trées : ruba­to imper­cep­tible, vibra­tions inat­ten­dues… (à cet égard, la longue lettre de ‑Scar­lat­ti à la reine d’Espagne – son élève – citée in exten­so dans le livret du disque consti­tue un extra-ordi­naire « art de tou­cher le cla­ve­cin »). Avec ‑Ron­deau, Scar­lat­ti devient un mage et sa musique, loin des inter­pré­ta­tions métro­no­miques et froides aux­quelles on est habi­tué, ouvre la voie du royaume des rêves.

Karol Beffa

1 CD AD VITAM

Karol Bef­fa est sans doute le plus brillant et le plus inté­res­sant des com­po­si­teurs fran­çais contem­po­rains. Les Études que vient d’enregistrer Tris­tan Pfaff consti­tuent l’essentiel de son œuvre pour pia­no seul. Il s’agit d’une musique ato­nale pleine de charme – et par­fois de fureur – qui ne renie pas ses ins­pi­ra­teurs : Debus­sy, Scria­bine, Bar­tok, et le jazz aus­si. Ces pièces ont un fon­de­ment théo­rique dont on peut se pas­ser, tant est grand leur pou­voir évo­ca­teur. Le jeu de Tris­tan Pfaff y est pour beau­coup, aus­si bien per­cu­tant et sec que velou­té et sub­til, selon les Études. Ici, vrai­ment, il y a matière à lais­ser votre esprit vagabonder.

Lignes parallèles

1 CD EVIL PENGUIN

Sous ce titre se pré­sentent sur le même CD trois œuvres appa­rem­ment sans rap­port les unes avec les autres – la Sym­pho­nie La Pas­sione de Haydn, le Concer­ti­no dans le style clas­sique de Dinu Lipat­ti et le 27e Concer­to pour pia­no de Mozart – par l’ensemble Les Méta­mor­phoses et le pia­niste Julien Libeer, avec des cordes modernes et des vents d’époque, un pia­no spé­cial à cordes paral­lèles et non croi­sées, au son non pas souf­fre­teux comme pour le pia­no­forte mais aérien et cris­tal­lin. Le Concer­ti­no de Lipat­ti, déli­cieux comme une pâtis­se­rie vien­noise, mais avec une ombre de tris­tesse, est une décou­verte. La Sym­pho­nie de Haydn ouvre par un ada­gio tra­gique et tourne le dos aux salons galants. Le Concer­to de Mozart – le der­nier, créé peu avant sa mort – laisse entre­voir le pres­sen­ti­ment de sa fin pro­chaine. Au total, cha­cune de ces trois œuvres est tein­tée du sen­ti­ment du temps qui passe.

Au fond, ce que vous trou­vez dans la musique, sans le cher­cher, sans même en être conscient, c’est un miroir pour vos pré­oc­cu­pa­tions, vos joies, vos angoisses. En un mot : c’est vous. 

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