Que recherchez-vous dans la musique ?
Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare
Louis Aragon, Il n’y a pas d’amour heureux
Vous avez choisi un enregistrement dans votre discothèque. Vous êtes-vous interrogé sur les raisons de ce choix ? Au-delà des causes contingentes, quelle est l’incitation profonde qui vous a amené à choisir cette œuvre ? Puis vous l’écoutez. Même si vous vous livrez à une écoute « active », analytique, concentrée, vous ne pourrez empêcher votre pensée de s’évader. Vous vous retrouvez face à un problème auquel vous cherchiez peut-être à échapper ; ou bien un souvenir enfoui va remonter à la surface, un moment vécu, un visage. Au fond, ce choix, cette écoute auront été in fine moins innocents que vous ne l’imaginiez.
Bach
La musique de Bach est la seule qui suscite toujours un sentiment métaphysique, non d’angoisse mais de plénitude. On connaît le mot de Cioran : « S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu. » David Fray joue l’intégrale des Concertos pour 2, 3 et 4 claviers avec Jacques Rouvier, Audrey Vigoureux, Emmanuel Christien et l’Ensemble des cordes de l’Orchestre national du Capitole. Tous sont des transcriptions par Bach. Le Concerto pour 4 claviers est la transcription d’un concerto pour 4 violons de Vivaldi. L’un des concertos pour 2 claviers est la transcription du superbe Concerto pour 2 violons de Bach. Clarté, mesure et précision caractérisent ces interprétations typiques de l’école française de piano, et aussi subtilité du toucher – ce qui justifie le choix du piano. Un très beau disque.
Scarlatti
Jean Rondeau n’est pas un claveciniste comme les autres : il s’affranchit des limites du clavecin, mieux il les utilise : dès lors que l’on ne peut faire varier le toucher, il faut se concentrer sur les autres degrés de liberté dont on dispose, ce qu’il fait merveilleusement dans les 15 Sonates de Domenico ‑Scarlatti qu’il a enregistrées : rubato imperceptible, vibrations inattendues… (à cet égard, la longue lettre de ‑Scarlatti à la reine d’Espagne – son élève – citée in extenso dans le livret du disque constitue un extra-ordinaire « art de toucher le clavecin »). Avec ‑Rondeau, Scarlatti devient un mage et sa musique, loin des interprétations métronomiques et froides auxquelles on est habitué, ouvre la voie du royaume des rêves.
Karol Beffa
Karol Beffa est sans doute le plus brillant et le plus intéressant des compositeurs français contemporains. Les Études que vient d’enregistrer Tristan Pfaff constituent l’essentiel de son œuvre pour piano seul. Il s’agit d’une musique atonale pleine de charme – et parfois de fureur – qui ne renie pas ses inspirateurs : Debussy, Scriabine, Bartok, et le jazz aussi. Ces pièces ont un fondement théorique dont on peut se passer, tant est grand leur pouvoir évocateur. Le jeu de Tristan Pfaff y est pour beaucoup, aussi bien percutant et sec que velouté et subtil, selon les Études. Ici, vraiment, il y a matière à laisser votre esprit vagabonder.
Lignes parallèles
Sous ce titre se présentent sur le même CD trois œuvres apparemment sans rapport les unes avec les autres – la Symphonie La Passione de Haydn, le Concertino dans le style classique de Dinu Lipatti et le 27e Concerto pour piano de Mozart – par l’ensemble Les Métamorphoses et le pianiste Julien Libeer, avec des cordes modernes et des vents d’époque, un piano spécial à cordes parallèles et non croisées, au son non pas souffreteux comme pour le pianoforte mais aérien et cristallin. Le Concertino de Lipatti, délicieux comme une pâtisserie viennoise, mais avec une ombre de tristesse, est une découverte. La Symphonie de Haydn ouvre par un adagio tragique et tourne le dos aux salons galants. Le Concerto de Mozart – le dernier, créé peu avant sa mort – laisse entrevoir le pressentiment de sa fin prochaine. Au total, chacune de ces trois œuvres est teintée du sentiment du temps qui passe.
Au fond, ce que vous trouvez dans la musique, sans le chercher, sans même en être conscient, c’est un miroir pour vos préoccupations, vos joies, vos angoisses. En un mot : c’est vous.