Dinara et Margarita Veshchezerova (2015) « Quand il y a le lever des couleurs de son propre pays, c’est un moment fort »
Deux sœurs jumelles russes à Polytechnique, ça ne passe pas inaperçu. Nées en 1995, Dinara et Margarita font partie des élèves étrangers de la promo 2015. Elles ont des origines russes par leur père, à qui Margarita ressemble, et kazakhes par leur mère, dont Dinara a hérité les traits. Un étonnant itinéraire des bords de la Moskova jusqu’au Platâl, via les confins de la Russie.
D’où venez-vous ? Quelles sont vos origines ?
Margarita : Nous venons de Moscou, mais pas du centre, plutôt du Palaiseau de Moscou. Notre père vient de Samara, une ville sur la Volga connue sous son nom soviétique de Kouïbychev pour avoir été le refuge du gouvernement de Staline en octobre 1941 pendant l’offensive allemande. Notre mère vient du Kazakhstan, d’une région rurale proche de la rivière Oural, dans la ville d’Ouralsk. Elle a fait ses études à Almaty et est venue pour son doctorat de physique à Moscou. Notre père a fait ses études au Moscow Institute of Physics and Technology (Московский физико-технический институт – МФТИ). Deux alumni ont reçu le prix Nobel de physique en 2010, Konstantin Novoselov et Andre Geim.
Dinara : Trente ans plus tard, nous nous sommes retrouvées à étudier dans la même université que notre père.
Vous venez d’une famille d’universitaires ?
D : Notre grand-père paternel était géologue, docteur en sciences et notre grand-mère était professeure de physique à l’université de Samara. Du côté maternel, notre grand-mère travaillait à l’hôpital et notre grand-père était ingénieur mécanique pour réparer les machines agricoles et tous deux vivaient dans un kolkhoze.
Qu’avez-vous fait avant Polytechnique ?
D : Nous avons postulé au Moscow Institute of Physics and Technology, une des meilleures en physique fondamentale et en informatique.
M : Nous y sommes rentrées à 17 ans pour un cursus de six ans (quatre ans de licence et deux ans de master). En troisième année, nous avons appris l’existence du double cursus avec Polytechnique, école dont notre père connaissait la réputation d’excellence. Il nous a encouragées à étudier à l’étranger et nous avons tenté l’expérience. Ce n’était pas un projet très défini de notre part, nous avons vu l’annonce, nous avons postulé le dernier jour ! Notre université nous a payé les billets d’avion pour venir passer les concours et nous, nous pensions surtout à « voir Paris et mourir » comme dit un proverbe russe. C’était au mois d’avril, les arbres étaient en fleurs, c’était très beau ! Et nous avons été prises toutes les deux. À la fin de l’année, nous aurons notre mémoire de master à soutenir en Russie.
Ça ne vous a pas fait peur de postuler dans une école qui donne les cours en français ?
M : L’École polytechnique fait beaucoup d’effort pour accueillir et intégrer les étrangers, nous savions qu’il y avait les stages linguistiques à Villeneuve-sur-Lot et du temps pour apprendre le français. Nous aurions été plus inquiètes d’intégrer une formation anglophone sans stage de préparation que de partir de zéro.
Après vos quatre mois d’immersion, vous arrivez sur le plateau. Qu’est-ce qui a été un choc ?
M : Le choc, c’est le yaourt qu’on mange pour le dessert, car en Russie, on le mange au petit-déjeuner ! Et à Villeneuve-sur-Lot, on rentrait avec les chaussures dans la maison alors qu’en Russie, on enlève ses chaussures.
D : Les cours sur slides nous ont beaucoup surprises aussi et la variété des nationalités. Nous avons de très bons amis étrangers, un de nos meilleurs amis est cambodgien.
“Nous aurions été plus inquiètes d’intégrer une
formation anglophone sans stage de préparation que de partir de zéro”
Quel est votre projet ?
M : En juillet, nous finissons nos cours à Télécom et nous soutenons notre mémoire en Russie puis nous partons pour six mois de stage. J’ai déjà fait un stage chez Atos Bull dans un département de R & D qui fait du calcul quantique, mon programme de master. J’ai beaucoup aimé cette expérience qui m’a donné envie de continuer ma carrière dans la recherche et notamment de faire une thèse. Le projet exact reste encore à définir.
D : Et moi, j’étais en stage à Marseille dans une start-up marseillaise dans la medtech, Volta Medical, et qui a été cofondée par Théophile Mohr Durdez (2014). J’ai fait mon stage de 3e année là-bas, l’équipe est très cool, jeune d’esprit, ça m’a bien plu. Ils m’ont proposé de revenir en stage après Télécom.
Quand on vous écoute, on sent que ça s’est bien passé. Y a‑t-il eu des moments difficiles ?
M : Le premier mois, à leur retour de stage FHM, les élèves ne parlent que de leur stage dans un français très rapide, et là, c’est très difficile de placer un mot dans la conversation. Et puis, nous sommes loin de nos familles, sans pouvoir rentrer chez nous. Certains élèves vivent mal les week-ends sur le plateau. Le côté maison me manquait beaucoup. Pendant mon stage aux Clayes-sous-Bois, j’ai loué un appartement à Versailles et j’ai beaucoup apprécié avoir mon chez-moi, plutôt que seulement ma chambre. Quand des amis français nous invitaient chez eux, ça faisait plaisir juste d’entrer dans une maison qui est entretenue par une famille avec amour. C’est un peu différent des bars d’étage !
D : Quand on est étranger, on se demande qui on est dans cette nouvelle « communauté » ; avant, nous avions notre place, notre histoire, notre langue, nos amis et quand on arrive, on repart de zéro, ce qui n’est pas très facile. Les binets, les sections aident à se rencontrer, à se mélanger. À l’X, on a construit une société unique dans son genre, avec ses règles, ses lois, etc. C’est une façon de cohabiter et de grandir vraiment riche, mais parfois aussi assez difficile à vivre. Et c’est le cas pour tout le monde, même pour les Français. Et devoir se prendre en main, comprendre toute la bureaucratie française, ça apprend à vivre aussi !
M : On a reçu aussi beaucoup de gentillesse de la part des Français. La section nous a beaucoup aidées, on nous a aidées pour notre déménagement, quand j’ai eu une entorse, etc. Pour une location d’appartement, le père d’un ami s’est porté garant pour nous.
Qu’est-ce que vous avez préféré de votre passage à l’École ?
D : Il y a tellement de choses ! Moi, c’est surtout la kès, j’étais kessière inter et j’étais contente d’aider les élèves étrangers comme moi et de travailler avec des gens incroyables sur les projets passionnants. Je m’entends très bien avec les quinze kessiers, des élèves très impliqués dans la vie de la promo ; certains très proches sont aussi des amis de Rita (ndlr Margarita). La section basket est devenue presque une deuxième famille, j’ai été heureuse de passer ces deux années sous le même toit avec ces gens merveilleux. Le bal de l’X est aussi un très bon souvenir en deuxième année.
M : J’étais cheffe de l’association des pom-pom girls et j’ai beaucoup aimé. Nous avons participé à des compétitions (en Russie, c’est beaucoup plus sportif qu’en France) et nous avons gagné des médailles que j’étais très fière de rapporter au colonel Cuzon. Je me suis fait beaucoup d’amis. Et sans le remarquer, je pense que nous avons beaucoup changé nous-mêmes en changeant de pays et de culture et ce changement me plaît. La remise des bicornes est aussi un très bon souvenir, un bel échange entre les générations, avec nos parrains ou marraines, un moment très solennel et émouvant.
Qu’est-ce que ça fait de recevoir un uniforme militaire et un bicorne quand on est russes ?
D : Nous avons même défilé le 14 Juillet !
M : Avec du recul, je me dis que j’aurais dû laisser ma place à un Français dont c’est le rêve depuis qu’il est petit. Comme il y a un quota de filles à respecter, nous étions prioritaires. Et nous étions très fières de le faire. C’était un grand moment.
D : L’aspect militaire ne nous a pas gênées car, comme nous avions pratiqué la danse classique en Russie, nous connaissions la discipline ! Et quand il y a le lever des couleurs de son propre pays, c’est un moment fort, tu es reconnaissante, tu es là parmi les autres avec ton uniforme et tu représentes ton pays.
Comment voyez-vous l’avenir après Polytechnique ?
M : Je pense faire une thèse, sans doute en Europe, car je me sens plus à l’aise en tant que scientifique ingénieure plutôt que comme gestionnaire ou businesswoman. Nous avons commencé à beaucoup aimer la France depuis que nous avons commencé à travailler. Maintenant quand nous allons à l’étranger, la baguette de pain nous manque ! Et je dis : « Chez nous, en France, c’est beaucoup mieux. »
D : Et nous connaissons La Marseillaise ! Pour ma part, je vais faire mon stage à Marseille et très probablement, j’y resterai pour travailler au début de ma carrière.
Parlons de votre héritage culturel. Êtes-vous orthodoxes ?
M : Nous nous définissons plutôt comme des agnostiques comme beaucoup depuis l’époque soviétique. Après, nous n’avons pas vraiment un point de vue défini sur la religion.
D : Nos deux parents ne sont pas croyants, mais nous avons gardé des traditions de nos familles. Nous avons été élevées avec le respect de toutes les croyances, la compréhension qu’il s’agit d’une affaire personnelle de chacun. La mère de notre père était orthodoxe, pas croyante, mais avec l’âge, la pratique religieuse est revenue. Du côté de notre mère, c’est pareil ; avec l’âge, nos grands-parents ont commencé à lire le Coran, car le Kazakhstan est un pays musulman. Comme les traditions de ces pays ont quand même été influencées par leurs religions principales, nous avons exercé des traditions des deux sans vraiment faire référence à leur côté religieux.
Comment définiriez-vous votre milieu social ?
M : Notre mère a une origine plutôt paysanne et notre père vient d’une famille d’universitaires.
D : Les deux ont fait des études universitaires. Mais en Russie, il n’y a pas vraiment de classes sociales. Les gens qui ont fait fortune au moment des privatisations sont plutôt vus comme des criminels. Du coup, on ne sait pas si on peut les appeler « bourgeoisie » car ils n’ont pas les traditions de la classe bourgeoise.
M : C’est une sorte de bourgeoisie style nouveaux riches. En France, on dirait qu’il y a des différences culturelles entre les classes sociales : les gens n’écoutent pas la même musique, ils ne vont pas aux mêmes endroits en vacances, ils ne mangent pas la même chose, ne s’habillent pas de la même façon, etc. Alors qu’en Russie l’héritage soviétique fait que presque tout le monde fait à peu près la même chose, par tradition d’égalité. Bien sûr, la Russie est un grand pays qui connaît une forte diversité dans beaucoup de dimensions (nationalités, caractères, modes de vies, etc.) mais elle n’est pas d’abord liée aux classes sociales. Ces variations culturelles ne dépendent pas majoritairement des niveaux de revenus. Quant à l’aristocratie, on n’en parle pas en Russie, on ne les connaît pas, ils sont partis à Nice !