Dinara et Margarita Veshchezerova (2015) « Quand il y a le lever des couleurs de son propre pays, c’est un moment fort »

Dossier : TrajectoiresMagazine N°743 Mars 2019
Par Alix VERDET

Deux sœurs jumelles russes à Poly­tech­nique, ça ne passe pas inaper­çu. Nées en 1995, Dina­ra et Mar­ga­ri­ta font par­tie des élèves étran­gers de la pro­mo 2015. Elles ont des ori­gines russes par leur père, à qui Mar­ga­ri­ta res­semble, et kaza­khes par leur mère, dont Dina­ra a héri­té les traits. Un éton­nant iti­né­raire des bords de la Mos­ko­va jusqu’au Pla­tâl, via les confins de la Russie.

D’où venez-vous ? Quelles sont vos origines ?

Mar­ga­ri­ta : Nous venons de Mos­cou, mais pas du centre, plu­tôt du Palai­seau de Mos­cou. Notre père vient de Sama­ra, une ville sur la Vol­ga connue sous son nom sovié­tique de Kouï­by­chev pour avoir été le refuge du gou­ver­ne­ment de Sta­line en octobre 1941 pen­dant l’offensive alle­mande. Notre mère vient du Kaza­khs­tan, d’une région rurale proche de la rivière Oural, dans la ville d’Ouralsk. Elle a fait ses études à Alma­ty et est venue pour son doc­to­rat de phy­sique à Mos­cou. Notre père a fait ses études au Mos­cow Ins­ti­tute of Phy­sics and Tech­no­lo­gy (Московский физико-технический институт – МФТИ). Deux alum­ni ont reçu le prix Nobel de phy­sique en 2010, Kons­tan­tin Novo­se­lov et Andre Geim. 

Dina­ra : Trente ans plus tard, nous nous sommes retrou­vées à étu­dier dans la même uni­ver­si­té que notre père.

Vous venez d’une famille d’universitaires ?

D : Notre grand-père pater­nel était géo­logue, doc­teur en sciences et notre grand-mère était pro­fes­seure de phy­sique à l’université de Sama­ra. Du côté mater­nel, notre grand-mère tra­vaillait à l’hôpital et notre grand-père était ingé­nieur méca­nique pour répa­rer les machines agri­coles et tous deux vivaient dans un kolkhoze. 

Qu’avez-vous fait avant Polytechnique ?

D : Nous avons pos­tu­lé au Mos­cow Ins­ti­tute of Phy­sics and Tech­no­lo­gy, une des meilleures en phy­sique fon­da­men­tale et en informatique. 

M : Nous y sommes ren­trées à 17 ans pour un cur­sus de six ans (quatre ans de licence et deux ans de mas­ter). En troi­sième année, nous avons appris l’existence du double cur­sus avec Poly­tech­nique, école dont notre père connais­sait la répu­ta­tion d’excellence. Il nous a encou­ra­gées à étu­dier à l’étranger et nous avons ten­té l’expérience. Ce n’était pas un pro­jet très défi­ni de notre part, nous avons vu l’annonce, nous avons pos­tu­lé le der­nier jour ! Notre uni­ver­si­té nous a payé les billets d’avion pour venir pas­ser les concours et nous, nous pen­sions sur­tout à « voir Paris et mou­rir » comme dit un pro­verbe russe. C’était au mois d’avril, les arbres étaient en fleurs, c’était très beau ! Et nous avons été prises toutes les deux. À la fin de l’année, nous aurons notre mémoire de mas­ter à sou­te­nir en Russie.

Ça ne vous a pas fait peur de postuler dans une école qui donne les cours en français ?

M : L’École poly­tech­nique fait beau­coup d’effort pour accueillir et inté­grer les étran­gers, nous savions qu’il y avait les stages lin­guis­tiques à Vil­le­neuve-sur-Lot et du temps pour apprendre le fran­çais. Nous aurions été plus inquiètes d’intégrer une for­ma­tion anglo­phone sans stage de pré­pa­ra­tion que de par­tir de zéro. 

Après vos quatre mois d’immersion, vous arrivez sur le plateau. Qu’est-ce qui a été un choc ?

M : Le choc, c’est le yaourt qu’on mange pour le des­sert, car en Rus­sie, on le mange au petit-déjeu­ner ! Et à Vil­le­neuve-sur-Lot, on ren­trait avec les chaus­sures dans la mai­son alors qu’en Rus­sie, on enlève ses chaussures.

D : Les cours sur slides nous ont beau­coup sur­prises aus­si et la varié­té des natio­na­li­tés. Nous avons de très bons amis étran­gers, un de nos meilleurs amis est cambodgien.

“Nous aurions été plus inquiètes d’intégrer une
formation anglophone sans stage de préparation que de partir de zéro”

Quel est votre projet ?

M : En juillet, nous finis­sons nos cours à Télé­com et nous sou­te­nons notre mémoire en Rus­sie puis nous par­tons pour six mois de stage. J’ai déjà fait un stage chez Atos Bull dans un dépar­te­ment de R & D qui fait du cal­cul quan­tique, mon pro­gramme de mas­ter. J’ai beau­coup aimé cette expé­rience qui m’a don­né envie de conti­nuer ma car­rière dans la recherche et notam­ment de faire une thèse. Le pro­jet exact reste encore à définir.

D : Et moi, j’étais en stage à Mar­seille dans une start-up mar­seillaise dans la med­tech, Vol­ta Medi­cal, et qui a été cofon­dée par Théo­phile Mohr Dur­dez (2014). J’ai fait mon stage de 3e année là-bas, l’équipe est très cool, jeune d’esprit, ça m’a bien plu. Ils m’ont pro­po­sé de reve­nir en stage après Télécom.

Quand on vous écoute, on sent que ça s’est bien passé. Y a‑t-il eu des moments difficiles ?

M : Le pre­mier mois, à leur retour de stage FHM, les élèves ne parlent que de leur stage dans un fran­çais très rapide, et là, c’est très dif­fi­cile de pla­cer un mot dans la conver­sa­tion. Et puis, nous sommes loin de nos familles, sans pou­voir ren­trer chez nous. Cer­tains élèves vivent mal les week-ends sur le pla­teau. Le côté mai­son me man­quait beau­coup. Pen­dant mon stage aux Clayes-sous-Bois, j’ai loué un appar­te­ment à Ver­sailles et j’ai beau­coup appré­cié avoir mon chez-moi, plu­tôt que seule­ment ma chambre. Quand des amis fran­çais nous invi­taient chez eux, ça fai­sait plai­sir juste d’entrer dans une mai­son qui est entre­te­nue par une famille avec amour. C’est un peu dif­fé­rent des bars d’étage !

D : Quand on est étran­ger, on se demande qui on est dans cette nou­velle « com­mu­nau­té » ; avant, nous avions notre place, notre his­toire, notre langue, nos amis et quand on arrive, on repart de zéro, ce qui n’est pas très facile. Les binets, les sec­tions aident à se ren­con­trer, à se mélan­ger. À l’X, on a construit une socié­té unique dans son genre, avec ses règles, ses lois, etc. C’est une façon de coha­bi­ter et de gran­dir vrai­ment riche, mais par­fois aus­si assez dif­fi­cile à vivre. Et c’est le cas pour tout le monde, même pour les Fran­çais. Et devoir se prendre en main, com­prendre toute la bureau­cra­tie fran­çaise, ça apprend à vivre aussi ! 

M : On a reçu aus­si beau­coup de gen­tillesse de la part des Fran­çais. La sec­tion nous a beau­coup aidées, on nous a aidées pour notre démé­na­ge­ment, quand j’ai eu une entorse, etc. Pour une loca­tion d’appartement, le père d’un ami s’est por­té garant pour nous. 

Qu’est-ce que vous avez préféré de votre passage à l’École ?

D : Il y a tel­le­ment de choses ! Moi, c’est sur­tout la kès, j’étais kes­sière inter et j’étais contente d’aider les élèves étran­gers comme moi et de tra­vailler avec des gens incroyables sur les pro­jets pas­sion­nants. Je m’entends très bien avec les quinze kes­siers, des élèves très impli­qués dans la vie de la pro­mo ; cer­tains très proches sont aus­si des amis de Rita (ndlr Mar­ga­ri­ta). La sec­tion bas­ket est deve­nue presque une deuxième famille, j’ai été heu­reuse de pas­ser ces deux années sous le même toit avec ces gens mer­veilleux. Le bal de l’X est aus­si un très bon sou­ve­nir en deuxième année.

M : J’étais cheffe de l’association des pom-pom girls et j’ai beau­coup aimé. Nous avons par­ti­ci­pé à des com­pé­ti­tions (en Rus­sie, c’est beau­coup plus spor­tif qu’en France) et nous avons gagné des médailles que j’étais très fière de rap­por­ter au colo­nel Cuzon. Je me suis fait beau­coup d’amis. Et sans le remar­quer, je pense que nous avons beau­coup chan­gé nous-mêmes en chan­geant de pays et de culture et ce chan­ge­ment me plaît. La remise des bicornes est aus­si un très bon sou­ve­nir, un bel échange entre les géné­ra­tions, avec nos par­rains ou mar­raines, un moment très solen­nel et émouvant.

Qu’est-ce que ça fait de recevoir un uniforme militaire et un bicorne quand on est russes ?

D : Nous avons même défi­lé le 14 Juillet !

M : Avec du recul, je me dis que j’aurais dû lais­ser ma place à un Fran­çais dont c’est le rêve depuis qu’il est petit. Comme il y a un quo­ta de filles à res­pec­ter, nous étions prio­ri­taires. Et nous étions très fières de le faire. C’était un grand moment.

D : L’aspect mili­taire ne nous a pas gênées car, comme nous avions pra­ti­qué la danse clas­sique en Rus­sie, nous connais­sions la dis­ci­pline ! Et quand il y a le lever des cou­leurs de son propre pays, c’est un moment fort, tu es recon­nais­sante, tu es là par­mi les autres avec ton uni­forme et tu repré­sentes ton pays.

Comment voyez-vous l’avenir après Polytechnique ?

M : Je pense faire une thèse, sans doute en Europe, car je me sens plus à l’aise en tant que scien­ti­fique ingé­nieure plu­tôt que comme ges­tion­naire ou busi­ness­wo­man. Nous avons com­men­cé à beau­coup aimer la France depuis que nous avons com­men­cé à tra­vailler. Main­te­nant quand nous allons à l’étranger, la baguette de pain nous manque ! Et je dis : « Chez nous, en France, c’est beau­coup mieux. »

D : Et nous connais­sons La Mar­seillaise ! Pour ma part, je vais faire mon stage à Mar­seille et très pro­ba­ble­ment, j’y res­te­rai pour tra­vailler au début de ma carrière.

Parlons de votre héritage culturel. Êtes-vous orthodoxes ?

M : Nous nous défi­nis­sons plu­tôt comme des agnos­tiques comme beau­coup depuis l’époque sovié­tique. Après, nous n’avons pas vrai­ment un point de vue défi­ni sur la religion. 

D : Nos deux parents ne sont pas croyants, mais nous avons gar­dé des tra­di­tions de nos familles. Nous avons été éle­vées avec le res­pect de toutes les croyances, la com­pré­hen­sion qu’il s’agit d’une affaire per­son­nelle de cha­cun. La mère de notre père était ortho­doxe, pas croyante, mais avec l’âge, la pra­tique reli­gieuse est reve­nue. Du côté de notre mère, c’est pareil ; avec l’âge, nos grands-parents ont com­men­cé à lire le Coran, car le Kaza­khs­tan est un pays musul­man. Comme les tra­di­tions de ces pays ont quand même été influen­cées par leurs reli­gions prin­ci­pales, nous avons exer­cé des tra­di­tions des deux sans vrai­ment faire réfé­rence à leur côté religieux.

Comment définiriez-vous votre milieu social ?

M : Notre mère a une ori­gine plu­tôt pay­sanne et notre père vient d’une famille d’universitaires.

D : Les deux ont fait des études uni­ver­si­taires. Mais en Rus­sie, il n’y a pas vrai­ment de classes sociales. Les gens qui ont fait for­tune au moment des pri­va­ti­sa­tions sont plu­tôt vus comme des cri­mi­nels. Du coup, on ne sait pas si on peut les appe­ler « bour­geoi­sie » car ils n’ont pas les tra­di­tions de la classe bourgeoise.

M : C’est une sorte de bour­geoi­sie style nou­veaux riches. En France, on dirait qu’il y a des dif­fé­rences cultu­relles entre les classes sociales : les gens n’écoutent pas la même musique, ils ne vont pas aux mêmes endroits en vacances, ils ne mangent pas la même chose, ne s’habillent pas de la même façon, etc. Alors qu’en Rus­sie l’héritage sovié­tique fait que presque tout le monde fait à peu près la même chose, par tra­di­tion d’égalité. Bien sûr, la Rus­sie est un grand pays qui connaît une forte diver­si­té dans beau­coup de dimen­sions (natio­na­li­tés, carac­tères, modes de vies, etc.) mais elle n’est pas d’abord liée aux classes sociales. Ces varia­tions cultu­relles ne dépendent pas majo­ri­tai­re­ment des niveaux de reve­nus. Quant à l’aristocratie, on n’en parle pas en Rus­sie, on ne les connaît pas, ils sont par­tis à Nice !

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