À la découverte du capital social dans les organisations publiques
Le capital social est un concept dont la formalisation remonte à une dizaine d’années. Le sociologue américain, Robert Putnam, fut l’un des premiers à le définir à partir d’études sur le développement comparé des régions du nord et du sud de l’Italie. Il s’agissait, initialement, de retracer “ les traits de la vie sociale – les réseaux, les normes et la confiance – qui permettent aux participants d’agir ensemble plus efficacement dans la poursuite d’objectifs partagés. Le capital social, en un mot, fait référence aux connexions sociales et aux normes et à la confiance qui les sous-tendent. ” Il est de plus en plus mobilisé, tant à l’appui de travaux théoriques, en économie et en sociologie notamment, que dans l’application qui en est faite pour optimiser le fonctionnement des organisations. Encore peu connu en France, le capital social mérite d’être mis au premier rang des outils de gestion qui permettent une administration plus performante et, en même temps, plus humaine.
Qu’est-ce que le capital social ?
L’importance des » valeurs » dans la définition du capital social
Toutes les définitions du capital social gravitent autour de l’ensemble des réseaux, des normes, des relations, des valeurs et des sanctions informelles qui forment la quantité et la qualité des interactions sociales d’un groupe d’individus. Il lui est traditionnellement attribué trois composantes :
- les réseaux sociaux (qui connaît qui) fournissent l’accès aux informations, apportent le soutien et les avantages ;
- les normes sociales (les » règles » informelles qui indiquent aux membres des réseaux comment ils doivent se comporter les uns envers les autres) préconisent une conduite éthique, la confiance, la réciprocité, le respect de la dignité de l’autre ;
- les sanctions (les processus qui permettent de s’assurer que les membres des réseaux respectent les règles) prévoient les récompenses comme les punitions liées au respect ou au non-respect des normes.
Les notions de » valeurs » et d’éthique sont les éléments discriminants qui définissent le capital social et les théories qui le fondent. Comme des événements récents l’ont montré à travers le monde, qu’il s’agisse du fonctionnement des marchés financiers, des marchés de biens et de services, ou des politiques sanitaires et de protection des consommateurs, la notion de confiance, ou de rétablissement rapide et durable de la confiance, apparaît fondamentale.
L’apport de la théorie des réseaux complexes dans l’analyse du fonctionnement des systèmes administratifs publics
Si le capital social se nourrit de valeurs, il peut à l’inverse se détériorer sous l’influence de » contre-valeurs « , comme la dissimulation, le mensonge, l’arbitraire et l’opacité, mises en œuvre soit par des individus, soit par des groupes d’individus que Putnam nomme des » mafias « . Le fonctionnement du capital social s’est beaucoup enrichi des théories relatives aux dérives de ces » policy networks « , réseaux d’influence et de pouvoir, toujours prêts à se développer sous la forme de déviances sectaires ou claniques au sein de tout système clos et très hiérarchisé, dépourvu de contrôle démocratique et de contre-pouvoirs effectifs. » Les stocks de capital social comme la confiance, les normes et les réseaux tendent à s’autorenforcer et à être cumulatifs. Les cercles vertueux ont pour effet des niveaux d’équilibre sociaux avec de hauts niveaux de coopération, de confiance, d’engagements de réciprocité civique et de bien-être collectif… L’absence de fiabilité, le manque de confiance, l’exploitation, l’isolement, le désordre et la stagnation se nourrissent les uns des autres dans les miasmes étouffants des cercles vicieux » (Fine, 2001).
Ce champ de la recherche sur le fonctionnement » caché » et en même temps » coûteux » des administrations publiques est en plein développement : pourquoi ces concepts sont-ils mobilisés avec autant de succès par les économistes, les sociologues et les historiens qui réfléchissent au fonctionnement de la sphère publique ?
D’abord, parce que l’appropriation de certaines parties de la sphère publique par des » réseaux » non officiels pose problème au regard du contrôle des activités publiques par les citoyens ou leurs représentants. En d’autres termes, elle soulève la question de l’exercice réel de la démocratie. Les théories portant sur un nécessaire contrôle public et objectif de l’action administrative sont du reste en fort développement dans les pays anglo-saxons1.
Ensuite, parce que la responsabilité personnelle du fonctionnaire est étudiée depuis les dernières années, en France comme à l’étranger, et qu’elle tombe de plus en plus souvent sous le coup de la loi pénale : la participation collective à des entreprises totalitaires, ou la participation individuelle à des comportements non éthiques comme les violences au travail (harcèlement sexuel, harcèlement moral par exemple) font désormais l’objet de réflexions par des administrations nationales, des organisations non gouvernementales et certaines institutions transgouvernementales2.
Mais le succès du capital social comme outil d’analyse des performances de la sphère publique auprès des économistes ne s’explique pas que par des raisons déontologiques. Il se justifie aussi par le fait que le capital social constitue l’un des rares réservoirs d’économies budgétaires à attendre dans le fonctionnement de la sphère publique.
Gâchis social et gâchis économique
Les analyses classiques du capital qui réduisaient celui-ci aux seuls actifs financiers ou physiques tendaient à sous-estimer la nature sociale des administrations publiques. Elles négligeaient en particulier la valeur économique des liens sociaux et des valeurs communes à leurs salariés. La théorie comme la pratique montrent que négliger ces valeurs conduit à accroître les dysfonctionnements, et, partant, les coûts directs autant que les déséconomies externes. La baisse de confiance dans le fonctionnement de l’organisation, l’absentéisme, le départ de salariés, la désorganisation au travail et la baisse de productivité en découlent. De ce point de vue, l’on peut dire que les conduites non éthiques dans l’organisation détruisent de la valeur, et constituent un » gâchis social » aussi bien qu’un » gâchis économique « . La connaissance et la mise en œuvre des règles de gestion inspirées de la théorie du capital social sont à même de prévenir et de corriger ces dysfonctionnements.
Capital social et nouvelles gestions des ressources humaines dans les fonctions publiques en Europe
Le capital social s’inscrit dans un mouvement qui tend à accroître la performance et en même temps à introduire plus d’humanité dans le fonctionnement des administrations publiques, à travers la gestion des ressources humaines.
Quelques » bonnes pratiques » de la gestion des ressources humaines dans le secteur public à l’étranger
Les progrès de l’intégration des facteurs constitutifs du capital social ont été particulièrement rapides au niveau communautaire. L’Union européenne a en effet tracé la voie au développement de pratiques nouvelles dans le champ du social, alors qu’elle tentait de moderniser et d’accroître la qualité des administrations publiques. Sous l’impulsion des ministères de la Fonction publique des Quinze États membres, le » Cadre commun d’évaluation » (Common Assessment Framework, ou » CAF ») a notamment été développé. Il s’agit d’un outil d’évaluation et d’aide à la gestion de la qualité dans la sphère publique. L’une des caractéristiques du CAF est de s’appuyer sur l’ensemble des personnels de l’organisation. Le CAF s’attache à recueillir et tirer parti des connaissances et de l’expérience de ces personnels. Il vise à créer un sentiment » d’appartenance « , une compréhension commune et un même langage au sein de l’organisation.
Des pays comme le Danemark, la Suède ou la Grande-Bretagne utilisent également le concept de capital social comme outil opérationnel depuis plusieurs années.
Au Danemark, le gouvernement a placé le développement de la qualité du secteur public au cœur de son action. Le postulat des autorités danoises est que le citoyen doit avoir le choix entre diverses solutions, et qu’il choisira le secteur public seulement si celui-ci offre une qualité de service satisfaisante. La participation du personnel à la poursuite de la qualité dans le secteur public est ainsi considérée comme l’une des conditions-clés de la réussite. Les divers exemples cités au titre des » bonnes pratiques » par les Danois (Danish Government, 2002) comprennent la bonne circulation de l’information, la recherche du dialogue et d’une influence réelle du personnel dans l’élaboration des décisions, la satisfaction du personnel sur son lieu de travail, une vision commune de la politique de l’organisation, des valeurs communément partagées par ses membres. On y retrouve, là encore, les principales composantes du capital social.
En Suède, la politique de la qualité a été développée de manière particulièrement poussée dans la police. Les Suédois insistent sur la notion de cohésion des équipes, encouragée par des techniques de consultation des individus sur la manière dont ils jugent la marche de leur service. S’y s’ajoutent des outils de communication fédérateurs » scorecards » entre membres d’une équipe. Les discussions entre la hiérarchie et l’ensemble des policiers sont une composante essentielle de cette approche participative. L’un des axes centraux de cette politique est la référence explicite et constante à la démocratie et à l’éthique. Il ne s’agit pas ici d’abstractions, mais bien de concepts mobilisateurs, dont la mise en œuvre doit déboucher sur une influence accrue des citoyens dans le travail de la police. C’est un véritable partenariat qui, à travers le dialogue et la confiance, doit associer police et citoyens pour lutter contre les délits et, plus généralement, l’insécurité. Le ministère de l’Intérieur français a commencé à mettre en œuvre de tels outils, qui devraient se développer à l’avenir dans notre pays.
Un exemple d’extension du champ du capital social : le whistleblowing3 au Royaume-Uni
Selon Putnam, » l’incivisme » est au nombre des critères qui participent au déficit du capital social. On peut avancer que, parallèlement, le manque de vigilance d’un salarié pour le bon fonctionnement de son organisation, voire sa propension à ne pas révéler les graves dysfonctionnements dont il serait le témoin, sont également l’indice d’un risque de dérives et de coûts accrus, en termes humains comme en termes financiers. À cet égard, il est intéressant de noter l’existence d’une loi qui, depuis 1998, permet aux membres de toute organisation au Royaume-Uni de dénoncer, dans l’intérêt public et suivant des règles très précisément définies, une activité illégale ou dangereuse dont il serait le témoin. Ce texte apparaît particulièrement utile dans la sphère publique, où les modes de gestion des ressources humaines sont encore traditionnellement marqués, plus que dans la sphère privée, par le poids des traditions hiérarchiques et de la culture du secret qui en est issue.
Capital social et nouveau » marché global de l’action publique »
Le capital social trouve une utilité particulière pour éclairer le fonctionnement d’un nouveau marché en plein développement, le » marché global de l’action publique » (Bukspan, 2002). Celui-ci met les États en situation de concurrence pour certaines de leurs activités économiques, comme l’accueil d’investissements étrangers. Certains pays ont une forte conscience de l’existence d’une telle concurrence, veulent y exceller, et l’utilisent comme un levier puissant à la modernisation de leurs administrations.
On remarque en particulier que des États membres de l’Union créent ou adaptent depuis quelques années de nouvelles normes de gestion des ressources humaines. Celles-ci sont assez souples et efficaces pour se diffuser aussi bien dans d’autres administrations que dans des entreprises privées, y compris à l’étranger, et ce aux bénéfices politique et économique du pays d’où elles sont issues. Ces normes, comme » Investors in People » par exemple, sont justement fondées sur les principes qui régissent le capital social. L’accent y est explicitement mis sur les valeurs d’éthique, de transparence et de justice. Elles prévoient la communication constructive entre employés et direction, la concertation de groupes représentatifs sur les missions et les objectifs de l’organisation, l’évaluation sincère et formalisée des performances qui limite les risques d’arbitraire et de discrimination et respecte la dignité des personnes. L’organisation espère que la publicité induite par l’adoption de la norme sur les hauts standards de moralité et de qualité auxquels elle se soumet fera venir à elle des personnels de valeur qui l’aideront à atteindre ses objectifs de compétitivité sur les marchés mondiaux.
Capital social et affaiblissement du modèle républicain traditionnel en France
Mais c’est sans doute en France, au-delà des réflexions managériales, que la notion de capital social renvoie le plus à l’affaiblissement du modèle républicain traditionnel4. Accepter honnêtement de considérer que les administrations sont aussi des systèmes faillibles, que les individus qui les dirigent et les animent peuvent également faillir, qu’il est important de le savoir pour prévenir, voire remédier aux dysfonctionnements que des comportements contraires aux valeurs du capital social peuvent engendrer serait un grand pas vers l’efficacité accrue de la sphère publique en France.
Cette évolution est particulièrement utile dans un pays comme le nôtre, où l’endogamie entre hauts fonctionnaires, membres du Parlement, membres de l’exécutif gouvernemental, chefs de grandes entreprises, patrons de groupes financiers et responsables des médias et de la presse, pour la plupart issus des mêmes écoles, semble parfois conduire à des dérives de » caste » dont l’actualité la plus récente démontre le caractère antiéconomique pour le contribuable français.
Il est également temps que la sphère publique française découvre à son tour les avantages que présente le recours au concept de capital social pour rendre plus effective la volonté de réforme de l’action administrative et de l’État. Les réformes doivent en effet s’accompagner de la prise en compte du sort des acteurs chargés de les mettre en œuvre. Si tel n’est pas le cas, si les valeurs telles que la transparence, l’absence d’arbitraire, une communication honnête, la bonne utilisation des compétences ne sont pas au cœur de l’action, le risque existe que les agents et les citoyens n’adhèrent pas aux réformes. Or le but est d’améliorer le système administratif français en le réformant pour contribuer au redressement économique, et ce alors que des mutations conséquentes s’opèrent déjà chez nos voisins de l’Union.
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1. Voir Unmasking administrative evil, Adams et Balfour, Sage Publications, USA, 1998.
2. Voir Colloque organisé en novembre 2003 à la Sorbonne par la SEI de l’Association française de science politique sous la direction du Professeur Guillaume Devin sur les solidarités.
3. Littéralement » souffler dans le sifflet « , ou » tirer la sonnette d’alarme « .
4. Voir J.-L. Bodiguel, » Pourquoi a‑t-on tant besoin d’éthique ? » in Éthique Publique, INRS, Canada, 2002.