André Boulloche (34) mai 1945, 15 jours après le retour de déportation.

A la mémoire d’André Boulloche (34), compagnon de la Libération, 1915–1978

Dossier : Libres proposMagazine N°583 Mars 2003
Par Jacques BOURDILLON (45)

Le 16 mars 1978 André Boul­loche nous quit­tait : il n’a pas sur­vé­cu à un acci­dent d’a­vion dans le mas­sif du Mar­zell en Alle­magne. Le 16 mars 2003 nous pen­se­rons à lui, à sa famille à ses amis.

La Jaune et la Rouge m’offre le très grand hon­neur d’é­vo­quer aujourd’­hui sa mémoire. J’ai donc le pri­vi­lège de pré­sen­ter aux lec­teurs les mul­tiples facettes de cet homme excep­tion­nel : résis­tant de la pre­mière heure, grand patriote fran­çais, déco­lo­ni­sa­teur fervent, fidèle ser­vi­teur de l’É­tat, Euro­péen convain­cu, mili­tant socia­liste, musi­cien et poète à ses heures.

Je me suis atta­ché à le resi­tuer dans plu­sieurs ensembles rela­tion­nels : la Résis­tance, ses amis du Maroc, les par­ti­sans de la paix en Algé­rie, sa pro­mo­tion de l’X, le par­ti socia­liste, sa famille.

Je crois utile d’é­vo­quer quelques-uns de ses amis que j’ai eu l’hon­neur et le plai­sir de connaître : André Pos­tel- Vinay, Jean Audi­bert, Jean Rama­dier, Pierre Pari­net, Pierre Sudreau, Michel Rous­se­lot, Fran­çois Zan­not­ti, ses cama­rades de pro­mo­tion Safi Asfia, Paul Bour­rières et Robert Mit­ter­rand, enfin quelques per­son­na­li­tés émi­nentes qui ont joué un rôle majeur dans son exis­tence : Ger­maine Til­lion, Hubert Rous­sel­lier, Gas­ton Def­ferre, Ber­nard Ver­nier-Pal­liez, Jacques Chaban-Delmas.

Ayant été en fonc­tion au Maroc de 1960 à 1965, au titre de la coopé­ra­tion fran­co-maro­caine, j’ai pu appré­cier le sou­ve­nir extra­or­di­naire lais­sé par André Boul­loche chez la plu­part des jeunes ingé­nieurs maro­cains : ils savent tous que c’est lui qui, sou­cieux de la for­ma­tion des cadres maro­cains, leur a ouvert très lar­ge­ment la porte des grandes écoles fran­çaises. Je me per­met­trai d’a­jou­ter que ce n’est pas un hasard si l’A­mi­cale maro­caine des ingé­nieurs des Ponts et Chaus­sées est l’une des plus nom­breuses et des mieux orga­ni­sées au monde.

Avant de retra­cer suc­cinc­te­ment son iti­né­raire fou­droyant, je rap­pel­le­rai les mots élo­gieux pro­non­cés à son égard par deux per­son­na­li­tés situées en des points extrêmes de l’é­chi­quier poli­tique : Fran­çois Mit­ter­rand le voit rigou­reux, tolé­rant, et enra­ci­né à Mont­bé­liard : « Sa rigueur et sa tolé­rance, dit-il, ont créé à Mont­bé­liard une sorte de couple pro­ba­ble­ment unique », pour Ray­mond Barre : « Ce fut un homme de cœur, un homme de convic­tions, un homme d’hon­neur, dont la modes­tie ne par­ve­nait pas à dis­si­mu­ler le talent. »

Le refus de la capitulation de 1940, la Résistance, la déportation

Après la défaite de juin 1940, la famille d’An­dré Boul­loche refuse en bloc l’ar­mis­tice, le régime de Vichy et la collaboration.


Mai 1945, 15 jours après le retour de déportation.

Tous vont par­ti­ci­per de façon active à la Résis­tance. Trois d’entre eux vont mou­rir en dépor­ta­tion : sa mère Hélène à Ravens­brück le 25 octobre 1944, son frère Robert, ins­pec­teur des finances, à Ell­rich (annexe de Dora – Buchen­wald) le 20 jan­vier 1945, son père Jacques, ingé­nieur géné­ral des Ponts et Chaus­sées, à Buchen­wald le 19 février 1945.

Ses sœurs Jac­que­line et Chris­tiane (qui plus tard épou­se­ra Jean Audi­bert) se met­tront à la dis­po­si­tion de la Résis­tance pari­sienne comme agents de liai­son (boîtes aux lettres, trans­mis­sions de cour­rier, para­chu­tages). En juin 1944, Chris­tiane et Jac­que­line rejoignent le maquis Camille dans le Mor­van dont le camp (Ver­mot) sera atta­qué les 26 et 27 juin par les Alle­mands à proxi­mi­té de Dun-les-Places (vil­lage qui subi­ra de ter­ribles représailles).

1942 : André rejoint Londres et s’en­gage au BCRA (Bureau cen­tral de ren­sei­gne­ment et d’action).

Ren­tré en France en 1943 comme délé­gué mili­taire pour Paris et sa région, il est arrê­té par la Ges­ta­po en 1944 suite à une dénon­cia­tion. Bles­sé au ventre, il est opé­ré, et lais­sé sans soins post­opé­ra­toires dans une cel­lule de la « pri­son-hôpi­tal » de la Pitié (pavillon Quen­tin). Il échoue dans une ten­ta­tive d’évasion.

Incar­cé­ré à Fresnes en février 1944, il est trans­fé­ré à Com­piègne et dépor­té à Ausch­witz, lieu de ras­sem­ble­ment des Juifs et des résis­tants de toutes ori­gines : le train devait être exter­mi­né dans sa tota­li­té en repré­sailles de l’exé­cu­tion de Pucheu à Alger ! Les Alle­mands ayant chan­gé d’a­vis, il est envoyé à Buchen­wald, puis à Flos­sen­burg où il sera libé­ré par les Amé­ri­cains le 23 avril 1945.

Au service de la France : restructurer l’armée, contribuer aux indépendances (Maroc, Algérie)

Après un voyage d’é­tudes d’un an aux États-Unis, André Boul­loche entre en 1947 au cabi­net du Pre­mier ministre Paul Rama­dier dont il devien­dra rapi­de­ment le Direc­teur. Avec le même Paul Rama­dier deve­nu ministre de la Défense, il contri­bue­ra à la moder­ni­sa­tion des indus­tries de l’ar­me­ment et à la restruc­tu­ra­tion de nos armées, il veille­ra notam­ment à la relance de l’in­dus­trie aéro­nau­tique. Dans ces fonc­tions il se révé­le­ra un orga­ni­sa­teur d’une rare efficacité…

Chro­no­lo­gie succincte

► 7 sep­tembre 1915 : nais­sance d’An­dré Boul­loche à Paris.
► 1940 après la défaite : ingé­nieur des Ponts à Sois­sons, il orga­nise un réseau de renseignements.
► 1942 : il rejoint les Forces Fran­çaises Libres à Londres.
► 1943 : retour en France comme délé­gué mili­taire du BCRA pour la région parisienne.
► 1944 : arres­ta­tion par la Ges­ta­po, bles­sure, déportation.
► 1946 : un an aux États-Unis.
► 1947–1948 : cabi­nets de Paul Ramadier.
► 1955–1957 : Maroc.
► 1958 : ministre délé­gué à la Pré­si­dence du Conseil du gou­ver­ne­ment de Gaulle.
► 1959 : ministre de l’É­du­ca­tion du gou­ver­ne­ment Debré.
► 1965 : maire de Mont­bé­liard, pré­sident du dis­trict urbain du pays de Montbéliard.
► 1966 : pré­sident de l’Ins­ti­tut du com­merce international.
► 1967 : élu dépu­té du Doubs.
► 16 mars 1978 : mort dans un acci­dent d’avion.

En 1955, Gil­bert Grand­val est appe­lé à la fonc­tion de Résident géné­ral au Maroc pour pré­pa­rer l’in­dé­pen­dance : tous les direc­teurs de l’ad­mi­nis­tra­tion du pro­tec­to­rat sont alors chan­gés. En août 1955 André Boul­loche est nom­mé direc­teur des tra­vaux publics en rem­pla­ce­ment de Georges Girard dont l’œuvre avait été una­ni­me­ment appréciée.

En 1956, dès la prise de pou­voir de Moham­med V de retour de son exil à Mada­gas­car, André Boul­loche accepte le poste de secré­taire géné­ral du minis­tère des Tra­vaux publics auprès d’un jeune ministre Moham­med Doui­ri (X 48, son cadet d’une quin­zaine d’an­nées)… mis­sion dif­fi­cile dont il s’ac­quit­te­ra avec succès.

Il aura donc été le der­nier direc­teur des Ponts et Chaus­sées du pro­tec­to­rat et le pre­mier secré­taire géné­ral des Tra­vaux Publics du Maroc indé­pen­dant. Dans ces deux fonc­tions, il a conti­nué de ser­vir la France. Dans cette période de tran­si­tion il a trou­vé des solu­tions à quelques pro­blèmes déli­cats (entre la France et le Maroc, entre le sec­teur public et le sec­teur pri­vé). Il a réglé notam­ment la ques­tion de l’in­dem­ni­sa­tion des entre­pre­neurs pour la période des troubles (cir­cu­laire Boul­loche). Il a contri­bué à un véri­table renou­veau dans le domaine des tra­vaux publics : créa­tion de Royal Air Maroc, che­mins de fer, élec­tri­ci­té, adduc­tion et dis­tri­bu­tion de l’eau, ports de Moham­me­dia (ex-Féda­la) et de Tan­ger. Mais son prin­ci­pal sou­ci aura été la for­ma­tion des futurs cadres du nou­veau Maroc. Sa mis­sion se ter­mine fin 1957, il est rem­pla­cé dans ses fonc­tions par son col­lègue et ami Pierre Pari­net (38).

À son retour en France, André Boul­loche est par­ti­cu­liè­re­ment inquiet, il vit dans la han­tise des menaces que les évé­ne­ments d’Al­gé­rie font peser sur la démo­cra­tie fran­çaise : l’es­sen­tiel pour lui est d’ar­rê­ter cette guerre insen­sée, et de négo­cier la paix dans l’in­té­rêt des deux peuples, mais pour y par­ve­nir, il faut un gou­ver­ne­ment qui s’en­gage. Très sen­sible au mes­sage que lui adresse Ger­maine Til­lion, il estime en fin de compte que seul le géné­ral de Gaulle pour­ra évi­ter à la France une dic­ta­ture de droite. Il accepte suc­ces­si­ve­ment le poste de ministre délé­gué à la Pré­si­dence du Conseil du der­nier gou­ver­ne­ment de la IVe Répu­blique, puis, sans en réfé­rer au Par­ti socia­liste, celui de ministre de l’É­du­ca­tion natio­nale du pre­mier gou­ver­ne­ment de la Ve Répu­blique (8 jan­vier 1959 au 19 décembre 1959).

Il explique sa posi­tion comme suit : « La guerre d’Al­gé­rie ronge comme un acide le tis­su natio­nal, les civils ont peur des mili­taires, les mili­taires se méfient des gou­ver­nants, une par­tie de la jeu­nesse doute de la cause pour laquelle elle se bat, par­mi les cher­cheurs, les écri­vains, les ensei­gnants, beau­coup se sentent injus­te­ment soup­çon­nés de tra­hi­son, dans ce cli­mat, les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques sont mena­cées. » Il croit devoir la pré­ci­ser dans un mes­sage à Guy Mol­let : « Il n’y a pas que la poli­tique éco­no­mique, il y a aus­si l’Al­gé­rie et la Com­mu­nau­té pour les­quelles les idées du nou­veau Pré­sident de la Répu­blique sont très proches des nôtres. Allons-nous le lais­ser seul alors qu’une par­tie de son entou­rage est éloi­gnée de nos idées, au risque de lui reti­rer un concours peut- être déci­sif à une poli­tique dont le suc­cès nous paraît indispensable ? »

Il quit­te­ra cepen­dant le minis­tère de l’É­du­ca­tion en décembre 1959 suite à un dif­fé­rend avec Michel Debré, por­tant sur les aides de l’É­tat à l’é­cole pri­vée, mais il ne ces­se­ra jamais de har­ce­ler le géné­ral de Gaulle sur la ques­tion algé­rienne jus­qu’à ce que l’in­dé­pen­dance soit deve­nue inévitable.

Au service de l’Europe

André Boul­loche était aus­si un Euro­péen convain­cu. Jacques Cha­ban-Del­mas a très bien su rap­pe­ler la dimen­sion euro­péenne de son acti­vi­té poli­tique : « Membre du Conseil de l’Eu­rope depuis juillet 1973, pré­sident du Comi­té mixte euro­péen de coopé­ra­tion scien­ti­fique, il a joué un rôle consi­dé­rable lors de la IVème Confé­rence par­le­men­taire et scien­ti­fique de Flo­rence en 1975. »

Pour Fran­çois Mit­ter­rand : « André Boul­loche a vou­lu subli­mer ses com­bats et ses souf­frances, comme s’il avait ren­con­tré dans l’Eu­rope une capa­ci­té pour l’hu­ma­ni­té tout entière de construire l’un des élé­ments de la paix et de l’har­mo­nie entre les peuples… se tour­nant vers les Alle­mands, en Alle­magne où il avait tant souf­fert, il a su leur dire : mes amis. »

André Boul­loche déclare d’ailleurs lui-même : « Notre impa­tience est grande de voir l’Eu­rope s’u­nir enfin. Lorsque nous regar­dons le che­min par­cou­ru depuis La Haye en 1948 où celui qui vous parle se trou­vait déjà, depuis Rome en 1958, force est de consta­ter que le magni­fique élan vers l’Eu­rope unie a per­du quelque peu de son dyna­misme, et même de son pou­voir de per­sua­sion… dans un pareil domaine, qui n’a­vance pas recule. »

Un homme d’action, un penseur du progrès au service des hommes

André Boulloche (34)Après son départ du gou­ver­ne­ment Debré, André Boul­loche reprend sa carte du PS et se met au ser­vice de la Franche-Com­té. Dépu­té-maire de Mont­bé­liard, il se révèle une fois de plus un homme d’ac­tion excep­tion­nel­le­ment effi­cace : il se dépense sans comp­ter pour sti­mu­ler le déve­lop­pe­ment des col­lec­ti­vi­tés qui lui ont fait confiance. L’im­mo­bi­lisme ? Ce terme doit être ban­ni pour qua­li­fier sa ges­tion muni­ci­pale : de 1965 à 1978, cinq mille loge­ments seront construits, trois cents hec­tares de ter­rain seront acquis par la ville, qua­rante hec­tares d’es­paces verts seront amé­na­gés, vingt-trois kilo­mètres de voies publiques, trente-neuf kilo­mètres d’é­gouts, neuf écoles mater­nelles, quatre écoles pri­maires, deux Ces, un lycée, une halle poly­va­lente, quatre gym­nases seront réalisés.

La pen­sée d’An­dré Boul­loche ne peut pas être résu­mée en quelques lignes : je me bor­ne­rai à évo­quer sa confiance dans l’homme et dans l’es­prit humain : sou­hai­tant mettre la science au ser­vice de l’hu­ma­ni­té, il était pré­oc­cu­pé par l’exis­tence d’une école de pen­sée hos­tile au progrès.

Don­nons-lui encore la parole : « Je m’in­ter­roge sur la vali­di­té d’une démarche qui consiste à mettre en doute les capa­ci­tés de l’homme à résoudre les pro­blèmes de demain avec les moyens d’au­jourd’­hui… Sans vou­loir être trop réso­lu­ment opti­miste, ne sommes-nous pas en droit de pen­ser que l’homme, indi­vi­duel­le­ment ou en groupe est capable de sécré­ter de nou­velles tech­niques men­tales ou même de nou­velles struc­tures men­tales qui per­met­tront de résoudre les pro­blèmes nou­veaux qui vont se poser à lui. Après tout, n’est-ce pas tou­jours ain­si que l’hu­ma­ni­té a pro­gres­sé… Dans plu­sieurs pays, les jeunes semblent se détour­ner des sciences exactes, et cette désaf­fec­tion peut être rap­pro­chée des craintes obs­cures qui se mani­festent à l’en­contre de beau­coup de domaines de la vie natio­nale. Le scep­ti­cisme à l’é­gard de l’ap­proche scien­ti­fique des évé­ne­ments et des pro­blèmes serait-il en train de se géné­ra­li­ser ? L’homme a conquis la pla­nète avec l’u­nique arme de son cer­veau struc­tu­rant, est-il pos­sible qu’il ait ces­sé de lui faire confiance ? S’il en est ain­si, la situa­tion est désespérée. »

André Boul­loche était aus­si un poète, et je crois utile de conclure cet article par la cita­tion d’un poème écrit par lui peu de temps avant sa mort :

« Ô homme, toi qui es né pour tout chan­ger, toi qui as déjà tant trans­for­mé, pour­quoi te donnes-tu tant de mal à employer la puis­sance de ta pen­sée à empê­cher le monde de bouger ?
Pour­quoi laisses-tu une poi­gnée de tes frères for­mer une avant-garde sus­pecte et désa­vouée qui cepen­dant amène les maté­riaux de demain, alors que toi, tu pleures le monde d’hier et te cram­ponnes à celui d’aujourd’hui ? »

Biblio­gra­phie

Charles de Gaulle :  Lettres, Notes et Car­nets juin 1958-décembre 1960, Plon, 1985.
Chris­tiane Boul­loche-Audi­bert : Sou­ve­nirs 1939–1945.
Ouvrage col­lec­tif : André Boul­loche 1915–1978, Grou­pe­ment Gam­ma, 1979.
Revue muni­ci­pale de Mont­bé­liard : Hom­mage à André Boul­loche, numé­ro spé­cial mars 1979.

Poster un commentaire