À la recherche du temps perdu

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°769 Novembre 2021
Par Jean SALMONA (56)

Le Temps qui, d’habitude, n’est pas visible, pour le deve­nir cherche des corps et, par­tout où il les ren­contre, s’en empare pour mon­trer sur eux sa lan­terne magique.

Mar­cel Proust, Le Temps retrouvé.

Nous écou­tons bien plus sou­vent des œuvres que nous connais­sons bien, que nous ne nous ris­quons à en décou­vrir que nous n’avons jamais enten­dues. C’est que, contrai­re­ment à d’autres êtres qui évo­luent avec le temps – des visages, des pay­sages –, nous retrou­vons ces œuvres fami­lières non pas sem­blables mais
rigou­reu­se­ment iden­tiques à elles-mêmes, aus­si sou­vent que nous le sou­hai­tons, nous don­nant ain­si l’illusion déli­cieuse de notre propre péren­ni­té. Et puis, si nous avons de la chance, rap­por­tant une musique à cer­tains moments où nous l’avons enten­due et qui nous ont mar­qués, nous pou­vons revivre ces moments à volon­té en fer­mant les yeux : ain­si, la musique génère presque tou­jours une irré­pres­sible nostalgie.

Shani Diluka – L’album Proust

En ras­sem­blant des pièces en rela­tion avec Proust, qu’elles soient citées dans la Recherche ou que Proust ait mani­fes­té son admi­ra­tion pour le com­po­si­teur, la pia­niste Sha­ni Dilu­ka a pris un risque : que ce soit là un pré­texte futile et qu’aucune uni­té ne se dégage d’une telle jux­ta­po­si­tion. Eh bien, le pari est gagné, et cet ensemble en réa­li­té homo­gène met en évi­dence un style, un esprit, qui furent ceux de la musique fran­çaise au tour­nant des XIXe-XXe siècles.

L’album s’ouvre par une rare­té, le Concer­to pour pia­no et orchestre de Rey­nal­do Hahn, œuvre légère sem­blant une impro­vi­sa­tion dans un salon. On note­ra au pas­sage que, lors de la créa­tion, sous la direc­tion de Rey­nal­do Hahn au Théâtre des Champs-Ély­sées, le concert com­pre­nait trois concer­tos pour pia­no dont ceux de Schu­mann et Ravel, par la pia­niste Mag­da Taglia­fer­ro : quel pia­niste en ferait autant aujourd’hui ?

Par­mi les autres pièces, toutes exquises, de l’album, de Franck, Fau­ré, Debus­sy, Hahn, Mas­se­net, on décou­vri­ra un Noc­turne de Richard Strauss – pre­mier enre­gis­tre­ment mon­dial –, une Élé­gie de Wag­ner et une ver­sion ima­gi­née de la Sonate de Vin­teuil, à par­tir de pièces de Hahn, Ysaye, Cha­mi­nade. Last but not least, Guillaume Gal­lienne lit l’épisode « de la made­leine » sur une musique de
Rey­nal­do Hahn, clô­tu­rant ain­si ce concert très prous­tien qui nous aura trans­por­tés, pour un moment, dans le raf­fi­ne­ment d’un salon pari­sien fin de siècle.

1 CD WARNER

Les quatuors de Saint-Saëns

Est-ce une sorte d’omerta, tout au moins une étrange tra­di­tion, qui fait que, en matière de qua­tuors, les fes­ti­vals et l’édition musi­cale se concentrent sur Haydn, Schu­bert, Debus­sy, Ravel, Bee­tho­ven, et ignorent – ou presque – les superbes qua­tuors de Vincent d’Indy, Chaus­son, Franck, Fau­ré, et ceux de Saint-Saëns ?

Le Qua­tuor n° 1 de Saint-Saëns, créé en 1898, est un pur chef‑d’œuvre. Mar­qué, presque obsé­dé, par les qua­tuors de Bee­tho­ven, Saint-Saëns a bâti sur cet héri­tage théo­ri­que­ment insur­pas­sable ce que l’on peut consi­dé­rer comme l’aboutissement ultime du qua­tuor du XIXe siècle. Décou­vrez-le, dans la lumi­neuse inter­pré­ta­tion du Qua­tuor Tcha­lik – à côté du Qua­tuor n° 2 – et vous y trou­ve­rez, para­doxa­le­ment si vous ne l’avez jamais enten­du, l’écho de musiques enfouies au plus pro­fond de votre incons­cient – peut-être de cer­taine cava­tine… – et qui res­sur­gi­ront, l’espace d’un ins­tant. Proust aurait, dit-on, convo­qué en pleine nuit d’insomnie le Qua­tuor Caplet pour venir lui jouer, à domi­cile, cette musique inef­fable – le plus prous­tien des quatuors.

1 CD ALKONOST

Au fond, l’écoute de toute musique ne serait-elle pas, pour cha­cun de nous, la recherche, vaine et exquise, de notre temps perdu ?

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