À la recherche du temps perdu
Le Temps qui, d’habitude, n’est pas visible, pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique.
Marcel Proust, Le Temps retrouvé.
Nous écoutons bien plus souvent des œuvres que nous connaissons bien, que nous ne nous risquons à en découvrir que nous n’avons jamais entendues. C’est que, contrairement à d’autres êtres qui évoluent avec le temps – des visages, des paysages –, nous retrouvons ces œuvres familières non pas semblables mais
rigoureusement identiques à elles-mêmes, aussi souvent que nous le souhaitons, nous donnant ainsi l’illusion délicieuse de notre propre pérennité. Et puis, si nous avons de la chance, rapportant une musique à certains moments où nous l’avons entendue et qui nous ont marqués, nous pouvons revivre ces moments à volonté en fermant les yeux : ainsi, la musique génère presque toujours une irrépressible nostalgie.
Shani Diluka – L’album Proust
En rassemblant des pièces en relation avec Proust, qu’elles soient citées dans la Recherche ou que Proust ait manifesté son admiration pour le compositeur, la pianiste Shani Diluka a pris un risque : que ce soit là un prétexte futile et qu’aucune unité ne se dégage d’une telle juxtaposition. Eh bien, le pari est gagné, et cet ensemble en réalité homogène met en évidence un style, un esprit, qui furent ceux de la musique française au tournant des XIXe-XXe siècles.
L’album s’ouvre par une rareté, le Concerto pour piano et orchestre de Reynaldo Hahn, œuvre légère semblant une improvisation dans un salon. On notera au passage que, lors de la création, sous la direction de Reynaldo Hahn au Théâtre des Champs-Élysées, le concert comprenait trois concertos pour piano dont ceux de Schumann et Ravel, par la pianiste Magda Tagliaferro : quel pianiste en ferait autant aujourd’hui ?
Parmi les autres pièces, toutes exquises, de l’album, de Franck, Fauré, Debussy, Hahn, Massenet, on découvrira un Nocturne de Richard Strauss – premier enregistrement mondial –, une Élégie de Wagner et une version imaginée de la Sonate de Vinteuil, à partir de pièces de Hahn, Ysaye, Chaminade. Last but not least, Guillaume Gallienne lit l’épisode « de la madeleine » sur une musique de
Reynaldo Hahn, clôturant ainsi ce concert très proustien qui nous aura transportés, pour un moment, dans le raffinement d’un salon parisien fin de siècle.
1 CD WARNER
Les quatuors de Saint-Saëns
Est-ce une sorte d’omerta, tout au moins une étrange tradition, qui fait que, en matière de quatuors, les festivals et l’édition musicale se concentrent sur Haydn, Schubert, Debussy, Ravel, Beethoven, et ignorent – ou presque – les superbes quatuors de Vincent d’Indy, Chausson, Franck, Fauré, et ceux de Saint-Saëns ?
Le Quatuor n° 1 de Saint-Saëns, créé en 1898, est un pur chef‑d’œuvre. Marqué, presque obsédé, par les quatuors de Beethoven, Saint-Saëns a bâti sur cet héritage théoriquement insurpassable ce que l’on peut considérer comme l’aboutissement ultime du quatuor du XIXe siècle. Découvrez-le, dans la lumineuse interprétation du Quatuor Tchalik – à côté du Quatuor n° 2 – et vous y trouverez, paradoxalement si vous ne l’avez jamais entendu, l’écho de musiques enfouies au plus profond de votre inconscient – peut-être de certaine cavatine… – et qui ressurgiront, l’espace d’un instant. Proust aurait, dit-on, convoqué en pleine nuit d’insomnie le Quatuor Caplet pour venir lui jouer, à domicile, cette musique ineffable – le plus proustien des quatuors.
1 CD ALKONOST
Au fond, l’écoute de toute musique ne serait-elle pas, pour chacun de nous, la recherche, vaine et exquise, de notre temps perdu ?