À l’écoute des Français au travail : quelles leçons pour le management ?
Capgemini Consulting, le cabinet de conseil en management de Capgemini France, a réalisé, en partenariat avec TNS Sofrès, une étude auprès de 2 300 salariés français pour dresser leur portrait : cerner leurs inquiétudes, leurs repères et partant, leur comportement face aux transformations profondes opérées par les entreprises.
Si la notion de fidélité n’est plus adéquate, quels sont les termes de ces nouveaux rapports au travail et à l’employeur ?
Une nouvelle donne : loyauté conditionnelle et déficit de confiance au cœur de la relation à l’entreprise
Principaux enseignements :
- l’investissement dans le travail persiste mais il a changé de nature : non plus considéré comme un devoir mais comme une source d’accomplissement individuel, il ne se fait plus, pour la grande majorité des salariés (65 %), au détriment de leur vie privée, et surtout, il traduit l’aspiration à la reconnaissance de l’individu en tant qu’acteur et sujet ;
- une relation à l’employeur distendue à mesure que les salariés se sont sentis plus fragilisés et menacés (un salarié sur deux s’est senti récemment fragilisé). De façon largement majoritaire, les salariés sont dans la posture du » passager clandestin » c’est-à-dire celui dont l’implication peut s’interrompre s’il pressent des raisons de redouter que l’entreprise ne tiendra pas ses promesses si rien ne la contraint.
Ces paramètres remodèlent profondément la façon dont les salariés sont, dans leur organisation – qu’elle soit privée ou publique -, prêts à s’engager sur l’avenir et à être parties prenantes du changement.
La tendance dominante est à la loyauté conditionnelle, elle-même fragile. Pour autant, on constate une relative » disponibilité » des salariés face au changement, 59 % d’entre eux considérant que la meilleure tactique est de s’engager dans sa réussite.
En contrepartie, ils affirment de nouvelles exigences, déterminantes dans ce nouveau » contrat social » qui les lie à l’entreprise :
- une nette revendication de retour sur investissement de leur engagement,
- une aspiration à l’empowerment (avoir des marges d’autonomie, pouvoir faire entendre sa voix, participer à des projets, une rémunération équitable),
- la volonté d’avoir la confiance des dirigeants et d’avoir confiance en eux, ce qui passe notamment par une exigence de sens (seuls 29 % considèrent que le changement va dans la bonne direction contre 49 % qui ne savent pas et 22 % qui estiment que l’on va dans la mauvaise direction).
Le triple défi posé au management et aux DRH
Prendre en compte le salarié dans sa relation personnelle à l’entreprise et sa trajectoire de développement individuel
Comment prendre en compte la nouvelle posture » stratégique » des salariés, et répondre à l’attente d’individualisation par la prise en compte des aspirations des salariés et leur traduction dans une gestion individuelle des carrières ? Et cela, dans des organisations où il n’est évidemment pas question de placer un DRH derrière chaque salarié. Est donc ici posée toute la question de la décentralisation de la fonction RH, d’une meilleure articulation entre DRH et management, ainsi que d’une gestion plus individualisée, plus en phase avec l’appel général à l’initiative, à la prise de risque.
Sur ce point, les interviewés insistent sur deux préoccupations :
- tout d’abord, l’équité et la reconnaissance des mérites
La vie économique broie la valeur d’égalité, grande passion française. Ainsi la rémunération est moins un ressort de motivation que de démotivation lorsqu’elle est inéquitable, et les actifs français, comme d’ailleurs leurs collègues européens, considèrent que si la rémunération est un critère de reconnaissance, c’est la clarté du processus de détermination des mérites qui pose problème. - ensuite, l’effet de taille de l’entité à laquelle on appartient structure les perceptions
Plus la taille de l’entreprise croît, plus la confiance à son endroit baisse, plus la perception que sa situation se dégrade augmente, moins l’on a le sentiment que ses mérites sont reconnus et récompensés.
Le dilemme : une politique de ressources humaines qui doit être marquée par la différenciation des âges mais doit rester fédératrice du tissu social
Comment sortir du modèle de l’entreprise » biologique « , pour mieux prendre en compte les individus indépendamment de leur appartenance à une classe d’âge ou à un genre et tirer un meilleur parti du potentiel qu’ils représentent alors que le retournement démographique va durablement modifier le marché de l’emploi dans les dix prochaines années* ?
L’étude fait apparaître des clivages très nets au sein du monde du travail, au-delà de la distanciation à l’entreprise déjà observée chez les quinquagénaires et les jeunes :
- le décrochage prématuré des » quadras « …
- et la posture des femmes, en retrait, convaincues que leur employeur mise beaucoup moins sur elles que leurs collègues masculins. Cette perception reflète aussi la réalité d’une politique de ressources humaines focalisée sur les 30–40 ans qui les exclut de facto du jeu, elles qui ont souvent une disponibilité moindre durant cette période.
Ainsi l’entreprise génère, chez des segments importants de leur population salariée, un fort sentiment de frustration qui conduit ces membres à moduler l’intensité de leur engagement. Or il est intéressant de noter que, du point de vue des DRH, la gestion par âge reste un axe de travail fondamental…
Est-il encore pertinent au vu des évolutions profondes des demandes des salariés et de leurs potentiels d’investissement » sous » ou » mal » exploités ? Faut-il » segmenter l’offre ressources humaines » et s’engager dans la voie du marketing social ? Comment repenser la question des âges et des sexes dans chacune des grandes politiques de l’entreprise ?
La confiance, au cœur de la coopération…, au cœur de l’efficacité
Comment rétablir la confiance alors même que nous sommes face à un triple déficit de confiance : à l’égard de soi-même (38 % ont douté de leur valeur professionnelle), à l’égard de l’entreprise (40 % se sentent perdants), à l’égard des dirigeants (cf. figure 1).
Or la confiance reste, on le voit (cf. figure 2 ), le moteur prédominant de la mobilisation.
Si les aspects rationnels entrent en ligne de compte (rétribution, perspectives, calcul du coût de l’engagement au regard de l’avantage perçu…), la part du relationnel et de l’affectif qui lie, au quotidien, le salarié à son travail, à son entreprise, à son manager, est décisive pour établir ce rapport de confiance. C’est d’écoute et d’engagement de la hiérarchie dont il est question.
Le management de proximité a donc plus que jamais un rôle crucial à jouer pour vitaliser ce lien social, à condition, cependant, de poser la question de ses rapports avec les dirigeants.
Non pas en ratiocinant sur le prétendu malaise des cadres de façon culpabilisatrice et incantatoire, non pas en faisant appel au charisme, au leadership, à l’autorité, mais en posant de façon concrète le problème du pouvoir et des moyens que l’on donne à ceux qui en sont les représentants. Car ce sont les encadrants qui se disent les plus impliqués dans la conduite des changements (63 % des encadrants de plus de 20 personnes contre 34 % pour les non encadrants) même s’ils ne se considèrent pas plus loyaux que les autres. Chez eux aussi, l’engagement sous conditions est la règle.
Le concept de hiérarchie, lié à celui d’autorité et de leadership, reste bien encore porteur de sens pour le salarié à condition de lui donner un autre contenu. De ce point de vue d’ailleurs, ce sont les cadres qui expriment le plus de malaise face aux organisations matricielles, aux injonctions paradoxales de tout ordre, aux réductions drastiques des échelons hiérarchiques, aux structures » projet » créées au détriment de la spécialisation par métier.
Si la confiance apparaît donc comme un champ prioritaire à réinvestir par les dirigeants qui l’avaient déserté (par cynisme, ou parce qu’ils ne savaient plus faire…), elle est un des leviers les plus difficiles à susciter et à manier. La confiance ne se décrète pas ; elle résulte d’un mode de fonctionnement, d’un travail permanent sur le contexte des organisations qui conditionne la relation employeur-salarié.
Or les salariés expriment combien l’écart s’est considérablement creusé entre les efforts consacrés par l’entreprise sur les facteurs de performance techniques et économiques, et les efforts investis dans la gestion des ressources humaines.
Ce défi majeur n’appelle probablement pas une réponse unique, mais impose d’explorer de nouvelles pistes, multiples et complémentaires :
- inverser les perspectives en cherchant à construire la confiance, plutôt qu’à rechercher l’adhésion ; ceci passe par une obsession : la cohérence du discours et des actes,
- reconstituer modestement, pas à pas et par la preuve, les » briques » de confiance qui permettront d’inverser la tendance actuelle ;
- refuser l’incantation et jouer l’exemplarité ;
- expliquer, encore et toujours, pour donner du sens aux évolutions et aux décisions…
Au cœur de cette nouvelle dynamique : un appel à l’écoute non pas de ceux qui » savent » mais de ceux qui » vivent » la réalité concrète des entreprises et à la modestie, à travers des actes et les actions engagées, dans la durée. Ce n’est pas un faible enjeu pour les élites dirigeantes françaises qui continuent de croire qu’écouter se résume à recueillir les attentes pour y répondre alors que l’écoute sert à redonner du sens à l’action.
Revisiter en profondeur l’art du management…
En conclusion, cette enquête révèle la fin d’une vision mythique des relations entre salariés et l’entreprise comme si les uns et les autres avaient compris que leur fragilité réciproque devait les amener à plus de pragmatisme. Mais elle révèle aussi l’ardente nécessité, pour les dirigeants, de refonder la réflexion sur leurs propres modes de fonctionnement, sans tabous.
Il leur faut ainsi accepter cette réalité, prendre la mesure des limites de toute forme d’instrumentalisation – le fait que les Français ne cèdent pas sur le niveau de leur exigence dans un monde du travail plus dur est un paradoxe riche d’enseignement.
Il leur est nécessaire de mieux cerner les moteurs de motivation de leurs salariés ; prendre conscience de la nécessité de s’occuper des hommes, vraiment.
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* Cf. Point de vue Capgemini Consulting
» Les entreprises face au choc démographique » – septembre 2004.