À l’X au XIXe siècle : de l’art d’écrire à la culture générale
REPÈRES
Absent à la fondation de l’École polytechnique, l’enseignement des humanités s’est rapidement inscrit dans le cursus, dans un contexte marqué par l’affrontement de deux conceptions d’éducation : l’une, « éclairée et utile, tournée vers le monde », entendait former des hommes d’action par des cours directement utiles ; l’autre, classique, façonnait des « hommes de conviction, aptes à commander par l’ascendant d’une parole » grâce à l’acquisition d’une « langue de culture », le latin, les belles-lettres.
L’École polytechnique n’a surtout pas exclu la seconde.
Le cours grammaire et belles-lettres est créé à la rentrée 1804. La proposition a été formulée par le Conseil d’instruction, puis relayée auprès des autorités par le Conseil de perfectionnement qui a présenté le professeur choisi, François Andrieux. Celui-ci lance son enseignement sans qu’une réponse officielle ait été obtenue.
“ Clarté du style et aisance du propos ”
L’argumentation développée par le Conseil, qui lui permet d’obtenir fin février 1806 l’agrément napoléonien, éclaire ses attentes qui s’inscrivent dans un retour en force plus général de l’enseignement des humanités classiques après une éclipse.
Grammaire et belles-lettres
Analyser Cicéron.
L’objectif premier est de « faire connaître aux élèves les règles de la grammaire, le génie de leur langue, les principes de la littérature et les ouvrages classiques qui doivent leur servir de modèle pour former leur style et les mettre en état d’écrire avec méthode, clarté et élégance sur toutes les matières ».
Lisibilité de l’écriture, correction de l’orthographe, clarté du style et aisance du propos, voilà les qualités indispensables à la rédaction de rapports. Pour les acquérir, on en revient à la fréquentation des auteurs classiques, rompant avec l’apprentissage direct préconisé au XVIIIe siècle.
Ces exigences linguistiques sont posées dès le concours d’admission. Une dictée, exercice alors inusité, est introduite en 1801. En 1807, elle cède la place à une version latine, tirée des Offices de Cicéron, accompagnée d’une analyse grammaticale.
En 1817, une composition française y est ajoutée, première épreuve écrite de l’ensemble du concours.
ORDRE, CONCISION ET CLARTÉ
Les dirigeants de l’École estimaient que les belles-lettres, dépositaires d’un « art d’écrire » avec « pureté, concision, simplicité », allaient aussi favoriser la réflexion des élèves en les incitant à exprimer « leurs idées avec plus d’ordre, de clarté, de promptitude ».
Elles devaient également influer sur les mœurs et le caractère des élèves. « Tels sont les résultats de l’éducation littéraire : le commandement acquiert plus de noblesse et perd de sa dureté ; l’obéissance est plus prompte et moins servile ; entre égaux, les relations deviennent plus faciles, plus favorables à l’harmonie qui doit régner, surtout parmi des hommes qui, placés en des postes divers, ont un même but, la gloire et le bien de l’État. »
Un rattrapage en rhétorique
L’importance de cet enseignement ne doit néanmoins pas être surestimée. Il offre aux élèves ayant opté pour une filière scientifique dans le secondaire un « rattrapage » en rhétorique, et sa part dans l’emploi du temps est très réduite.
“ Louis-Aimé Martin inaugure en 1816 l’alternance ultérieure entre littérature et histoire ”
Il revint à François Andrieux de l’inaugurer. Avocat de formation, il a embrassé les idées révolutionnaires. Membre du Conseil des Cinq-Cents puis du Tribunat, il en est écarté en 1802 avec l’opposition libérale à Napoléon Bonaparte, ce qui explique certainement les réticences officielles à l’installer dans la nouvelle chaire.
Connu comme poète, auteur de théâtre, critique littéraire, il a été admis à l’Académie française en 1803. À sa nomination à l’École, à quarante-cinq ans, il n’a aucune expérience d’enseignement mais ses cours sont très appréciés par les élèves.
En première année, il se consacre à la grammaire et à l’art d’écrire par les belles-lettres dans le but de faciliter la rédaction des rapports. Sans doute agrémente-t-il, comme au Collège de France, son cours de deuxième année sur l’éloquence, la poésie et la littérature françaises d’anecdotes et de lectures.
Un cours pour juger des droits et devoirs
Libre penseur, admirateur de Voltaire, François Andrieux est écarté en 1816 au profit du catholique et monarchiste Louis-Aimé Martin. Cet homme de lettres est nommé professeur de belles-lettres, histoire et morale, pour permettre aux élèves de « juger à la fois de leurs droits et de leurs devoirs », ce qui inaugure l’alternance ultérieure entre littérature et histoire.
Un portrait de Le Verrier.
FORMER DES ESPRITS POSITIFS
Au milieu du XIXe siècle, le Conseil de perfectionnement considère que l’École polytechnique doit former des « esprits positifs » sachant écrire mais n’ayant pas fait de fortes études classiques. Les épreuves littéraires du concours suffisent, d’autant qu’elles se diversifient à partir de 1850 quand l’École souhaite développer un enseignement éclectique et utilitaire.
Aux compositions écrites habituelles viennent s’ajouter un thème allemand et une dissertation d’histoire et de géographie. Derrière ce nouveau profil de polytechnicien se cache l’astronome Urbain Le Verrier, répétiteur de « géodésie, astronomie et machines », qui, à la tête d’une coalition de savants industrialistes, infléchit l’enseignement vers les sciences appliquées à l’industrie.
Il est à l’origine de la réforme qui a créé une section scientifique dans l’enseignement secondaire. Les épreuves d’admission sont modifiées et la version latine, épreuve reine du concours, disparaît en 1855.
L’exercice hebdomadaire de composition alimente sans doute l’hostilité d’une part importante des élèves. La décision votée par les élèves de lire une heure par jour des classiques français pour « ne pas se laisser crétiniser par les mathématiques » atteste néanmoins qu’ils ne sont pas rétifs aux lettres.
Antoine-Vincent Arnault occupe la chaire de l’École polytechnique de 1830 à 1834. À partir de 1834, le cours de littérature est assuré par Paul-François Dubois, écrivain et fondateur du Globe aux côtés du socialiste Pierre Leroux. Très engagé politiquement, et nommé à la tête de l’École normale supérieure en 1840, il néglige de plus en plus ses élèves de l’École polytechnique et est contraint à la démission en 1848.
Il est remplacé par Eugène Rosseeuw Saint-Hilaire, agrégé d’histoire, qui contribue à redorer l’enseignement des lettres à l’École polytechnique, mais le programme ne lui laisse pas une grande marge de manœuvre.
La diversification amorcée par ailleurs en 1830 avec la création d’un cours d’allemand ne se concrétise vraiment qu’en 1873, lorsque l’enseignement des langues fonctionna réellement à l’École.
Le fonds commun de l’instruction
La place des humanités au sein de l’École polytechnique se voit paradoxalement favorisée quand le baccalauréat scientifique est créé, car on prend acte des moindres connaissances littéraires des candidats en diversifiant ces enseignements dans le cursus.
Parce que « les ingénieurs et les officiers doivent nécessairement posséder, en fait de connaissances générales, le fonds commun de l’instruction des hommes de toutes professions ayant reçu une éducation libérale », on rétablit l’enseignement littéraire en deuxième année pour donner une culture générale aux élèves, notamment en histoire.
Élargir les horizons
Dessin original de Maurice Pellé représentant Paul Louis Berthold Zeller, historien du XVIIe siècle français, qui occupa en 1883–1884 le poste de réptétiteur du cours d’histoire de son père Jules Zeller. Avec notes de cours en bas de page.
© Collections Ecole polytechnique – Archives familiales Pellé
Après avoir donné la primeur à la grammaire et aux belles-lettres, l’enseignement des humanités change d’objectif. Il ne s’agit plus seulement de s’assurer que les élèves maîtrisent les rudiments de la langue et de la culture littéraire françaises, mais bien d’utiliser les humanités comme des moyens d’élargir leurs horizons et d’approfondir chez eux une solide culture dans ces disciplines.
Ainsi, le nombre des leçons de littérature s’étoffe-t-il et, grâce à Ernest Havet, agrégé de lettres, spécialiste d’histoire religieuse, les cours littéraires rencontrent un véritable engouement de 1852 à 1862. Plusieurs témoignages rapportent la force et la séduction de cet homme : « Aller l’entendre était à la fois un délassement et un charme.
Pourtant jamais voix plus ingrate ne s’est fait entendre dans un grand amphithéâtre ; mais ici le fond emportait la forme. […] Havet excellait à mettre en saillie les grandes figures : il faisait revivre Rabelais, Corneille, Pascal, Molière, Voltaire, tous les grands esprits libres qu’il aimait. »
Un enseignement lié à la recherche
Au-delà des années 1870, les cursus d’histoire et de lettres s’autonomisent, faisant disparaître ces figures érudites à la charnière entre l’histoire et la littérature. Désormais, ce sont des spécialistes, professionnels dans leur discipline, qui assurent les enseignements.
Ainsi, à partir de 1873, Louis de Loménie fait du cours de littérature une causerie fine et spirituelle où il cherche surtout à éveiller chez ses auditeurs le goût des choses littéraires.
Dans le même temps, en 1862, un cours d’histoire est inauguré par Victor Duruy, agrégé d’histoire et de géographie, « afin de développer la recherche et de former des savants ». Avec lui, les élèves découvrent un enseignement qui s’éloigne de la formation d’esprits cultivés pour s’ouvrir à la connaissance comme produit de la recherche.
Agrégé d’histoire, Jules Zeller lui succède en 1863 et donne ses lettres de noblesse à l’enseignement de l’histoire à l’École polytechnique.
En 1881, la chaire d’histoire et celle de littérature sont à nouveau fusionnées mais, compte tenu de l’intérêt des élèves pour l’histoire après 1870, ce sont plutôt des historiens qui l’occupent. Georges Duruy, fils du précédent, est ainsi nommé en 1892 ; il est suspendu en avril 1899 pour avoir écrit un article dans Le Figaro défendant le capitaine Alfred Dreyfus, puis réintégré dès le mois suivant.
Scientifiques et littéraires
Cette politique favorable aux études littéraires au sein de l’École a maintenu la prééminence des bacheliers ès lettres, qui, pour certains, cumulaient les deux bacs. Ils figuraient parmi les meilleurs candidats, démontrant la forte corrélation entre un bon niveau en littérature et en mathématiques.
Dans les années 1880, l’épreuve du concours évolue vers une dissertation privilégiant la réflexion, la clarté et l’organisation de la pensée, et remettant en cause l’enseignement rhétorique traditionnel fondé sur l’apprentissage par cœur. En 1927, à la dissertation est ajoutée une analyse littéraire.
Dessins de Maurice Etienne Martin Lecomte (X 1910 ; 1891–1914), tirés du Petit Crapal 1910, représentant Georges Duruy. Selon l’Argot de R. Smet (Gauthier-Villars 1936), il fut le premier professeur d’histoire et de littérature pour lequel on parla de Laïus Porno, « sans doute parce qu’il avait l’habitude de prêcher en faveur de la morale et de la tolérance ».
© Collections Ecole polytechnique
La vocation sociale de l’ingénieur
À la fin du XIXe siècle, l’affirmation de la vocation sociale de l’ingénieur, à l’image de celle de l’officier, conduit à prendre en compte les questions sociales dans le cours d’histoire et de littérature. Finalement, en 1906, un cours d’économie sociale est créé et confié à Eugène Fournière, homme politique disciple de Jules Guesde.
Après avoir refusé la séparation des deux cultures, l’École polytechnique a donc consolidé à partir du milieu du XIXe sa spécificité au sein des écoles d’ingénieurs, en considérant que la maîtrise des humanités et une solide culture générale seraient un atout pour ses élèves dans leur future carrière.