A propos de deux ouvrages récents de Maurice ALLAIS (31)
Ces deux volumes titrés sur fond ciel (vif le premier, clair le second) constituent un diptyque offrant deux éclairages complémentaires sur une œuvre originale aux multiples facettes et aux dimensions impressionnantes, fortement marquée par la personnalité hors série de leur auteur : « Esprit fougueux, intransigeant, sincère » (Jacques Rueff), « exceptionnellement doué du point de vue de la rigueur intellectuelle » (Raymond Fischesser, son camarade de promo, un temps directeur de l’École des mines).
Ils viennent nous rappeler qu’il subsiste un sérieux déficit de connaissance et de diffusion de ses contributions majeures à la compréhension des mécanismes de l’économie. Rappelons que même leur consécration par un prix Nobel en 1988 a été anormalement tardive, faisant surtout référence à ses œuvres les plus anciennes, victimes en leur temps d’une diffusion indigente au plan international, faute notamment d’avoir été traduites en anglais. Si l’accès à ses travaux demeure dans l’ensemble difficile, cependant, à l’origine et de l’aveu même de l’auteur, la principale cause de cette méconnaissance devenue toute relative est sa « passion de la recherche ».
« Au terme d’une longue carrière, je réalise aujourd’hui plus que jamais la très grande difficulté qu’il y a d’assurer une juste répartition de son temps entre la Recherche, la publication des résultats obtenus et les relations qu’il faut entretenir si l’on désire assurer à sa pensée une diffusion suffisante. Il me paraît hors de doute que je n’y suis jamais arrivé, la passion de la Recherche l’ayant toujours emporté de très loin sur toute autre considération. »
Certes son enseignement a d’emblée fait de lui un chef d’école, suscité de nombreuses vocations, marqué de son empreinte toute une génération de brillants économistes français : Marcel Boiteux, Gérard Debreu (l’un et l’autre normaliens, le second devenu un célèbre professeur à Berkeley, naturalisé américain, recevra le prix Nobel en 1983), Edmond Malinvaud (43, professeur au Collège de France), Pierre Maillet (43 B disparu récemment), Jacques Lesourne (48, professeur au CNAM), Philippe d’Iribarne (55), Lionel Stoléru (56), Jean-Michel Grandmont (60, ex-président du département de sciences économiques de l’École polytechnique), Thierry de Montbrial (63, l’actuel président de l’Académie des Sciences morales et politiques)…
Tous, dans le sillage de son enseignement, se sont reconnus ses « disciples », cependant la pensée de M. Allais, qui n’a guère pris de rides, a‑t-elle pour autant profondément fait souche dans notre pays ? Il subsiste à cet égard des incertitudes et du travail à accomplir. Qui est prêt aujourd’hui à poursuivre ses recherches, à s’engager au service d’une passion aussi dévorante avec l’investissement et les sacrifices qu’elle implique ? Surtout, un vaste effort pédagogique et de diffusion est encore nécessaire pour rendre aisément accessibles les multiples acquis incontestables de ses travaux afin de les intégrer à l’armature d’un enseignement général de l’économie, digne de ce nom.
Comprenons ici que l’ex-ingénieur des Mines (31), prospecteur infatigable, se préoccupe légitimement de la fécondité, de la pérennité de son immense labeur, du sort fait aux riches gisements sous-exploités qui en sont le fruit. Est-il pour cela de meilleur moyen que de s’en remettre aux jugements portés de longue date sur son œuvre, par des témoins qualifiés venus d’horizons divers nous livrer, chacun avec sa propre approche, une même conclusion, celle d’un « savant méconnu » ?
Tel est bien le message livré par ces deux ouvrages dont les titres relevant du paradoxe peuvent être mal compris au premier coup d’œil.
Le premier ouvrage : Autoportraits
La Jaune et la Rouge n’a pas manqué à diverses reprises (cf. références in fine) de se faire l’écho d’événements majeurs de la vie de M. Allais (son prix Nobel) comme des textes souvent autobiographiques touchant son œuvre, ses domaines successifs de recherche, ses propres conceptions de la science économique et de la démarche scientifique. On trouve rassemblés dans ce premier volume :
1) Différents textes de ses conférences à caractère « officiel »,
- conférence Nobel du 10 octobre 1988 et allocutions diverses consécutives jusqu’à celle du 23 mars 1989 à la Sorbonne ;
- Allocution du 19 octobre 1993, lors de la remise de son épée d’académicien, à la Sorbonne ;
- Exposé du 27 mai 1997, lors de la séance solennelle de l’Académie des sciences morales et politiques : « Une éducation pour le XXIe siècle », remarquable synthèse de ce que sont véritablement l’esprit scientifique et les principes fondamentaux sur lesquels doit s’appuyer sa formation. Incidemment on y dénonce « la fallacieuse opposition entre théorie et pratique… et ces deux perversions que sont l’abus des mathématiques et la tyrannie des vérités établies ».
2) Des textes d’articles ou d’interviews, autant d’occasions pour l’auteur d’exposer ses convictions, son éthique. Un exemple typique à cet égard est le texte (rédigé avant son prix Nobel) « My life philosophy », article publié en 1989 (simultanément dans The American Economist et La Revue d’économie politique), republié en 1992 sous le titre : « The passion for Research » dans le volume Eminent Economists (Cambridge University Press).
Faute de pouvoir nous y attarder n’en rapportons ici qu’une phrase hautement révélatrice : « Rien n’est comparable à l’inextinguible passion de la recherche, à l’inapaisable désir de savoir, de comprendre, de clarifier, d’expliquer, à la volonté constante de s’acharner à surmonter toute difficulté… Rien en réalité ne peut égaler l’ineffable euphorie de la novation et de la découverte… »
3) Divers textes (plus de 110 pages !) consacrés au « violon d’Ingres » de l’auteur : la physique, sa vocation première (si les circonstances de sa vie n’en avaient décidé autrement) à laquelle il a voué une large part de son temps…, une passion dont La Jaune et la Rouge s’est fait l’écho à maintes reprises.
Il semble en premier lieu que M. Allais soit viscéralement physicien, par le soin, la priorité qu’il accorde à l’observation exigeante et rigoureuse des faits, en leur subordonnant sans compromission l’outil mathématique dont il sait par ailleurs tirer un parti optimal aux divers niveaux. Le premier n’est-il pas l’analyse attentive des séries de données, notamment temporelles, où il n’hésite pas à ouvrir des voies originales (par exemple sa généralisation du test de Schuster au cas de certaines séries autocorrélées).
Au niveau de la synthèse finale, son ambivalence économiste-physicien repose sur la conviction d’une profonde analogie entre les sciences humaines et les sciences exactes ainsi que l’intuition de l’existence non seulement de régularités sous-jacentes mais aussi d’invariants (comme en physique), qu’il réussit à mettre en lumière là où les autres économistes n’avaient vu que complexité décourageante.
Sa théorie de la dynamique monétaire est à cet égard un modèle du genre. Comme le fait observer Henri Guitton dans le deuxième volume : « Toute son œuvre constitue un pont entre les disciplines propres à ces deux branches de la connaissance. »
Or l’exercice de son « violon d’Ingres », comme s’en explique l’auteur, n’a pas été seulement pour lui source de satisfaction et de diversion, mais en contrepartie, d’amertume, de déboires, face à l’hostilité manifestée, aux obstacles dressés au sein même d’institutions scientifiques françaises (au demeurant respectables) par ceux, nombreux et influents, qui, se voulant les gardiens de l’orthodoxie, acceptent mal la remise en question des « vérités établies », qui pis est, par un « amateur » étranger à leur establishment.
M. Allais leur impute l’arrêt en 1960 de ses expériences, en dépit du très grand intérêt suscité par leurs résultats chez certains savants français et surtout à l’étranger (en particulier von Braun et la Nasa). Notons que cette interruption, ce « temps perdu » selon l’auteur, ne l’a pas incidemment empêché de poursuivre ses recherches par d’autres voies qui se sont révélées fécondes (le réexamen des observations de Dayton Miller en 1925–1926). M. Allais y voit une illustration de plus de la tendance si commune à de nombreux experts (en bien des domaines) à récuser purement et simplement des phénomènes « dérangeants » au simple motif qu’on ne peut en avancer une quelconque explication « scientifique ».
L’histoire des sciences ne nous révèle-t-elle pas à l’envi qu’une théorie, si séduisante soit-elle, n’est en définitive qu’un gîte d’étape sur la voie du progrès, jalonnée d’aménagements, de rectifications, exigeant sans cesse de nouveaux efforts, des investissements au double plan expérimental et recherche fondamentale selon un processus incontournable : choisir des hypothèses (intuition), en tirer les conséquences (déduction), les confronter à la réalité (soumission aux faits).
Deuxième ouvrage : Portraits
Indissociable du précédent, il rassemble, dans un ordre strictement chronologique et après sélection, des témoignages de trente et une personnalités françaises et étrangères, commentateurs qualifiés à divers titres (universitaires, ingénieurs, etc.) de l’œuvre de M. Allais. Ces textes très variés (articles, conférences, hommages officiels, lettres…) sont le plus souvent contemporains des moments les plus mémorables et tardifs de sa carrière d’économiste : Médaille d’or du CNRS en 1978, prix Nobel en 1988 (près de la moitié de l’ouvrage), remise de l’épée d’académicien des Sciences morales et politiques en 1993.
Une analyse méthodique de ces contributions risquant d’être fastidieuse, attachons-nous plutôt aux conclusions communes qui s’en dégagent et justifient le titre du recueil. Ce dernier résulte d’un emprunt à un article publié en 1986, soit deux ans avant la consécration par le jury Nobel, « Maurice Allais, savant méconnu », écrit par Thierry de Montbrial, dans le cadre d’un hommage collectif (Boiteux-Montbrial-Munier) rendu à leur ancien professeur. Usant d’arguments incontestables, l’auteur pouvait affirmer : « Bien que couronnés par la Médaille d’or du CNRS, ses travaux n’ont pas reçu toute la consécration internationale qu’ils méritent », jugement déjà partagé par le célèbre économiste américain Paul Samuelson (Nobel 1970) écrivant en 1983 : « … M. Allais is a fountain of original and independant discoveries… Had Allais earliest writings been in English, a generation of economic theory would have taken a different course. »
Comment ne pas faire ici un retour en arrière, revenir à nouveau dans les colonnes de cette revue (cf. références de 1988, 1989, 1990) sur les écrits de jeunesse décisifs d’un auteur, s’initiant seul à l’étude de l’économie à travers la lecture-méditation d’un petit nombre de « classiques » (Walras, Pareto, Irving Fisher), vite transcendés par notre « autodidacte », « fort de sa radicale autonomie d’orientation et de réflexion » (Raymond Polin).
Comme l’écrit en 1993 Jacques Lesourne, évoquant l’apprentissage de son maître : sa constance dans l’interrogation, sa capacité d’analyse, son aptitude à la synthèse, son indépendance d’esprit sont telles « qu’il peut se nourrir de la pensée de ses devanciers sans jamais en être prisonnier et faire œuvre de création originale sans jamais céder aux modes et aux vents dominants de l’air de son temps ».
1) À la recherche d’une discipline économique
Fiévreusement conçu en trente mois sous l’occupation allemande à Nantes où l’auteur dirige le service des Mines, ce premier traité approfondi de la théorie de l’équilibre économique général et de l’optimum, monument de 900 pages publié avec des moyens de fortune en 1943, va bien au-delà de ses devanciers tout en précédant sur le même sujet l’ouvrage fondamental de Samuelson de 1947 : The foundations of economic analysis. On y trouve la première démonstration rigoureuse, sous des conditions suffisamment générales, des deux théorèmes (direct et réciproque) d’équivalence des situations d’équilibre et « d’efficience sociale maximale », à la base de la « Modern welfare theory « .
Une conclusion transparaissait (que les doctrinaires d’une planification économique plus ou moins forcée ne seront pas prêts à admettre de sitôt) : il existe des lois incontournables auxquelles obéissent les phénomènes économiques sous les régimes les plus variés (économies de marché ou de concurrence imparfaite, monopolistique, de contrainte, collectiviste, etc.), et l’on ne saurait les transgresser sans dommage.
2) Économie et Intérêt
Après la publication en 1945 d’Économie pure et Rendement social prolongeant ce premier travail surgit, en 1947, un deuxième monument, Économie et Intérêt, qui élargit le champ des recherches autour de la théorie du capital, en se proposant de mieux cerner les interdépendances entre la croissance des économies de marché et l’évolution conjointe des prix et des taux d’intérêt, facteurs déterminants de l’avenir des niveaux de vie, comme de la distribution des richesses et des revenus.
Comme l’explique brièvement Edmond Malinvaud, il privilégie la dimension intertemporelle des décisions présentes engageant l’avenir, au double plan de la production et de la consommation. Dans le premier, c’est la longueur variable, de bout en bout du processus productif, qui est prise en considération, dans le second, c’est l’hétérogénéité des comportements des consommateurs à des stades différents de leur cycle de vie. (« Les jeunes font les choix qui engagent leur avenir, les vieux tirent les conséquences de leur passé. »)
Il ne suffit donc pas d’investir mais d’investir bien, de prendre en compte la capitalisation des dépenses passées et l’actualisation des revenus futurs.
Un modèle novateur dit « à générations imbriquées » se trouve clairement explicité et étudié. « Onze ans avant d’être de nouveau introduit par Paul Samuelson, trente ans avant qu’il devienne un cadre familier pour les recherches d’économie mathématique » remarque incidemment Edmond Malinvaud.
À la recherche d’une discipline économique, rééditée en 1952, cette fois par l’Imprimerie nationale, s’est métamorphosée en Traité d’économie pure, titre plus discret vis-à-vis des doctrines économiques en vogue, hostiles à la libération des forces du marché, pourtant à la base d’une véritable démocratie économique. Qui ne se souvient, dans ma génération, de l’esprit régnant dans notre pays au cours des années 1950 : face à la force d’attraction exercée par le credo marxiste, on accepte volontiers dans l’opinion la voie médiane d’un dirigisme d’État « progressiste » avec ses nombreux monopoles, sa stratégie industrielle, etc.
Tel est le climat politique ambiant à l’heure où le rayonnement des travaux de M. Allais, renforcé par le succès grandissant de ses cours et séminaires à la chaire d’économie générale de l’École des mines de Paris (comme à celle d’économie théorique de l’Institut des statistiques de l’université de Paris) font d’ores et déjà du jeune directeur de recherches au CNRS, non seulement la figure de proue de la théorie économique, mais aussi, ce qui est plus dérangeant pour lui, le chef de file en France de la thèse libérale censée être « contraire au sens de l’histoire », ce que réfutent M. Allais et quelques autres (comme Raymond Aron parmi les philosophes et historiens) convaincus que seules les procédures libérales peuvent réaliser les fins généreuses.
Ne nous étonnons donc pas si, de bonne heure, se profile à l’horizon un « problème Allais », fait à la fois d’une certaine distance officielle à son égard (n’est-il pas un réformateur exigeant et… dérangeant ?) mais surtout d’ignorance et de mauvaise foi chez ses détracteurs acharnés à le dénigrer. On dénature son « planisme concurrentiel », en l’assimilant à la vieille théorie du « laisser faire, laisser passer » pourtant dénoncée sans ambiguïté par M. Allais à maintes reprises :
« Il peut se comparer à un trafic routier qui laisserait les autos circuler à leur guise sans code de la route, le choix n’est pas entre plan et absence de plan mais entre différents types de plans. »
Comme le fait observer l’un des intervenants (Louis Rougier alors professeur agrégé à l’université de Caen) : « En intitulant une longue étude : “Au-delà du libéralisme et du socialisme”, en suscitant un “Manifeste pour une société libre” (objet d’un colloque tenu à Paris en février 1959), M. Allais montrait en réalité qu’il n’était l’homme d’aucun système. » Ne faisant pas de concession à l’esprit du temps, il n’aime pas les faux-semblants, ne ménage pas ses adversaires : « Les véritables libéraux, les véritables socialistes sont l’exception, les libéraux alimentaires, les socialistes nantis prolifèrent. »
Quels objectifs, quelles limites assigne-t-il à son « planisme » ?
Loin d’être sourd aux attentes des consommateurs, il entend les soustraire aux décisions plus ou moins arbitraires d’organisations bureaucratiques : la liberté des échanges doit s’exercer dans un cadre institutionnel vigilant, faisant la chasse aux rentes de situation comme aux privilèges d’ordre corporatif qui ne sont pas justifiés. Pour l’essentiel, sa planification est d’ordre structurel, visant à faire obstacle aux puissantes organisations qui tendent à fausser le jeu du marché, à éviter l’ajustement par les prix.
Cette même année 1959 se produit un incident assez révélateur des idées régnantes et de l’influence de leurs vigiles dans les conseils. Ayant à pourvoir la chaire d’économie, devenue vacante, le Conseil de perfectionnement de l’X, circonvenu, écarte, contre toute attente, la candidature de M. Allais pour reporter son choix sur un de nos estimables camarades, inspecteur des Finances, membre du Conseil économique et social, mais aussi discret par ses travaux que dépourvu d’expérience d’enseignant.
De telles carences, ordinairement disqualifiantes, sont éclipsées par la crainte que les prises de position notoirement libérales de M. Allais n’engagent la réputation de l’École, ne nuisent à son crédit (contribuant à lui donner une image rétrograde et réactionnaire ?). Comment échapper à une telle hantise, sinon en se tournant vers un candidat, à cet égard « de tout repos » selon les propres termes de Louis Rougier, relatant, en 1959, ces faits avec indignation dans un article intitulé « Scandale à Polytechnique ».
L’auteur, qui ignore la langue de bois, y va de ses commentaires : « M. Allais a beaucoup publié… Bien naïf qui pourrait croire en France s’imposer par l’importance de ses travaux, ceux-ci sont ressentis comme une offense par les médiocres.
… Autre grief, être consacré par l’étranger. Invoquer le témoignage de l’étranger, n’est-ce pas mettre en suspicion le jugement de ses propres compatriotes ?…
… Une dernière faute et celle-là à mettre réellement au compte de M. Allais. Convaincu de son bon droit, il manque de diplomatie. La vie ne lui a pas encore enseigné qu’ici-bas toute supériorité véritable est blessante et doit se faire excuser par beaucoup de modestie apparente. Une visite de candidature… »
Ne nous attardons pas davantage sur ces offenses à la vérité, ces lâchetés face au mérite, peu glorieuses certes mais assez récurrentes. Depuis lors, fort heureusement le temps a fait son œuvre réparatrice. C’est ainsi que, recevant en 1993 M. Allais à l’Académie des sciences morales et politiques, son président Raymond Polin n’a pas manqué de dissiper tout malentendu à cet égard : « Votre libéralisme est mesuré, modéré, contrôlé : il tient pour inséparables, sous peine d’absurdité et de désordre, libéralisme politique et libéralisme économique. Vous faites à l’État sa juste place qui est de dire et de contrôler les règles du jeu économique et social, de garantir le respect des libertés fondamentales, l’honnêteté, la justice. »
En réalité, loin d’être antiétatique, se démarquant en cela d’illustres confrères (tels Milton Friedman ou Hayek) M. Allais s’inscrit dans la tradition française la plus authentique, celle de Montesquieu et de Tocqueville.
Théorie des surplus
Comme le dit Jacques Lesourne : » La marque d’une pensée créatrice est d’être toujours en mouvement… Avec le temps, les hypothèses des modèles développés par M. Allais dans les années quarante et les Anglo-Saxons dans les années cinquante lui sont apparues de moins en moins satisfaisantes… Aussi sa pensée a‑t-elle connu, au cours des années soixante, une sorte de révolution… donnant naissance à une nouvelle conception de l’évolution économique en termes réels, fondée sur la Recherche, la réalisation et la répartition des surplus. »
Un bref retour en arrière permettra de mieux saisir la signification et la portée de ce nouveau concept.
Jeune ingénieur des Mines, envoyé « au charbon », M. Allais s’était initié de bonne heure aux arcanes du marché charbonnier, en se consacrant à l’élaboration d’un rapport demandé en 1938 par Paul Ramadier, alors ministre des Travaux publics. Il en ressortait que le principe de l’unicité du prix pour une même catégorie de consommateurs, de ce produit de base, alors vital dans l’industrie, les transports et l’habitat, était une aberration économique, créant entre les prix carreau-mine et utilisateurs des rentes de situation ou des pertes sans justifications économiques.
Une conclusion s’imposait : non au marché unique, mais des marchés en interaction avec leurs stratégies propres d’approvisionnement, de transport, de stockage.
Cette expérience d’un grand marché avait mis en garde le futur économiste contre les hypothèses trop simplificatrices et irréalistes retenues par ses devanciers, pour décrire et modéliser les mécanismes de l’économie (comme l’hypothèse « walrassienne » d’un prix unique pour les opérateurs). Pour s’en affranchir et se libérer d’hypothèses mathématiques trop restrictives (continuité, etc.), il forge les nouveaux concepts de « surplus distribuables » et de « pertes » plus aptes à rendre compte des flux engendrés par les changements apportés dans le champ des possibles à partir d’une situation donnée, pour tendre vers une situation d’efficacité maximale. On touche ici aux éléments réellement moteurs de l’activité économique fondée sur le principe d’auto-organisation, fort éloigné de celui de la « main invisible » cher aux physiocrates et manchestériens avec tous les risques de dérive qui s’y attachent.
Esquissée en 1966–1977, La théorie générale des surplus paraît en 1981, publiée dans la revue Économie et Société.
Théorie des choix aléatoires ou théorie de l’incertain
La théorie de la décision en avenir incertain a déjà une longue histoire depuis l’énoncé par Pascal et Fermat de la règle du gain monétaire, transformée au siècle suivant par Bernouilli (relevant le défi du « paradoxe de Saint-Pétersbourg ») en une formule log-linéaire traduisant le fait que chaque décideur évalue son espérance de gain à la mesure de ses moyens.
C’est dans cette ligne (« néobernouillienne ») que von Neumann et Morgenstern élaborent en 1944 leur célèbre « Theory of games and economic behaviour » devenue la référence phare des théoriciens du risque, qui apprécient sa simplicité.
Au cours d’un colloque organisé en 1952 avec le concours du professeur Darmois, M. Allais met en question cette séduisante construction en montrant que les comportements postulés par cette école sont systématiquement violés par des tests expérimentaux : on constate que, au voisinage de la certitude, la préférence pour la sécurité est bien plus puissante qu’au-delà, surtout lorsque les montants en jeu, relativement au patrimoine, sont élevés. Il s’ensuit qu’il y a lieu de substituer à l’utilité espérée « neumannienne », bien trop réductionniste, une fonctionnelle de la distribution de probabilité. Ainsi deux siècles et demi après le précédent, le « Paradoxe d’Allais » rouvre la voie à une compréhension plus fine et réaliste de la psychologie du risque dans ses domaines les plus divers : arbitrages sécurité-coût, assurances, sélection de portefeuilles, marchés financiers, etc. Débattue, développée en plusieurs occasions (notamment au colloque de Venise en 1984), cette approche novatrice n’a pas encore reçu toute l’attention qu’elle mérite.
On ne saurait incidemment ici passer sous silence les apports originaux considérables, mais encore largement méconnus de M. Allais, à l’analyse des séries temporelles, occasion pour lui de revisiter en profondeur (rendre à la nature a‑t-on envie de dire) les concepts de coefficients de vraisemblance chez les prédicteurs, de probabilité, hasard, fréquence…, sources de tant de confusions dans les esprits, ce qui exige au départ de les extraire de la gangue axiomatique où les mathématiciens les confinent d’ordinaire.
M. Allais n’hésite pas à refonder complètement ces notions sur des bases non équivoques et intuitives, acceptables à la fois dans les sciences physiques et humaines. La nature, nous dit-il, ignore les probabilités et ne connaît que les fréquences, la probabilité qui concerne essentiellement un avenir incertain est une « grandeur mentale » fondée sur la condition empirique de symétrie, laquelle apparaît dans les axiomes d’égale possibilité : « en moyenne », et « a priori » dans le postulat d’invariance des lois de la nature.
L’idée « allaisienne » selon laquelle la structure déterministe vibratoire de l’univers peut engendrer des effets d’apparence aléatoire rejoint celle, moderne, du chaos dans la théorie du chaos… comme celle du vide quantique dans la théorie quantique…
« Il est en tout cas impensable, nous dit M. Allais, que les vibrations de toutes sortes qui sillonnent l’espace n’aient aucune influence sur notre comportement physique et psychique. »
À ses yeux, les fluctuations des séries temporelles observées découlent pour une large part d’effets de résonance de ces vibrations (« taches solaires » par exemple). Cette influence, M. Allais l’appelle le « facteur X » inclus dans les résidus entre résultats observés et calculés. Qu’un éminent professeur de philosophie à l’université de Vienne, Werner Leinfellner, ait jugé opportun d’attirer l’attention sur l’intérêt exceptionnel des contributions de M. Allais, mettant un terme à une « confusion babylonienne » sur ces concepts de fréquence, probabilité, hasard, etc., révèle leur portée et le large écho qu’elles ont pu susciter.
Dynamique monétaire
M. Allais a toujours dit que sa vocation d’économiste s’était éveillée au spectacle, dont il fut témoin en 1933, de la misère sociale engendrée aux USA par la grande dépression 1929–1934. Le constat de crises quasi cycliques, toutes réductibles à des désordres monétaires, avait de bonne heure suscité ses réflexions à telle enseigne que, dans la ligne de son travail fondateur de 1947, il avait fait le dessein d’unifier dans une même synthèse dynamique les réalités économiques et leurs manifestations monétaires parallèles et omniprésentes.
Guidé par l’idée d’une régulation retardée des mécanismes économiques (analogue à celle des phénomènes de relaxation en physique) et réaménageant les concepts de la théorie quantitative classique, il en vient progressivement à définir « l’encaisse désirée relative », c’est-à-dire le rapport de la demande de monnaie à la dépense globale par unité de temps, comme une fonctionnelle bien déterminée des valeurs passées de la demande globale.
Il aboutit de la sorte en deux étapes (1965 et 1980) à une modélisation non linéaire de la phénoménologie monétaire qu’il définit par le sigle, a priori sibyllin, HRL (lire : Héréditaire, Relativiste, Logistique), méritant, pour être comprise dans son esprit, un minimum d’explications, car cet exemple, mieux que tout autre, illustre son audace conceptuelle, sa conviction de l’existence sous-jacente dans les phénomènes socioéconomiques de régularités structurelles, de lois « intertemporelles ». À ses yeux, tout se passe comme si les systèmes économiques étaient doués de mémoire, engrangeaient des antécédents, sources d’expérience pour les opérateurs, conditionnant leur comportement dans la mesure où le facteur « oubli » n’en dilue pas l’effet.
Cet « oubli » est, à tout prendre, psychologiquement équivalent à un taux d’intérêt, cet artifice si commode pour actualiser l’avenir ou le passé. Pourquoi dès lors ne pas considérer un temps « Ψ » distinct du temps physique, reflétant le comportement « héréditaire » des hommes par les événements passés. Ainsi la demande de monnaie, son offre, le « taux d’intérêt psychologique » sont spécifiés par des fonctionnelles du passé, « relativistes » en ce sens qu’elles doivent rester invariantes par substitution du temps Ψ au temps réel, tandis que s’impose l’emploi d’une fonction « logistique » (solution de l’équation différentielle générale à laquelle obéissent ces paramètres, tous définis en valeur relative).
Si le mode de construction de la théorie HRL est favorable à un ajustement de qualité (d’où le reproche de « circularité » qui a pu lui être fait), sa validité n’en repose pas moins sur une exceptionnelle série de tests.
Dans tous les cas où l’on dispose de chaînes de données couplées économie-monnaie, couvrant indifféremment des périodes longues ou courtes d’hyperinflation, que ce soit en économie capitalistique ou collectiviste, les vérifications atteignent un degré inégalé de conformité aux faits, résultat d’autant plus remarquable que l’on dispose selon les cas de un ou deux paramètres pour réaliser les ajustements.
Cette nouvelle théorie a donc pleinement atteint son objectif : réussir à agréger l’essentiel des mécanismes monétaires, à l’œuvre tout au moins dans le système mondial, tel qu’il a fonctionné jusqu’aux années 1970.
Son « actualisation » constituerait un champ de recherches particulièrement intéressant.
Est-il besoin ici de faire observer que l’œuvre de M. Allais « monétariste » déborde largement le cadre d’une synthèse dynamique ? Ses écrits, prises de positions sur les problèmes monétaires ont été ininterrompus depuis 1947 (plus de 40 références). Rappelons qu’il a fait de la création monétaire ex nihilo le thème central de ses thèses sur l’inflation, les faux droits, les « faux-monnayeurs », dénonçant avec véhémence le « prélèvement » exécuté par le « premier emprunteur du signe neuf ».
Retour sur la physique
Ce deuxième volume revient in fine sur les travaux de physique de M. Allais, en apportant divers témoignages sur l’intérêt qu’ils ont suscité, plus spécialement aux USA. À la Nasa d’abord dès 1959 (lettre d’Herbert von Braun) et surtout très récemment dans des circonstances relatées par Henry Aujard. Préoccupée par la perte inexpliquée de trois sondes n’ayant pas suivi les trajectoires et vitesses prévues par les lois classiques de la gravitation, et soucieuse d’en éclaircir les causes, la Nasa a lancé des recherches à ce sujet.
Le docteur Noever s’est alors demandé en 1999 si l’Allais Effect n’avait pas quelque part de responsabilité, encore fallait-il au préalable en vérifier l’existence et les effets pour désarmer les sceptiques à son égard. Il réussit à convaincre plusieurs dizaines de laboratoires spécialisés et observatoires disséminés dans le monde de procéder à des expériences appropriées. Malheureusement, comme cela arrive si souvent dans des montages collectifs improvisés, divers avatars (annulations ou reports de crédits, changement d’affectation du docteur Noever…) n’ont pas permis de mener à bien le programme prévu, en sorte que l’on ignore le sort fait aux résultats partiels collectés.
En revanche, une chose est sûre : « l’effet d’éclipse » a été dûment constaté lors d’éclipses de Soleil totales à Bucarest en 1999 et en Chine en 2000. Henry Aujard en conclut que « l’effet Allais » révélateur de l’anisotropie de l’espace est bien une réalité.
Parmi les astronomes, géophysiciens, théoriciens en quête du champ unifié, il en est peu à l’heure actuelle qui ignorent son existence et les interrogations qu’il soulève. Il apparaît que l’on ne saurait trancher et avancer sans le lancement (méticuleusement préparé et concerté) de nombreuses expériences complémentaires permettant de dégager des lois plus précises des phénomènes observés.
Gageons que ledit « effet » n’a pas fini de faire parler de lui, qu’il sera un jour ou l’autre éclairci, contribuant, espérons-le, à affiner les théories physiques en leur état actuel au risque d’avoir à » réviser » certains dogmes (l’anisotropie de l’espace à l’échelle cosmique précisément).
Conclusion
Ces deux ouvrages, comme cela est naturel, polarisent surtout l’attention sur les aspects novateurs des travaux de M. Allais en science économique.
Hormis ses incursions en physique, objet de controverses, ils laissent plus ou moins dans l’ombre des pans entiers de son œuvre débordant singulièrement le champ de l’économie au sens restreint où on l’entend ordinairement.
Dans son allocution de 1993 (déjà citée), le philosophe Raymond Polin, assurément le mieux placé et qualifié pour en juger, s’est plu à souligner les dimensions humaniste et philosophique de son œuvre :
« Votre œuvre est une œuvre toute pénétrée de philosophie parce que vous êtes un philosophe, au sens le plus authentique du terme…
L’objet principal de votre curiosité, ce sont les affaires humaines dans leur ensemble, à partir et sous l’angle de l’économie.
En bon philosophe, vous ne pouvez saisir l’économie que par rapport à l’ensemble des affaires sociales et dans la durée de leur histoire (le deuxième “violon d’Ingres” de l’auteur) et vous voici historien, méditant souvent à contre-courant, sur les causes des deux guerres mondiales, sur la guerre d’Algérie et sur ses conséquences. Votre recherche d’historien fait d’ailleurs parfois de vous un prophète. Et vous voici sociologue, philosophe des relations humaines, méditant sur la démocratie, le totalitarisme, l’exercice du pouvoir, les minorités, les inégalités, la formation des élites et leur rôle. Votre campagne pour une Europe unie est exemplaire… »
Conseillons à ce sujet au lecteur de ne pas manquer d’arpenter les riches bibliographies de son œuvre qui sont annexées, selon divers critères de classement.
Leur consolidation ne propose pas moins de 300 références (livres, articles, conférences, etc.) sans compter, bien entendu, les effets de duplication de traduction en différentes langues.
Donnons de cette diversité et de cette fécondité un exemple : M. Allais n’a cessé depuis la fin des années quarante d’écrire sur l’Europe et les défis auxquels elle est confrontée. Son ouvrage remarqué L’Europe unie, route de la prospérité lui vaut en 1960 le « Grand prix de la Communauté atlantique ».
Or ce militantisme ne s’est pas relâché comme en témoignent des titres récents :
- L’Europe face à son avenir, que faire ? (1991)
- Combats pour l’Europe (1992−1994)
- Erreurs et impasses de la construction européenne (1992)
- La crise mondiale d’aujourd’hui (1999)
- La mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance (1999)
- Nouveaux combats pour l’Europe (1999−2001)…
Revenons pour conclure au message principal adressé par ces deux ouvrages. Il réitère à sa manière et avec insistance celui déjà formulé par Thierry de Montbrial commentant en ces termes l’attribution du prix Nobel à son ancien professeur et ami :
« Cette reconnaissance, bien que tardive, il y est évidemment sensible, mais je sais que ce qui lui importe réellement, c’est que le gigantesque effort intellectuel qu’il a accompli tout au long de sa vie pour comprendre les phénomènes économiques ne soit pas perdu. Ce qui importe en effet c’est que, grâce à ce prix Nobel, de nombreux chercheurs aujourd’hui et plus tard se trouveront incités à se plonger dans son œuvre pour y découvrir les trésors qui s’y trouvent encore enfouis.
Voilà ce qu’il faut dire et ce qu’il faut souhaiter. »