A propos de deux ouvrages récents de Maurice ALLAIS (31)

Dossier : ExpressionsMagazine N°587 Septembre 2003Par Gérard PILÉ (41)

Ces deux volumes titrés sur fond ciel (vif le pre­mier, clair le second) consti­tuent un dip­tyque offrant deux éclai­rages com­plé­men­taires sur une œuvre ori­gi­nale aux mul­tiples facettes et aux dimen­sions impres­sion­nantes, for­te­ment mar­quée par la per­son­na­li­té hors série de leur auteur : « Esprit fou­gueux, intran­si­geant, sin­cère » (Jacques Rueff), « excep­tion­nel­le­ment doué du point de vue de la rigueur intel­lec­tuelle » (Ray­mond Fisches­ser, son cama­rade de pro­mo, un temps direc­teur de l’É­cole des mines). 

Ils viennent nous rap­pe­ler qu’il sub­siste un sérieux défi­cit de connais­sance et de dif­fu­sion de ses contri­bu­tions majeures à la com­pré­hen­sion des méca­nismes de l’é­co­no­mie. Rap­pe­lons que même leur consé­cra­tion par un prix Nobel en 1988 a été anor­ma­le­ment tar­dive, fai­sant sur­tout réfé­rence à ses œuvres les plus anciennes, vic­times en leur temps d’une dif­fu­sion indi­gente au plan inter­na­tio­nal, faute notam­ment d’a­voir été tra­duites en anglais. Si l’ac­cès à ses tra­vaux demeure dans l’en­semble dif­fi­cile, cepen­dant, à l’o­ri­gine et de l’a­veu même de l’au­teur, la prin­ci­pale cause de cette mécon­nais­sance deve­nue toute rela­tive est sa « pas­sion de la recherche ». 

« Au terme d’une longue car­rière, je réa­lise aujourd’­hui plus que jamais la très grande dif­fi­cul­té qu’il y a d’as­su­rer une juste répar­ti­tion de son temps entre la Recherche, la publi­ca­tion des résul­tats obte­nus et les rela­tions qu’il faut entre­te­nir si l’on désire assu­rer à sa pen­sée une dif­fu­sion suf­fi­sante. Il me paraît hors de doute que je n’y suis jamais arri­vé, la pas­sion de la Recherche l’ayant tou­jours empor­té de très loin sur toute autre consi­dé­ra­tion. »

Certes son ensei­gne­ment a d’emblée fait de lui un chef d’é­cole, sus­ci­té de nom­breuses voca­tions, mar­qué de son empreinte toute une géné­ra­tion de brillants éco­no­mistes fran­çais : Mar­cel Boi­teux, Gérard Debreu (l’un et l’autre nor­ma­liens, le second deve­nu un célèbre pro­fes­seur à Ber­ke­ley, natu­ra­li­sé amé­ri­cain, rece­vra le prix Nobel en 1983), Edmond Malin­vaud (43, pro­fes­seur au Col­lège de France), Pierre Maillet (43 B dis­pa­ru récem­ment), Jacques Lesourne (48, pro­fes­seur au CNAM), Phi­lippe d’I­ri­barne (55), Lio­nel Sto­lé­ru (56), Jean-Michel Grand­mont (60, ex-pré­sident du dépar­te­ment de sciences éco­no­miques de l’É­cole poly­tech­nique), Thier­ry de Mont­brial (63, l’ac­tuel pré­sident de l’A­ca­dé­mie des Sciences morales et politiques)… 

Tous, dans le sillage de son ensei­gne­ment, se sont recon­nus ses « dis­ciples », cepen­dant la pen­sée de M. Allais, qui n’a guère pris de rides, a‑t-elle pour autant pro­fon­dé­ment fait souche dans notre pays ? Il sub­siste à cet égard des incer­ti­tudes et du tra­vail à accom­plir. Qui est prêt aujourd’­hui à pour­suivre ses recherches, à s’en­ga­ger au ser­vice d’une pas­sion aus­si dévo­rante avec l’in­ves­tis­se­ment et les sacri­fices qu’elle implique ? Sur­tout, un vaste effort péda­go­gique et de dif­fu­sion est encore néces­saire pour rendre aisé­ment acces­sibles les mul­tiples acquis incon­tes­tables de ses tra­vaux afin de les inté­grer à l’ar­ma­ture d’un ensei­gne­ment géné­ral de l’é­co­no­mie, digne de ce nom. 

Com­pre­nons ici que l’ex-ingé­nieur des Mines (31), pros­pec­teur infa­ti­gable, se pré­oc­cupe légi­ti­me­ment de la fécon­di­té, de la péren­ni­té de son immense labeur, du sort fait aux riches gise­ments sous-exploi­tés qui en sont le fruit. Est-il pour cela de meilleur moyen que de s’en remettre aux juge­ments por­tés de longue date sur son œuvre, par des témoins qua­li­fiés venus d’ho­ri­zons divers nous livrer, cha­cun avec sa propre approche, une même conclu­sion, celle d’un « savant méconnu » ? 

Tel est bien le mes­sage livré par ces deux ouvrages dont les titres rele­vant du para­doxe peuvent être mal com­pris au pre­mier coup d’œil. 

Le premier ouvrage : Autoportraits

La Jaune et la Rouge n’a pas man­qué à diverses reprises (cf. réfé­rences in fine) de se faire l’é­cho d’é­vé­ne­ments majeurs de la vie de M. Allais (son prix Nobel) comme des textes sou­vent auto­bio­gra­phiques tou­chant son œuvre, ses domaines suc­ces­sifs de recherche, ses propres concep­tions de la science éco­no­mique et de la démarche scien­ti­fique. On trouve ras­sem­blés dans ce pre­mier volume : 

1) Dif­fé­rents textes de ses confé­rences à carac­tère « officiel », 

  • confé­rence Nobel du 10 octobre 1988 et allo­cu­tions diverses consé­cu­tives jus­qu’à celle du 23 mars 1989 à la Sorbonne ; 
  • Allo­cu­tion du 19 octobre 1993, lors de la remise de son épée d’a­ca­dé­mi­cien, à la Sorbonne ; 
  • Expo­sé du 27 mai 1997, lors de la séance solen­nelle de l’A­ca­dé­mie des sciences morales et poli­tiques : « Une édu­ca­tion pour le XXIe siècle », remar­quable syn­thèse de ce que sont véri­ta­ble­ment l’es­prit scien­ti­fique et les prin­cipes fon­da­men­taux sur les­quels doit s’ap­puyer sa for­ma­tion. Inci­dem­ment on y dénonce « la fal­la­cieuse oppo­si­tion entre théo­rie et pra­tique… et ces deux per­ver­sions que sont l’a­bus des mathé­ma­tiques et la tyran­nie des véri­tés éta­blies ».

 
2)
Des textes d’ar­ticles ou d’in­ter­views, autant d’oc­ca­sions pour l’au­teur d’ex­po­ser ses convic­tions, son éthique. Un exemple typique à cet égard est le texte (rédi­gé avant son prix Nobel) « My life phi­lo­so­phy », article publié en 1989 (simul­ta­né­ment dans The Ame­ri­can Eco­no­mist et La Revue d’é­co­no­mie poli­tique), repu­blié en 1992 sous le titre : « The pas­sion for Research » dans le volume Eminent Eco­no­mists (Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press). 

Faute de pou­voir nous y attar­der n’en rap­por­tons ici qu’une phrase hau­te­ment révé­la­trice : « Rien n’est com­pa­rable à l’i­nex­tin­guible pas­sion de la recherche, à l’i­na­pai­sable désir de savoir, de com­prendre, de cla­ri­fier, d’ex­pli­quer, à la volon­té constante de s’a­char­ner à sur­mon­ter toute dif­fi­cul­té… Rien en réa­li­té ne peut éga­ler l’i­nef­fable eupho­rie de la nova­tion et de la décou­verte… »

3) Divers textes (plus de 110 pages !) consa­crés au « vio­lon d’Ingres » de l’au­teur : la phy­sique, sa voca­tion pre­mière (si les cir­cons­tances de sa vie n’en avaient déci­dé autre­ment) à laquelle il a voué une large part de son temps…, une pas­sion dont La Jaune et la Rouge s’est fait l’é­cho à maintes reprises. 

Il semble en pre­mier lieu que M. Allais soit vis­cé­ra­le­ment phy­si­cien, par le soin, la prio­ri­té qu’il accorde à l’ob­ser­va­tion exi­geante et rigou­reuse des faits, en leur subor­don­nant sans com­pro­mis­sion l’ou­til mathé­ma­tique dont il sait par ailleurs tirer un par­ti opti­mal aux divers niveaux. Le pre­mier n’est-il pas l’a­na­lyse atten­tive des séries de don­nées, notam­ment tem­po­relles, où il n’hé­site pas à ouvrir des voies ori­gi­nales (par exemple sa géné­ra­li­sa­tion du test de Schus­ter au cas de cer­taines séries autocorrélées). 

Au niveau de la syn­thèse finale, son ambi­va­lence éco­no­miste-phy­si­cien repose sur la convic­tion d’une pro­fonde ana­lo­gie entre les sciences humaines et les sciences exactes ain­si que l’in­tui­tion de l’exis­tence non seule­ment de régu­la­ri­tés sous-jacentes mais aus­si d’in­va­riants (comme en phy­sique), qu’il réus­sit à mettre en lumière là où les autres éco­no­mistes n’a­vaient vu que com­plexi­té décourageante. 

Sa théo­rie de la dyna­mique moné­taire est à cet égard un modèle du genre. Comme le fait obser­ver Hen­ri Guit­ton dans le deuxième volume : « Toute son œuvre consti­tue un pont entre les dis­ci­plines propres à ces deux branches de la connais­sance. »

Or l’exer­cice de son « vio­lon d’Ingres », comme s’en explique l’au­teur, n’a pas été seule­ment pour lui source de satis­fac­tion et de diver­sion, mais en contre­par­tie, d’a­mer­tume, de déboires, face à l’hos­ti­li­té mani­fes­tée, aux obs­tacles dres­sés au sein même d’ins­ti­tu­tions scien­ti­fiques fran­çaises (au demeu­rant res­pec­tables) par ceux, nom­breux et influents, qui, se vou­lant les gar­diens de l’or­tho­doxie, acceptent mal la remise en ques­tion des « véri­tés éta­blies », qui pis est, par un « ama­teur » étran­ger à leur esta­blish­ment.

M. Allais leur impute l’ar­rêt en 1960 de ses expé­riences, en dépit du très grand inté­rêt sus­ci­té par leurs résul­tats chez cer­tains savants fran­çais et sur­tout à l’é­tran­ger (en par­ti­cu­lier von Braun et la Nasa). Notons que cette inter­rup­tion, ce « temps per­du » selon l’au­teur, ne l’a pas inci­dem­ment empê­ché de pour­suivre ses recherches par d’autres voies qui se sont révé­lées fécondes (le réexa­men des obser­va­tions de Day­ton Mil­ler en 1925–1926). M. Allais y voit une illus­tra­tion de plus de la ten­dance si com­mune à de nom­breux experts (en bien des domaines) à récu­ser pure­ment et sim­ple­ment des phé­no­mènes « déran­geants » au simple motif qu’on ne peut en avan­cer une quel­conque expli­ca­tion « scientifique ». 

L’his­toire des sciences ne nous révèle-t-elle pas à l’en­vi qu’une théo­rie, si sédui­sante soit-elle, n’est en défi­ni­tive qu’un gîte d’é­tape sur la voie du pro­grès, jalon­née d’a­mé­na­ge­ments, de rec­ti­fi­ca­tions, exi­geant sans cesse de nou­veaux efforts, des inves­tis­se­ments au double plan expé­ri­men­tal et recherche fon­da­men­tale selon un pro­ces­sus incon­tour­nable : choi­sir des hypo­thèses (intui­tion), en tirer les consé­quences (déduc­tion), les confron­ter à la réa­li­té (sou­mis­sion aux faits). 

Deuxième ouvrage : Portraits

Indis­so­ciable du pré­cé­dent, il ras­semble, dans un ordre stric­te­ment chro­no­lo­gique et après sélec­tion, des témoi­gnages de trente et une per­son­na­li­tés fran­çaises et étran­gères, com­men­ta­teurs qua­li­fiés à divers titres (uni­ver­si­taires, ingé­nieurs, etc.) de l’œuvre de M. Allais. Ces textes très variés (articles, confé­rences, hom­mages offi­ciels, lettres…) sont le plus sou­vent contem­po­rains des moments les plus mémo­rables et tar­difs de sa car­rière d’é­co­no­miste : Médaille d’or du CNRS en 1978, prix Nobel en 1988 (près de la moi­tié de l’ou­vrage), remise de l’é­pée d’a­ca­dé­mi­cien des Sciences morales et poli­tiques en 1993. 

Une ana­lyse métho­dique de ces contri­bu­tions ris­quant d’être fas­ti­dieuse, atta­chons-nous plu­tôt aux conclu­sions com­munes qui s’en dégagent et jus­ti­fient le titre du recueil. Ce der­nier résulte d’un emprunt à un article publié en 1986, soit deux ans avant la consé­cra­tion par le jury Nobel, « Mau­rice Allais, savant mécon­nu », écrit par Thier­ry de Mont­brial, dans le cadre d’un hom­mage col­lec­tif (Boi­teux-Mont­brial-Munier) ren­du à leur ancien pro­fes­seur. Usant d’ar­gu­ments incon­tes­tables, l’au­teur pou­vait affir­mer : « Bien que cou­ron­nés par la Médaille d’or du CNRS, ses tra­vaux n’ont pas reçu toute la consé­cra­tion inter­na­tio­nale qu’ils méritent », juge­ment déjà par­ta­gé par le célèbre éco­no­miste amé­ri­cain Paul Samuel­son (Nobel 1970) écri­vant en 1983 : « … M. Allais is a foun­tain of ori­gi­nal and inde­pen­dant dis­co­ve­ries… Had Allais ear­liest wri­tings been in English, a gene­ra­tion of eco­no­mic theo­ry would have taken a dif­ferent course. »

Com­ment ne pas faire ici un retour en arrière, reve­nir à nou­veau dans les colonnes de cette revue (cf. réfé­rences de 1988, 1989, 1990) sur les écrits de jeu­nesse déci­sifs d’un auteur, s’i­ni­tiant seul à l’é­tude de l’é­co­no­mie à tra­vers la lec­ture-médi­ta­tion d’un petit nombre de « clas­siques » (Wal­ras, Pare­to, Irving Fisher), vite trans­cen­dés par notre « auto­di­dacte », « fort de sa radi­cale auto­no­mie d’o­rien­ta­tion et de réflexion » (Ray­mond Polin). 

Comme l’é­crit en 1993 Jacques Lesourne, évo­quant l’ap­pren­tis­sage de son maître : sa constance dans l’in­ter­ro­ga­tion, sa capa­ci­té d’a­na­lyse, son apti­tude à la syn­thèse, son indé­pen­dance d’es­prit sont telles « qu’il peut se nour­rir de la pen­sée de ses devan­ciers sans jamais en être pri­son­nier et faire œuvre de créa­tion ori­gi­nale sans jamais céder aux modes et aux vents domi­nants de l’air de son temps ».

1) À la recherche d’une discipline économique

Fié­vreu­se­ment conçu en trente mois sous l’oc­cu­pa­tion alle­mande à Nantes où l’au­teur dirige le ser­vice des Mines, ce pre­mier trai­té appro­fon­di de la théo­rie de l’é­qui­libre éco­no­mique géné­ral et de l’op­ti­mum, monu­ment de 900 pages publié avec des moyens de for­tune en 1943, va bien au-delà de ses devan­ciers tout en pré­cé­dant sur le même sujet l’ou­vrage fon­da­men­tal de Samuel­son de 1947 : The foun­da­tions of eco­no­mic ana­ly­sis. On y trouve la pre­mière démons­tra­tion rigou­reuse, sous des condi­tions suf­fi­sam­ment géné­rales, des deux théo­rèmes (direct et réci­proque) d’é­qui­va­lence des situa­tions d’é­qui­libre et « d’ef­fi­cience sociale maxi­male », à la base de la « Modern wel­fare theo­ry « .

Une conclu­sion trans­pa­rais­sait (que les doc­tri­naires d’une pla­ni­fi­ca­tion éco­no­mique plus ou moins for­cée ne seront pas prêts à admettre de sitôt) : il existe des lois incon­tour­nables aux­quelles obéissent les phé­no­mènes éco­no­miques sous les régimes les plus variés (éco­no­mies de mar­ché ou de concur­rence impar­faite, mono­po­lis­tique, de contrainte, col­lec­ti­viste, etc.), et l’on ne sau­rait les trans­gres­ser sans dommage. 

2) Économie et Intérêt

Après la publi­ca­tion en 1945 d’Éco­no­mie pure et Ren­de­ment social pro­lon­geant ce pre­mier tra­vail sur­git, en 1947, un deuxième monu­ment, Éco­no­mie et Inté­rêt, qui élar­git le champ des recherches autour de la théo­rie du capi­tal, en se pro­po­sant de mieux cer­ner les inter­dé­pen­dances entre la crois­sance des éco­no­mies de mar­ché et l’é­vo­lu­tion conjointe des prix et des taux d’in­té­rêt, fac­teurs déter­mi­nants de l’a­ve­nir des niveaux de vie, comme de la dis­tri­bu­tion des richesses et des revenus. 

Comme l’ex­plique briè­ve­ment Edmond Malin­vaud, il pri­vi­lé­gie la dimen­sion inter­tem­po­relle des déci­sions pré­sentes enga­geant l’a­ve­nir, au double plan de la pro­duc­tion et de la consom­ma­tion. Dans le pre­mier, c’est la lon­gueur variable, de bout en bout du pro­ces­sus pro­duc­tif, qui est prise en consi­dé­ra­tion, dans le second, c’est l’hé­té­ro­gé­néi­té des com­por­te­ments des consom­ma­teurs à des stades dif­fé­rents de leur cycle de vie. (« Les jeunes font les choix qui engagent leur ave­nir, les vieux tirent les consé­quences de leur pas­sé. »)

Il ne suf­fit donc pas d’in­ves­tir mais d’in­ves­tir bien, de prendre en compte la capi­ta­li­sa­tion des dépenses pas­sées et l’ac­tua­li­sa­tion des reve­nus futurs. 

Un modèle nova­teur dit « à géné­ra­tions imbri­quées » se trouve clai­re­ment expli­ci­té et étu­dié. « Onze ans avant d’être de nou­veau intro­duit par Paul Samuel­son, trente ans avant qu’il devienne un cadre fami­lier pour les recherches d’é­co­no­mie mathé­ma­tique » remarque inci­dem­ment Edmond Malinvaud. 

À la recherche d’une dis­ci­pline éco­no­mique, réédi­tée en 1952, cette fois par l’Im­pri­me­rie natio­nale, s’est méta­mor­pho­sée en Trai­té d’é­co­no­mie pure, titre plus dis­cret vis-à-vis des doc­trines éco­no­miques en vogue, hos­tiles à la libé­ra­tion des forces du mar­ché, pour­tant à la base d’une véri­table démo­cra­tie éco­no­mique. Qui ne se sou­vient, dans ma géné­ra­tion, de l’es­prit régnant dans notre pays au cours des années 1950 : face à la force d’at­trac­tion exer­cée par le cre­do mar­xiste, on accepte volon­tiers dans l’o­pi­nion la voie médiane d’un diri­gisme d’É­tat « pro­gres­siste » avec ses nom­breux mono­poles, sa stra­té­gie indus­trielle, etc. 

Tel est le cli­mat poli­tique ambiant à l’heure où le rayon­ne­ment des tra­vaux de M. Allais, ren­for­cé par le suc­cès gran­dis­sant de ses cours et sémi­naires à la chaire d’é­co­no­mie géné­rale de l’É­cole des mines de Paris (comme à celle d’é­co­no­mie théo­rique de l’Ins­ti­tut des sta­tis­tiques de l’u­ni­ver­si­té de Paris) font d’ores et déjà du jeune direc­teur de recherches au CNRS, non seule­ment la figure de proue de la théo­rie éco­no­mique, mais aus­si, ce qui est plus déran­geant pour lui, le chef de file en France de la thèse libé­rale cen­sée être « contraire au sens de l’his­toire », ce que réfutent M. Allais et quelques autres (comme Ray­mond Aron par­mi les phi­lo­sophes et his­to­riens) convain­cus que seules les pro­cé­dures libé­rales peuvent réa­li­ser les fins généreuses. 

Ne nous éton­nons donc pas si, de bonne heure, se pro­file à l’ho­ri­zon un « pro­blème Allais », fait à la fois d’une cer­taine dis­tance offi­cielle à son égard (n’est-il pas un réfor­ma­teur exi­geant et… déran­geant ?) mais sur­tout d’i­gno­rance et de mau­vaise foi chez ses détrac­teurs achar­nés à le déni­grer. On déna­ture son « pla­nisme concur­ren­tiel », en l’as­si­mi­lant à la vieille théo­rie du « lais­ser faire, lais­ser pas­ser » pour­tant dénon­cée sans ambi­guï­té par M. Allais à maintes reprises : 

« Il peut se com­pa­rer à un tra­fic rou­tier qui lais­se­rait les autos cir­cu­ler à leur guise sans code de la route, le choix n’est pas entre plan et absence de plan mais entre dif­fé­rents types de plans. »

Comme le fait obser­ver l’un des inter­ve­nants (Louis Rou­gier alors pro­fes­seur agré­gé à l’u­ni­ver­si­té de Caen) : « En inti­tu­lant une longue étude : “Au-delà du libé­ra­lisme et du socia­lisme”, en sus­ci­tant un “Mani­feste pour une socié­té libre” (objet d’un col­loque tenu à Paris en février 1959), M. Allais mon­trait en réa­li­té qu’il n’é­tait l’homme d’au­cun sys­tème. » Ne fai­sant pas de conces­sion à l’es­prit du temps, il n’aime pas les faux-sem­blants, ne ménage pas ses adver­saires : « Les véri­tables libé­raux, les véri­tables socia­listes sont l’ex­cep­tion, les libé­raux ali­men­taires, les socia­listes nan­tis pro­li­fèrent. »

Quels objec­tifs, quelles limites assigne-t-il à son « planisme » ? 

Loin d’être sourd aux attentes des consom­ma­teurs, il entend les sous­traire aux déci­sions plus ou moins arbi­traires d’or­ga­ni­sa­tions bureau­cra­tiques : la liber­té des échanges doit s’exer­cer dans un cadre ins­ti­tu­tion­nel vigi­lant, fai­sant la chasse aux rentes de situa­tion comme aux pri­vi­lèges d’ordre cor­po­ra­tif qui ne sont pas jus­ti­fiés. Pour l’es­sen­tiel, sa pla­ni­fi­ca­tion est d’ordre struc­tu­rel, visant à faire obs­tacle aux puis­santes orga­ni­sa­tions qui tendent à faus­ser le jeu du mar­ché, à évi­ter l’a­jus­te­ment par les prix. 

Cette même année 1959 se pro­duit un inci­dent assez révé­la­teur des idées régnantes et de l’in­fluence de leurs vigiles dans les conseils. Ayant à pour­voir la chaire d’é­co­no­mie, deve­nue vacante, le Conseil de per­fec­tion­ne­ment de l’X, cir­con­ve­nu, écarte, contre toute attente, la can­di­da­ture de M. Allais pour repor­ter son choix sur un de nos esti­mables cama­rades, ins­pec­teur des Finances, membre du Conseil éco­no­mique et social, mais aus­si dis­cret par ses tra­vaux que dépour­vu d’ex­pé­rience d’enseignant. 

De telles carences, ordi­nai­re­ment dis­qua­li­fiantes, sont éclip­sées par la crainte que les prises de posi­tion notoi­re­ment libé­rales de M. Allais n’en­gagent la répu­ta­tion de l’É­cole, ne nuisent à son cré­dit (contri­buant à lui don­ner une image rétro­grade et réac­tion­naire ?). Com­ment échap­per à une telle han­tise, sinon en se tour­nant vers un can­di­dat, à cet égard « de tout repos » selon les propres termes de Louis Rou­gier, rela­tant, en 1959, ces faits avec indi­gna­tion dans un article inti­tu­lé « Scan­dale à Polytechnique ». 

L’au­teur, qui ignore la langue de bois, y va de ses com­men­taires : « M. Allais a beau­coup publié… Bien naïf qui pour­rait croire en France s’im­po­ser par l’im­por­tance de ses tra­vaux, ceux-ci sont res­sen­tis comme une offense par les médiocres.

… Autre grief, être consa­cré par l’é­tran­ger. Invo­quer le témoi­gnage de l’é­tran­ger, n’est-ce pas mettre en sus­pi­cion le juge­ment de ses propres compatriotes ?…

… Une der­nière faute et celle-là à mettre réel­le­ment au compte de M. Allais. Convain­cu de son bon droit, il manque de diplo­ma­tie. La vie ne lui a pas encore ensei­gné qu’i­ci-bas toute supé­rio­ri­té véri­table est bles­sante et doit se faire excu­ser par beau­coup de modes­tie appa­rente. Une visite de can­di­da­ture… »

Ne nous attar­dons pas davan­tage sur ces offenses à la véri­té, ces lâche­tés face au mérite, peu glo­rieuses certes mais assez récur­rentes. Depuis lors, fort heu­reu­se­ment le temps a fait son œuvre répa­ra­trice. C’est ain­si que, rece­vant en 1993 M. Allais à l’A­ca­dé­mie des sciences morales et poli­tiques, son pré­sident Ray­mond Polin n’a pas man­qué de dis­si­per tout mal­en­ten­du à cet égard : « Votre libé­ra­lisme est mesu­ré, modé­ré, contrô­lé : il tient pour insé­pa­rables, sous peine d’ab­sur­di­té et de désordre, libé­ra­lisme poli­tique et libé­ra­lisme éco­no­mique. Vous faites à l’É­tat sa juste place qui est de dire et de contrô­ler les règles du jeu éco­no­mique et social, de garan­tir le res­pect des liber­tés fon­da­men­tales, l’hon­nê­te­té, la jus­tice. »

En réa­li­té, loin d’être anti­éta­tique, se démar­quant en cela d’illustres confrères (tels Mil­ton Fried­man ou Hayek) M. Allais s’ins­crit dans la tra­di­tion fran­çaise la plus authen­tique, celle de Mon­tes­quieu et de Tocqueville. 

Théorie des surplus

Comme le dit Jacques Lesourne : » La marque d’une pen­sée créa­trice est d’être tou­jours en mou­ve­ment… Avec le temps, les hypo­thèses des modèles déve­lop­pés par M. Allais dans les années qua­rante et les Anglo-Saxons dans les années cin­quante lui sont appa­rues de moins en moins satis­fai­santes… Aus­si sa pen­sée a‑t-elle connu, au cours des années soixante, une sorte de révo­lu­tion… don­nant nais­sance à une nou­velle concep­tion de l’é­vo­lu­tion éco­no­mique en termes réels, fon­dée sur la Recherche, la réa­li­sa­tion et la répar­ti­tion des sur­plus. »

Un bref retour en arrière per­met­tra de mieux sai­sir la signi­fi­ca­tion et la por­tée de ce nou­veau concept. 

Jeune ingé­nieur des Mines, envoyé « au char­bon », M. Allais s’é­tait ini­tié de bonne heure aux arcanes du mar­ché char­bon­nier, en se consa­crant à l’é­la­bo­ra­tion d’un rap­port deman­dé en 1938 par Paul Rama­dier, alors ministre des Tra­vaux publics. Il en res­sor­tait que le prin­cipe de l’u­ni­ci­té du prix pour une même caté­go­rie de consom­ma­teurs, de ce pro­duit de base, alors vital dans l’in­dus­trie, les trans­ports et l’ha­bi­tat, était une aber­ra­tion éco­no­mique, créant entre les prix car­reau-mine et uti­li­sa­teurs des rentes de situa­tion ou des pertes sans jus­ti­fi­ca­tions économiques. 

Une conclu­sion s’im­po­sait : non au mar­ché unique, mais des mar­chés en inter­ac­tion avec leurs stra­té­gies propres d’ap­pro­vi­sion­ne­ment, de trans­port, de stockage. 

Cette expé­rience d’un grand mar­ché avait mis en garde le futur éco­no­miste contre les hypo­thèses trop sim­pli­fi­ca­trices et irréa­listes rete­nues par ses devan­ciers, pour décrire et modé­li­ser les méca­nismes de l’é­co­no­mie (comme l’hy­po­thèse « wal­ras­sienne » d’un prix unique pour les opé­ra­teurs). Pour s’en affran­chir et se libé­rer d’hy­po­thèses mathé­ma­tiques trop res­tric­tives (conti­nui­té, etc.), il forge les nou­veaux concepts de « sur­plus dis­tri­buables » et de « pertes » plus aptes à rendre compte des flux engen­drés par les chan­ge­ments appor­tés dans le champ des pos­sibles à par­tir d’une situa­tion don­née, pour tendre vers une situa­tion d’ef­fi­ca­ci­té maxi­male. On touche ici aux élé­ments réel­le­ment moteurs de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique fon­dée sur le prin­cipe d’au­to-orga­ni­sa­tion, fort éloi­gné de celui de la « main invi­sible » cher aux phy­sio­crates et man­ches­té­riens avec tous les risques de dérive qui s’y attachent. 

Esquis­sée en 1966–1977, La théo­rie géné­rale des sur­plus paraît en 1981, publiée dans la revue Éco­no­mie et Socié­té.

Théorie des choix aléatoires ou théorie de l’incertain

La théo­rie de la déci­sion en ave­nir incer­tain a déjà une longue his­toire depuis l’é­non­cé par Pas­cal et Fer­mat de la règle du gain moné­taire, trans­for­mée au siècle sui­vant par Ber­nouilli (rele­vant le défi du « para­doxe de Saint-Péters­bourg ») en une for­mule log-linéaire tra­dui­sant le fait que chaque déci­deur éva­lue son espé­rance de gain à la mesure de ses moyens. 

C’est dans cette ligne (« néo­ber­nouillienne ») que von Neu­mann et Mor­gens­tern éla­borent en 1944 leur célèbre « Theo­ry of games and eco­no­mic beha­viour » deve­nue la réfé­rence phare des théo­ri­ciens du risque, qui appré­cient sa simplicité. 

Au cours d’un col­loque orga­ni­sé en 1952 avec le concours du pro­fes­seur Dar­mois, M. Allais met en ques­tion cette sédui­sante construc­tion en mon­trant que les com­por­te­ments pos­tu­lés par cette école sont sys­té­ma­ti­que­ment vio­lés par des tests expé­ri­men­taux : on constate que, au voi­si­nage de la cer­ti­tude, la pré­fé­rence pour la sécu­ri­té est bien plus puis­sante qu’au-delà, sur­tout lorsque les mon­tants en jeu, rela­ti­ve­ment au patri­moine, sont éle­vés. Il s’en­suit qu’il y a lieu de sub­sti­tuer à l’u­ti­li­té espé­rée « neu­man­nienne », bien trop réduc­tion­niste, une fonc­tion­nelle de la dis­tri­bu­tion de pro­ba­bi­li­té. Ain­si deux siècles et demi après le pré­cé­dent, le « Para­doxe d’Al­lais » rouvre la voie à une com­pré­hen­sion plus fine et réa­liste de la psy­cho­lo­gie du risque dans ses domaines les plus divers : arbi­trages sécu­ri­té-coût, assu­rances, sélec­tion de por­te­feuilles, mar­chés finan­ciers, etc. Débat­tue, déve­lop­pée en plu­sieurs occa­sions (notam­ment au col­loque de Venise en 1984), cette approche nova­trice n’a pas encore reçu toute l’at­ten­tion qu’elle mérite. 

On ne sau­rait inci­dem­ment ici pas­ser sous silence les apports ori­gi­naux consi­dé­rables, mais encore lar­ge­ment mécon­nus de M. Allais, à l’a­na­lyse des séries tem­po­relles, occa­sion pour lui de revi­si­ter en pro­fon­deur (rendre à la nature a‑t-on envie de dire) les concepts de coef­fi­cients de vrai­sem­blance chez les pré­dic­teurs, de pro­ba­bi­li­té, hasard, fré­quence…, sources de tant de confu­sions dans les esprits, ce qui exige au départ de les extraire de la gangue axio­ma­tique où les mathé­ma­ti­ciens les confinent d’ordinaire. 

M. Allais n’hé­site pas à refon­der com­plè­te­ment ces notions sur des bases non équi­voques et intui­tives, accep­tables à la fois dans les sciences phy­siques et humaines. La nature, nous dit-il, ignore les pro­ba­bi­li­tés et ne connaît que les fré­quences, la pro­ba­bi­li­té qui concerne essen­tiel­le­ment un ave­nir incer­tain est une « gran­deur men­tale » fon­dée sur la condi­tion empi­rique de symé­trie, laquelle appa­raît dans les axiomes d’é­gale pos­si­bi­li­té : « en moyenne », et « a prio­ri » dans le pos­tu­lat d’in­va­riance des lois de la nature. 

L’i­dée « allai­sienne » selon laquelle la struc­ture déter­mi­niste vibra­toire de l’u­ni­vers peut engen­drer des effets d’ap­pa­rence aléa­toire rejoint celle, moderne, du chaos dans la théo­rie du chaos… comme celle du vide quan­tique dans la théo­rie quantique… 

« Il est en tout cas impen­sable, nous dit M. Allais, que les vibra­tions de toutes sortes qui sillonnent l’es­pace n’aient aucune influence sur notre com­por­te­ment phy­sique et psy­chique. »

À ses yeux, les fluc­tua­tions des séries tem­po­relles obser­vées découlent pour une large part d’ef­fets de réso­nance de ces vibra­tions (« taches solaires » par exemple). Cette influence, M. Allais l’ap­pelle le « fac­teur X » inclus dans les rési­dus entre résul­tats obser­vés et cal­cu­lés. Qu’un émi­nent pro­fes­seur de phi­lo­so­phie à l’u­ni­ver­si­té de Vienne, Wer­ner Lein­fell­ner, ait jugé oppor­tun d’at­ti­rer l’at­ten­tion sur l’in­té­rêt excep­tion­nel des contri­bu­tions de M. Allais, met­tant un terme à une « confu­sion baby­lo­nienne » sur ces concepts de fré­quence, pro­ba­bi­li­té, hasard, etc., révèle leur por­tée et le large écho qu’elles ont pu susciter. 

Dynamique monétaire

M. Allais a tou­jours dit que sa voca­tion d’é­co­no­miste s’é­tait éveillée au spec­tacle, dont il fut témoin en 1933, de la misère sociale engen­drée aux USA par la grande dépres­sion 1929–1934. Le constat de crises qua­si cycliques, toutes réduc­tibles à des désordres moné­taires, avait de bonne heure sus­ci­té ses réflexions à telle enseigne que, dans la ligne de son tra­vail fon­da­teur de 1947, il avait fait le des­sein d’u­ni­fier dans une même syn­thèse dyna­mique les réa­li­tés éco­no­miques et leurs mani­fes­ta­tions moné­taires paral­lèles et omniprésentes. 

Gui­dé par l’i­dée d’une régu­la­tion retar­dée des méca­nismes éco­no­miques (ana­logue à celle des phé­no­mènes de relaxa­tion en phy­sique) et réamé­na­geant les concepts de la théo­rie quan­ti­ta­tive clas­sique, il en vient pro­gres­si­ve­ment à défi­nir « l’en­caisse dési­rée rela­tive », c’est-à-dire le rap­port de la demande de mon­naie à la dépense glo­bale par uni­té de temps, comme une fonc­tion­nelle bien déter­mi­née des valeurs pas­sées de la demande globale. 

Il abou­tit de la sorte en deux étapes (1965 et 1980) à une modé­li­sa­tion non linéaire de la phé­no­mé­no­lo­gie moné­taire qu’il défi­nit par le sigle, a prio­ri sibyl­lin, HRL (lire : Héré­di­taire, Rela­ti­viste, Logis­tique), méri­tant, pour être com­prise dans son esprit, un mini­mum d’ex­pli­ca­tions, car cet exemple, mieux que tout autre, illustre son audace concep­tuelle, sa convic­tion de l’exis­tence sous-jacente dans les phé­no­mènes socioé­co­no­miques de régu­la­ri­tés struc­tu­relles, de lois « inter­tem­po­relles ». À ses yeux, tout se passe comme si les sys­tèmes éco­no­miques étaient doués de mémoire, engran­geaient des anté­cé­dents, sources d’ex­pé­rience pour les opé­ra­teurs, condi­tion­nant leur com­por­te­ment dans la mesure où le fac­teur « oubli » n’en dilue pas l’effet. 

Cet « oubli » est, à tout prendre, psy­cho­lo­gi­que­ment équi­valent à un taux d’in­té­rêt, cet arti­fice si com­mode pour actua­li­ser l’a­ve­nir ou le pas­sé. Pour­quoi dès lors ne pas consi­dé­rer un temps « Ψ » dis­tinct du temps phy­sique, reflé­tant le com­por­te­ment « héré­di­taire » des hommes par les évé­ne­ments pas­sés. Ain­si la demande de mon­naie, son offre, le « taux d’in­té­rêt psy­cho­lo­gique » sont spé­ci­fiés par des fonc­tion­nelles du pas­sé, « rela­ti­vistes » en ce sens qu’elles doivent res­ter inva­riantes par sub­sti­tu­tion du temps Ψ au temps réel, tan­dis que s’im­pose l’emploi d’une fonc­tion « logis­tique » (solu­tion de l’é­qua­tion dif­fé­ren­tielle géné­rale à laquelle obéissent ces para­mètres, tous défi­nis en valeur relative). 

Si le mode de construc­tion de la théo­rie HRL est favo­rable à un ajus­te­ment de qua­li­té (d’où le reproche de « cir­cu­la­ri­té » qui a pu lui être fait), sa vali­di­té n’en repose pas moins sur une excep­tion­nelle série de tests. 

Dans tous les cas où l’on dis­pose de chaînes de don­nées cou­plées éco­no­mie-mon­naie, cou­vrant indif­fé­rem­ment des périodes longues ou courtes d’hy­per­in­fla­tion, que ce soit en éco­no­mie capi­ta­lis­tique ou col­lec­ti­viste, les véri­fi­ca­tions atteignent un degré inéga­lé de confor­mi­té aux faits, résul­tat d’au­tant plus remar­quable que l’on dis­pose selon les cas de un ou deux para­mètres pour réa­li­ser les ajustements. 

Cette nou­velle théo­rie a donc plei­ne­ment atteint son objec­tif : réus­sir à agré­ger l’es­sen­tiel des méca­nismes moné­taires, à l’œuvre tout au moins dans le sys­tème mon­dial, tel qu’il a fonc­tion­né jus­qu’aux années 1970. 

Son « actua­li­sa­tion » consti­tue­rait un champ de recherches par­ti­cu­liè­re­ment intéressant. 

Est-il besoin ici de faire obser­ver que l’œuvre de M. Allais « moné­ta­riste » déborde lar­ge­ment le cadre d’une syn­thèse dyna­mique ? Ses écrits, prises de posi­tions sur les pro­blèmes moné­taires ont été inin­ter­rom­pus depuis 1947 (plus de 40 réfé­rences). Rap­pe­lons qu’il a fait de la créa­tion moné­taire ex nihi­lo le thème cen­tral de ses thèses sur l’in­fla­tion, les faux droits, les « faux-mon­nayeurs », dénon­çant avec véhé­mence le « pré­lè­ve­ment » exé­cu­té par le « pre­mier emprun­teur du signe neuf ».

Retour sur la physique

Ce deuxième volume revient in fine sur les tra­vaux de phy­sique de M. Allais, en appor­tant divers témoi­gnages sur l’in­té­rêt qu’ils ont sus­ci­té, plus spé­cia­le­ment aux USA. À la Nasa d’a­bord dès 1959 (lettre d’Her­bert von Braun) et sur­tout très récem­ment dans des cir­cons­tances rela­tées par Hen­ry Aujard. Pré­oc­cu­pée par la perte inex­pli­quée de trois sondes n’ayant pas sui­vi les tra­jec­toires et vitesses pré­vues par les lois clas­siques de la gra­vi­ta­tion, et sou­cieuse d’en éclair­cir les causes, la Nasa a lan­cé des recherches à ce sujet. 

Le doc­teur Noe­ver s’est alors deman­dé en 1999 si l’Allais Effect n’a­vait pas quelque part de res­pon­sa­bi­li­té, encore fal­lait-il au préa­lable en véri­fier l’exis­tence et les effets pour désar­mer les scep­tiques à son égard. Il réus­sit à convaincre plu­sieurs dizaines de labo­ra­toires spé­cia­li­sés et obser­va­toires dis­sé­mi­nés dans le monde de pro­cé­der à des expé­riences appro­priées. Mal­heu­reu­se­ment, comme cela arrive si sou­vent dans des mon­tages col­lec­tifs impro­vi­sés, divers ava­tars (annu­la­tions ou reports de cré­dits, chan­ge­ment d’af­fec­ta­tion du doc­teur Noe­ver…) n’ont pas per­mis de mener à bien le pro­gramme pré­vu, en sorte que l’on ignore le sort fait aux résul­tats par­tiels collectés. 

En revanche, une chose est sûre : « l’ef­fet d’é­clipse » a été dûment consta­té lors d’é­clipses de Soleil totales à Buca­rest en 1999 et en Chine en 2000. Hen­ry Aujard en conclut que « l’ef­fet Allais » révé­la­teur de l’a­ni­so­tro­pie de l’es­pace est bien une réalité. 

Par­mi les astro­nomes, géo­phy­si­ciens, théo­ri­ciens en quête du champ uni­fié, il en est peu à l’heure actuelle qui ignorent son exis­tence et les inter­ro­ga­tions qu’il sou­lève. Il appa­raît que l’on ne sau­rait tran­cher et avan­cer sans le lan­ce­ment (méti­cu­leu­se­ment pré­pa­ré et concer­té) de nom­breuses expé­riences com­plé­men­taires per­met­tant de déga­ger des lois plus pré­cises des phé­no­mènes observés. 

Gageons que ledit « effet » n’a pas fini de faire par­ler de lui, qu’il sera un jour ou l’autre éclair­ci, contri­buant, espé­rons-le, à affi­ner les théo­ries phy­siques en leur état actuel au risque d’a­voir à » révi­ser » cer­tains dogmes (l’a­ni­so­tro­pie de l’es­pace à l’é­chelle cos­mique précisément). 

Conclusion

Ces deux ouvrages, comme cela est natu­rel, pola­risent sur­tout l’at­ten­tion sur les aspects nova­teurs des tra­vaux de M. Allais en science économique. 

Hor­mis ses incur­sions en phy­sique, objet de contro­verses, ils laissent plus ou moins dans l’ombre des pans entiers de son œuvre débor­dant sin­gu­liè­re­ment le champ de l’é­co­no­mie au sens res­treint où on l’en­tend ordinairement. 

Dans son allo­cu­tion de 1993 (déjà citée), le phi­lo­sophe Ray­mond Polin, assu­ré­ment le mieux pla­cé et qua­li­fié pour en juger, s’est plu à sou­li­gner les dimen­sions huma­niste et phi­lo­so­phique de son œuvre : 

« Votre œuvre est une œuvre toute péné­trée de phi­lo­so­phie parce que vous êtes un phi­lo­sophe, au sens le plus authen­tique du terme…
L’ob­jet prin­ci­pal de votre curio­si­té, ce sont les affaires humaines dans leur ensemble, à par­tir et sous l’angle de l’économie.

En bon phi­lo­sophe, vous ne pou­vez sai­sir l’é­co­no­mie que par rap­port à l’en­semble des affaires sociales et dans la durée de leur his­toire (le deuxième “vio­lon d’Ingres” de l’au­teur) et vous voi­ci his­to­rien, médi­tant sou­vent à contre-cou­rant, sur les causes des deux guerres mon­diales, sur la guerre d’Al­gé­rie et sur ses consé­quences. Votre recherche d’his­to­rien fait d’ailleurs par­fois de vous un pro­phète. Et vous voi­ci socio­logue, phi­lo­sophe des rela­tions humaines, médi­tant sur la démo­cra­tie, le tota­li­ta­risme, l’exer­cice du pou­voir, les mino­ri­tés, les inéga­li­tés, la for­ma­tion des élites et leur rôle. Votre cam­pagne pour une Europe unie est exemplaire… »

Conseillons à ce sujet au lec­teur de ne pas man­quer d’ar­pen­ter les riches biblio­gra­phies de son œuvre qui sont annexées, selon divers cri­tères de classement. 

Leur conso­li­da­tion ne pro­pose pas moins de 300 réfé­rences (livres, articles, confé­rences, etc.) sans comp­ter, bien enten­du, les effets de dupli­ca­tion de tra­duc­tion en dif­fé­rentes langues. 

Don­nons de cette diver­si­té et de cette fécon­di­té un exemple : M. Allais n’a ces­sé depuis la fin des années qua­rante d’é­crire sur l’Eu­rope et les défis aux­quels elle est confron­tée. Son ouvrage remar­qué L’Eu­rope unie, route de la pros­pé­ri­té lui vaut en 1960 le « Grand prix de la Com­mu­nau­té atlantique ». 

Or ce mili­tan­tisme ne s’est pas relâ­ché comme en témoignent des titres récents : 

  • L’Eu­rope face à son ave­nir, que faire ? (1991)
  • Com­bats pour l’Eu­rope (1992−1994)
  • Erreurs et impasses de la construc­tion euro­péenne (1992)
  • La crise mon­diale d’au­jourd’­hui (1999)
  • La mon­dia­li­sa­tion, la des­truc­tion des emplois et de la crois­sance (1999)
  • Nou­veaux com­bats pour l’Eu­rope (1999−2001)…


Reve­nons pour conclure au mes­sage prin­ci­pal adres­sé par ces deux ouvrages. Il réitère à sa manière et avec insis­tance celui déjà for­mu­lé par Thier­ry de Mont­brial com­men­tant en ces termes l’at­tri­bu­tion du prix Nobel à son ancien pro­fes­seur et ami : 

« Cette recon­nais­sance, bien que tar­dive, il y est évi­dem­ment sen­sible, mais je sais que ce qui lui importe réel­le­ment, c’est que le gigan­tesque effort intel­lec­tuel qu’il a accom­pli tout au long de sa vie pour com­prendre les phé­no­mènes éco­no­miques ne soit pas per­du. Ce qui importe en effet c’est que, grâce à ce prix Nobel, de nom­breux cher­cheurs aujourd’­hui et plus tard se trou­ve­ront inci­tés à se plon­ger dans son œuvre pour y décou­vrir les tré­sors qui s’y trouvent encore enfouis.

Voi­là ce qu’il faut dire et ce qu’il faut souhaiter. »

Rap­pel de réfé­rences sur Mau­rice Allais dans La Jaune et la Rouge

  • Octobre 1969 : « La socié­té libé­rale en péril » par Mau­rice Allais. 
  • Sep­tembre 1978 : « Jacques Rueff (1896−1978). La pen­sée et l’ac­tion » par Mau­rice Allais. 
  • Décembre 1988 : « Mau­rice Allais, prix Nobel d’é­co­no­mie » par Thier­ry de Montbrial. 
  • Février 1989 : « Mau­rice Allais, pro­mo­tion 1931 » par Ray­mond Fischesser. 
  • Octobre 1990 : Auto­por­traits : une vie, une œuvre. Ana­lyse et réflexions par Gérard Pilé, p. 20–26.
  • Août-sep­tembre 1996 : « Les expé­riences de Day­ton C. Mil­ler, 1925–1926, et la théo­rie de la rela­ti­vi­té » par Mau­rice Allais. 
  • Juin-juillet 1997 : dis­cus­sion, cour­rier des lec­teurs, p. 43–50.
  • Août-sep­tembre 1997 : cour­rier des lec­teurs, suite, p. 69–77.
  • Octobre 1997 : ana­lyse de l’ou­vrage L’a­ni­so­tro­pie de l’es­pace par Chris­tian Marchal. 
  • Août-sep­tembre 1998 : « Essai d’a­na­lyse des expé­riences de Mau­rice Allais sur le pen­dule para­co­nique » par Chris­tian Marchal. 
  • Jan­vier 1999 : obser­va­tions com­plé­men­taires sur cet article par Mau­rice Allais, p. 31–36.
  • Avril 2001 : « Texte de l’al­lo­cu­tion lors de l’i­nau­gu­ra­tion de la salle Mau­rice Allais au lycée Laka­nal », le 3 février 2001. 

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