À propos de l’article « Pour qui roulent les polytechniciens ? » de Marc Flender (92), n° 585, mai 2003
Certains camarades : Dréan (54), Stoléru (56), Mathieu (57) et Stellmacher (92) ont tenu dans notre publication, ces derniers mois, des propos sévères en réponse aux libres propos de Flender (92) “ Pour qui roulent les polytechniciens ? ”.
Quant à nous, indépendamment les uns des autres, nous avons écrit à Marc Flender qu’à notre sens il posait de bonnes questions. Elles sont trop graves pour nous laisser piéger par quelques polémiques. Cessons de rêver d’une pérennité des “ trente glorieuses ”. Ce serait merveilleux si c’était le cas, si les désordres actuels n’étaient pas bien graves et s’il suffisait de quelques améliorations techniques économiques et sociales pour rétablir la paix et la prospérité.
Quels que soient notre âge et notre itinéraire entamé avec une certaine bosse des maths, nous nous interrogeons. Chacun de nous constate des dysfonctionnements : corruption, pollution, délinquance, injustice sociale… Sontils graves ? Nous le craignons. En tout cas, ils paraissent mettre en danger notre futur. Avons-nous des solutions toutes faites ? Non. Nous cherchons à mieux comprendre la nature de ces dangers, à esquisser des solutions nouvelles quand la poursuite d’approches classiques provoque des effets pervers croissants.
Nous n’éludons aucune piste par principe, ni aucun problème par excès de confiance. Les sujets sont complexes et nous souhaiterions d’abord approfondir ensemble notre compréhension des enjeux pour rendre plus approprié notre mode d’action. Nous serions heureux si nous pouvions débusquer quelles certitudes d’aujourd’hui se déliteront demain et apporter notre modeste contribution aux mutations utiles, et ainsi maintenir vivante la tradition de doute constructif et de dialogue de notre École.
En nous interrogeant et en doutant, trahissons-nous nos devoirs à l’égard de l’École qui nous a formés, du pays qui a financé nos études, des entreprises qui ont donné son rang à notre nation ? Nous avons la conviction du contraire. Les polytechniciens en uniforme avec Arago ont lutté pour un retour à plus de démocratie en 1830. Nous pensons que ces camarades ont eu raison, même s’ils étaient révolutionnaires. Souvenons-nous du passé.
Les réactions qui, dans La Jaune et la Rouge, ont suivi les propos de Marc Flender, s’inscrivent dans ce débat : comment vivre ensemble dans notre environnement ? ou encore : notre société libérale dans sa forme actuelle est-elle la meilleure des sociétés possibles ?
Rappelons brièvement les différentes positions. Marc Flender constatait que ce débat s’était mystérieusement fermé, et le rouvrait en donnant un grand coup de pied dans la porte close, en évoquant des idées issues de l’altermondialisme remettant en cause le libéralisme comme modèle social. Cette provocation appelait des réponses, plus ou moins virulentes. Si l’on passe sous silence les polémiques, en se concentrant sur les idées, la défense s’est axée essentiellement autour d’une double argumentation :
- Tout d’abord, se référant implicitement à la théorie d’Adam Smith, Gérard Dréan notamment s’est fondé sur l’idée que la somme des égoïsmes individuels aboutit au bien commun : nous devons faire confiance à l’entreprise et au marché, car ils permettent de faire émerger un comportement globalement optimal à partir de comportements individuels égoïstes, l’optimalité se définissant en termes de bien-être ou encore de niveau de consommation1.
- Complétant l’analyse théorique, le second axe de défense est l’analyse expérimentale et historique. Des deux modèles de société développés dans les deux siècles précédents, le modèle libéral et le modèle socialiste, non seulement un seul a survécu, mais l’autre s’est révélé être un échec désastreux2 : le libéralisme économique a donc été mis à l’épreuve du feu et naturellement choisi, et au vu du désastre socialiste, il semble peu opportun de le remettre en cause.
Pour montrer notre perplexité, nous donnerons deux exemples très concrets de dysfonctionnements que “la somme des égoïsmes ” peut engendrer.
Le premier est environnemental : si nous nous plaçons à une échelle temporelle et géographique suffisamment large, nous constatons que nous vivons globalement au-dessus de nos moyens écologiques, et que le confort d’une minorité des habitants de la planète est acquis au détriment des autres. Le comportement des privilégiés est naturel, et il faut donc trouver de nouveaux mécanismes qui s’imposent à eux pour le bien collectif.
La notion d’empreinte écologique, proposée par plusieurs universitaires, consultants et associations, et permettant d’évaluer la pression de l’homme sur la nature, est éclairante : il s’agit d’évaluer la surface productive nécessaire à une population pour répondre à sa consommation de ressources et à ses besoins d’absorption de déchets, et de la rapporter à un nombre de surfaces terrestres. En 1999, l’empreinte écologique de la France indiquait que si tous les hommes avaient le même niveau de vie que nous, il faudrait près de trois planètes comme la Terre pour vivre de façon durable (contre près de 1,5 en 1961). Au niveau mondial, l’empreinte écologique dépasserait de 20 % les capacités de la Terre3. Pour faire un parallèle avec la gestion d’une entreprise, cela revient à puiser dans son capital pour faire face à ses dépenses. Mais alors, quelles seraient les modalités d’une croissance économique acceptable ?
La distance temporelle éloignée entre le confort immédiat des individus, qui ont une durée de vie de l’ordre du siècle, et ses répercussions, à un horizon temporel que certains estiment beaucoup plus lointain, ne facilite pas les comparaisons, et ne nous permet pas de faire nos choix en toute connaissance de cause. Une société ne comptant que sur l’égoïsme de ses membres, préoccupés par leur confort et leur profit immédiat, risque fort de léser gravement les générations futures.
Deuxième exemple, économique celui-là : le marché de la banane, premier fruit produit au monde. Nous nous proposons simplement d’en souligner quelques dysfonctionnements. Les deux premiers sont classiques, le troisième est moins connu.
Dans certains pays d’Amérique latine le fruit est vendu à très bas prix à des multinationales américaines, grâce à des ouvriers mal rémunérés, des syndicats muselés, des rendements accrus par des produits chimiques aux conséquences sanitaires multiples (cécité, stérilité, mélanome…)4. Dysfonctionnements sociaux et environnementaux ?
Trois multinationales dominent le marché. Leur influence est certainement vitale : elles produisent, ou gèrent pour le compte de producteurs, elles possèdent leur propre flotte bananière, leurs terminaux portuaires, elles ont des filiales importatrices sur la plupart des grands marchés et des chaînes de mûrisserie dans les plus grands pays consommateurs5. Dysfonctionnement économique ?
En matière règlementaire, un véritable marché s’est développé, qui permet aux compagnies européennes de vendre les licences, qui leur sont réservées, aux multinationales américaines et d’en tirer des bénéfices importants, au lieu de les utiliser pour importer des bananes africaines6. Les consommateurs, tout autant que les producteurs issus des zones soi-disant privilégiées, seraient en fait trompés par cette politique faussement préférentielle. Dysfonctionnement politique ?
Ces deux exemples parmi d’autres nous montrent que des dysfonctionnements engendrés par notre système économique actuel existent. Ce système ne tend pas naturellement à résorber les tensions sociales et écologiques ; au contraire les déséquilibres s’aggravent à une vitesse inquiétante. M. Allais (31), prix Nobel d’économie, l’avait déjà rappelé en 19937.
Gérard Dréan ne l’a pas absolument nié dans sa réponse à Marc Flender. Cependant, il fait peu de cas des personnes, en proie au doute, qui essaient de les analyser, lorsqu’il pense que les X sont “ victimes des bavardages présomptueux des ignorants et des inepties complaisamment véhiculées par une littérature foisonnante ”. Nous pensons au contraire, si le marché est bien un moyen d’optimiser le fonctionnement économique de notre société, qu’il est temps d’analyser ses lacunes afin de réorienter cette optimisation dans le sens de l’intérêt général.
Nous ne prétendons pas détenir de solution, mais dans un esprit de “ doute constructif ” que nous pratiquons autant que d’autres8, nous pensons essentiel d’en explorer de nouvelles. François Gibert en a défriché quelques-unes dans un numéro récent. Nous invitons nos camarades à une critique de l’idéologie économique dominante et à la réflexion9 et nous espérons que ce texte sera le préambule à des articles constructifs sur des sujets concrets !
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1. Gérard DRÉAN, Courrier des lecteurs, La Jaune et la Rouge, octobre 2003.
2. Alain MATHIEU et Max STELLMACHER, Courrier des lecteurs, La Jaune et la Rouge, décembre 2003.
3. Rapport planète vivante 2002, WWF.
4. Made in Dignity – Lettre d’information n° 16 – janvier 1999.
5. Made in Dignity – Lettre d’information n° 16 – janvier 1999.
6. N. ROOZEN, F. VAN DER HOFF, L’aventure du commerce équitable, J.-C Lattès 2002. La politique européenne de la banane est censée privilégier les bananes communautaires et celles de la zone ACP (Afrique Caraïbes Pacifique) (au prix de revient beaucoup plus élevé).
7. Le Figaro du 5 juillet 1993 : “ Dans les conditions actuelles, la mise en oeuvre sans restriction d’un libre-échangisme total ne peut qu’aboutir à des spécialisations économiques indésirables, génératrices de déséquilibres et de chômage, et entraîner pour l’économie des pertes bien supérieures aux gains qu’il est supposé pouvoir générer. ”
8. Lionel STOLÉRU et Pierre SEGOND, Courrier des lecteurs, La Jaune et la Rouge, août 2003.
9. Pour rejoindre les discussions : http://fr.groups.yahoo.com/group/Xgroupe/ — NDLR : ce site n’existe plus et a pris une forme plus officielle : Le Blog de Polydées