À propos de l’article « Pour qui roulent les polytechniciens ? » de Marc Flender (92), n° 585, mai 2003

Dossier : ExpressionsMagazine N°595 Mai 2004

Résu­mé

Ce texte est un tra­vail col­lec­tif, celui d’un groupe de poly­tech­ni­ciens de diverses pro­mo­tions, qui ont réagi spon­ta­né­ment au débat sus­ci­té par l’article de Marc Flen­der de mai 2003. Cet article reprend les dif­fé­rents argu­ments appor­tés par les contra­dic­teurs de Flen­der, et donne deux exemples de dys­fonc­tion­ne­ment qui n’ont qu’un but : remettre en ques­tion nos idées pré­con­çues sur l’excellence du sys­tème éco­no­mique actuel.

Cer­tains cama­rades : Dréan (54), Sto­lé­ru (56), Mathieu (57) et Stell­ma­cher (92) ont tenu dans notre publi­ca­tion, ces der­niers mois, des pro­pos sévères en réponse aux libres pro­pos de Flen­der (92) “ Pour qui roulent les polytechniciens ? ”.

Quant à nous, indé­pen­dam­ment les uns des autres, nous avons écrit à Marc Flen­der qu’à notre sens il posait de bonnes ques­tions. Elles sont trop graves pour nous lais­ser pié­ger par quelques polé­miques. Ces­sons de rêver d’une péren­ni­té des “ trente glo­rieuses ”. Ce serait mer­veilleux si c’était le cas, si les désordres actuels n’étaient pas bien graves et s’il suf­fi­sait de quelques amé­lio­ra­tions tech­niques éco­no­miques et sociales pour réta­blir la paix et la prospérité.

Quels que soient notre âge et notre iti­né­raire enta­mé avec une cer­taine bosse des maths, nous nous inter­ro­geons. Cha­cun de nous constate des dys­fonc­tion­ne­ments : cor­rup­tion, pol­lu­tion, délin­quance, injus­tice sociale… Son­tils graves ? Nous le crai­gnons. En tout cas, ils paraissent mettre en dan­ger notre futur. Avons-nous des solu­tions toutes faites ? Non. Nous cher­chons à mieux com­prendre la nature de ces dan­gers, à esquis­ser des solu­tions nou­velles quand la pour­suite d’approches clas­siques pro­voque des effets per­vers croissants.

Nous n’éludons aucune piste par prin­cipe, ni aucun pro­blème par excès de confiance. Les sujets sont com­plexes et nous sou­hai­te­rions d’abord appro­fon­dir ensemble notre com­pré­hen­sion des enjeux pour rendre plus appro­prié notre mode d’action. Nous serions heu­reux si nous pou­vions débus­quer quelles cer­ti­tudes d’aujourd’hui se déli­te­ront demain et appor­ter notre modeste contri­bu­tion aux muta­tions utiles, et ain­si main­te­nir vivante la tra­di­tion de doute construc­tif et de dia­logue de notre École.

En nous inter­ro­geant et en dou­tant, tra­his­sons-nous nos devoirs à l’égard de l’École qui nous a for­més, du pays qui a finan­cé nos études, des entre­prises qui ont don­né son rang à notre nation ? Nous avons la convic­tion du contraire. Les poly­tech­ni­ciens en uni­forme avec Ara­go ont lut­té pour un retour à plus de démo­cra­tie en 1830. Nous pen­sons que ces cama­rades ont eu rai­son, même s’ils étaient révo­lu­tion­naires. Sou­ve­nons-nous du passé.

Les réac­tions qui, dans La Jaune et la Rouge, ont sui­vi les pro­pos de Marc Flen­der, s’inscrivent dans ce débat : com­ment vivre ensemble dans notre envi­ron­ne­ment ? ou encore : notre socié­té libé­rale dans sa forme actuelle est-elle la meilleure des socié­tés possibles ?

Rap­pe­lons briè­ve­ment les dif­fé­rentes posi­tions. Marc Flen­der consta­tait que ce débat s’était mys­té­rieu­se­ment fer­mé, et le rou­vrait en don­nant un grand coup de pied dans la porte close, en évo­quant des idées issues de l’altermondialisme remet­tant en cause le libé­ra­lisme comme modèle social. Cette pro­vo­ca­tion appe­lait des réponses, plus ou moins viru­lentes. Si l’on passe sous silence les polé­miques, en se concen­trant sur les idées, la défense s’est axée essen­tiel­le­ment autour d’une double argumentation :

  • Tout d’abord, se réfé­rant impli­ci­te­ment à la théo­rie d’Adam Smith, Gérard Dréan notam­ment s’est fon­dé sur l’idée que la somme des égoïsmes indi­vi­duels abou­tit au bien com­mun : nous devons faire confiance à l’entreprise et au mar­ché, car ils per­mettent de faire émer­ger un com­por­te­ment glo­ba­le­ment opti­mal à par­tir de com­por­te­ments indi­vi­duels égoïstes, l’optimalité se défi­nis­sant en termes de bien-être ou encore de niveau de consom­ma­tion1.
  • Com­plé­tant l’analyse théo­rique, le second axe de défense est l’analyse expé­ri­men­tale et his­to­rique. Des deux modèles de socié­té déve­lop­pés dans les deux siècles pré­cé­dents, le modèle libé­ral et le modèle socia­liste, non seule­ment un seul a sur­vé­cu, mais l’autre s’est révé­lé être un échec désas­treux2 : le libé­ra­lisme éco­no­mique a donc été mis à l’épreuve du feu et natu­rel­le­ment choi­si, et au vu du désastre socia­liste, il semble peu oppor­tun de le remettre en cause.


Pour mon­trer notre per­plexi­té, nous don­ne­rons deux exemples très concrets de dys­fonc­tion­ne­ments que “la somme des égoïsmes ” peut engendrer.

Le pre­mier est envi­ron­ne­men­tal : si nous nous pla­çons à une échelle tem­po­relle et géo­gra­phique suf­fi­sam­ment large, nous consta­tons que nous vivons glo­ba­le­ment au-des­sus de nos moyens éco­lo­giques, et que le confort d’une mino­ri­té des habi­tants de la pla­nète est acquis au détri­ment des autres. Le com­por­te­ment des pri­vi­lé­giés est natu­rel, et il faut donc trou­ver de nou­veaux méca­nismes qui s’imposent à eux pour le bien collectif.

La notion d’empreinte éco­lo­gique, pro­po­sée par plu­sieurs uni­ver­si­taires, consul­tants et asso­cia­tions, et per­met­tant d’évaluer la pres­sion de l’homme sur la nature, est éclai­rante : il s’agit d’évaluer la sur­face pro­duc­tive néces­saire à une popu­la­tion pour répondre à sa consom­ma­tion de res­sources et à ses besoins d’absorption de déchets, et de la rap­por­ter à un nombre de sur­faces ter­restres. En 1999, l’empreinte éco­lo­gique de la France indi­quait que si tous les hommes avaient le même niveau de vie que nous, il fau­drait près de trois pla­nètes comme la Terre pour vivre de façon durable (contre près de 1,5 en 1961). Au niveau mon­dial, l’empreinte éco­lo­gique dépas­se­rait de 20 % les capa­ci­tés de la Terre3. Pour faire un paral­lèle avec la ges­tion d’une entre­prise, cela revient à pui­ser dans son capi­tal pour faire face à ses dépenses. Mais alors, quelles seraient les moda­li­tés d’une crois­sance éco­no­mique acceptable ?

La dis­tance tem­po­relle éloi­gnée entre le confort immé­diat des indi­vi­dus, qui ont une durée de vie de l’ordre du siècle, et ses réper­cus­sions, à un hori­zon tem­po­rel que cer­tains estiment beau­coup plus loin­tain, ne faci­lite pas les com­pa­rai­sons, et ne nous per­met pas de faire nos choix en toute connais­sance de cause. Une socié­té ne comp­tant que sur l’égoïsme de ses membres, pré­oc­cu­pés par leur confort et leur pro­fit immé­diat, risque fort de léser gra­ve­ment les géné­ra­tions futures.

Deuxième exemple, éco­no­mique celui-là : le mar­ché de la banane, pre­mier fruit pro­duit au monde. Nous nous pro­po­sons sim­ple­ment d’en sou­li­gner quelques dys­fonc­tion­ne­ments. Les deux pre­miers sont clas­siques, le troi­sième est moins connu.

Dans cer­tains pays d’Amérique latine le fruit est ven­du à très bas prix à des mul­ti­na­tio­nales amé­ri­caines, grâce à des ouvriers mal rému­né­rés, des syn­di­cats muse­lés, des ren­de­ments accrus par des pro­duits chi­miques aux consé­quences sani­taires mul­tiples (céci­té, sté­ri­li­té, méla­nome…)4. Dys­fonc­tion­ne­ments sociaux et environnementaux ?

Trois mul­ti­na­tio­nales dominent le mar­ché. Leur influence est cer­tai­ne­ment vitale : elles pro­duisent, ou gèrent pour le compte de pro­duc­teurs, elles pos­sèdent leur propre flotte bana­nière, leurs ter­mi­naux por­tuaires, elles ont des filiales impor­ta­trices sur la plu­part des grands mar­chés et des chaînes de mûris­se­rie dans les plus grands pays consom­ma­teurs5. Dys­fonc­tion­ne­ment économique ?

En matière règle­men­taire, un véri­table mar­ché s’est déve­lop­pé, qui per­met aux com­pa­gnies euro­péennes de vendre les licences, qui leur sont réser­vées, aux mul­ti­na­tio­nales amé­ri­caines et d’en tirer des béné­fices impor­tants, au lieu de les uti­li­ser pour impor­ter des bananes afri­caines6. Les consom­ma­teurs, tout autant que les pro­duc­teurs issus des zones soi-disant pri­vi­lé­giées, seraient en fait trom­pés par cette poli­tique faus­se­ment pré­fé­ren­tielle. Dys­fonc­tion­ne­ment politique ?

Ces deux exemples par­mi d’autres nous montrent que des dys­fonc­tion­ne­ments engen­drés par notre sys­tème éco­no­mique actuel existent. Ce sys­tème ne tend pas natu­rel­le­ment à résor­ber les ten­sions sociales et éco­lo­giques ; au contraire les dés­équi­libres s’aggravent à une vitesse inquié­tante. M. Allais (31), prix Nobel d’économie, l’avait déjà rap­pe­lé en 19937.

Gérard Dréan ne l’a pas abso­lu­ment nié dans sa réponse à Marc Flen­der. Cepen­dant, il fait peu de cas des per­sonnes, en proie au doute, qui essaient de les ana­ly­ser, lorsqu’il pense que les X sont “ vic­times des bavar­dages pré­somp­tueux des igno­rants et des inep­ties com­plai­sam­ment véhi­cu­lées par une lit­té­ra­ture foi­son­nante ”. Nous pen­sons au contraire, si le mar­ché est bien un moyen d’optimiser le fonc­tion­ne­ment éco­no­mique de notre socié­té, qu’il est temps d’analyser ses lacunes afin de réorien­ter cette opti­mi­sa­tion dans le sens de l’intérêt général.

Nous ne pré­ten­dons pas déte­nir de solu­tion, mais dans un esprit de “ doute construc­tif ” que nous pra­ti­quons autant que d’autres8, nous pen­sons essen­tiel d’en explo­rer de nou­velles. Fran­çois Gibert en a défri­ché quelques-unes dans un numé­ro récent. Nous invi­tons nos cama­rades à une cri­tique de l’idéologie éco­no­mique domi­nante et à la réflexion9 et nous espé­rons que ce texte sera le pré­am­bule à des articles construc­tifs sur des sujets concrets !

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1. Gérard DRÉAN, Cour­rier des lec­teurs, La Jaune et la Rouge, octobre 2003.
2. Alain MATHIEU et Max STELLMACHER, Cour­rier des lec­teurs, La Jaune et la Rouge, décembre 2003.
3. Rap­port pla­nète vivante 2002, WWF.
4. Made in Digni­ty – Lettre d’information n° 16 – jan­vier 1999.
5. Made in Digni­ty – Lettre d’information n° 16 – jan­vier 1999.
6. N. ROOZEN, F. VAN DER HOFF, L’aventure du com­merce équi­table, J.-C Lat­tès 2002. La poli­tique euro­péenne de la banane est cen­sée pri­vi­lé­gier les bananes com­mu­nau­taires et celles de la zone ACP (Afrique Caraïbes Paci­fique) (au prix de revient beau­coup plus élevé).
7. Le Figa­ro du 5 juillet 1993 : “ Dans les condi­tions actuelles, la mise en oeuvre sans res­tric­tion d’un libre-échan­gisme total ne peut qu’aboutir à des spé­cia­li­sa­tions éco­no­miques indé­si­rables, géné­ra­trices de dés­équi­libres et de chô­mage, et entraî­ner pour l’économie des pertes bien supé­rieures aux gains qu’il est sup­po­sé pou­voir générer. ”
8. Lio­nel STOLÉRU et Pierre SEGOND, Cour­rier des lec­teurs, La Jaune et la Rouge, août 2003.
9. Pour rejoindre les dis­cus­sions : http://fr.groups.yahoo.com/group/Xgroupe/ — NDLR : ce site n’existe plus et a pris une forme plus offi­cielle : Le Blog de Polydées

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