À propos de l’ascenseur social
Premier point : la quasi-gratuité des études en classes préparatoires. L’inscription dans un établissement de l’enseignement supérieur est obligatoire avec les frais associés, mais ni plus ni moins que pour un étudiant de l’université.
“ Un boursier, même à taux zéro, dépensera zéro euro de frais d’inscription aux concours ”
Dans notre lycée, nous avons environ un tiers de boursiers en classes préparatoires scientifiques, preuve d’attractivité pour des étudiants peu aisés. Le fait d’être boursier, même à taux zéro (sans percevoir d’aide financière), permet de réduire très fortement les frais d’inscription aux concours des grandes écoles scientifiques.
Cette réduction est totale dans la majorité des cas par exemple, en 2015, un candidat non boursier devra débourser 100 euros pour se présenter au concours de l’X et environ 600 euros s’il se présente à six écoles du concours commun Centrale Supélec (100 euros par école) ; un boursier dépensera zéro euro.
REPÈRES
Le nombre des élèves issus de milieux modestes dans certaines grandes écoles est encore faible. Par exemple, en 2013, 13,6 % seulement des 403 étudiants admis au concours de l’École polytechnique étaient boursiers. On est encore loin des 30 % en lycée de province. Doit-on s’en émouvoir ?
Personnellement, je trouve gênant pour un pays démocratique que les futurs hauts décideurs de l’État et des grandes entreprises ne proviennent en majorité que de milieux aisés et ne connaissent pas la situation concrète, notamment financière, de la majorité des Français.
Un ascenseur performant
De plus, les frais de scolarité des grandes écoles scientifiques ne se chiffrent pas en dizaines de milliers d’euros par an, comme c’est le cas dans les universités de renom des autres États européens ou aux États-Unis.
Certaines de nos grandes écoles rémunèrent leurs étudiants (X, Écoles normales supérieures, École des travaux publics de l’État, Écoles militaires de l’Armée de terre, de l’Armée de l’air, École navale, etc.).
La solde ou le salaire ne manquent pas d’attirer les étudiants issus de milieux modestes.
Le système français des grandes écoles, si souvent présenté comme une exception inutile, a son équivalent ailleurs sous la forme d’universités prestigieuses, mais fortement payantes.
La sélection à l’entrée de ces grandes universités internationales n’est pas uniquement fondée sur les compétences des étudiants, mais aussi, le plus souvent, sur les possibilités financières de la famille. Les étudiants de milieu modeste sont contraints de s’endetter durablement ou, comme aux États-Unis, de s’engager dans l’armée en contrepartie d’une aide financière pour la poursuite de leurs études.
A contrario, les écoles françaises recrutant à partir du concours commun Polytechnique imposent des frais de scolarité peu élevés, proches de ceux d’une université française. Souvent, elles proposent un hébergement à frais réduits en cité universitaire.
En prépa au lycée Blaise-Pascal, nous avons chaque année des élèves, fils ou filles d’agriculteurs ou d’ouvriers, à la réussite spectaculaire : Ulm, X, etc. Notre rôle d’ascenseur social est donc bien avéré, tout au moins dans les lycées de province
Autocensure
Pour autant, les élèves issus de milieux modestes sont encore rares dans certaines grandes écoles. Plusieurs causes peuvent expliquer ce manque d’étudiants boursiers.
UN PHÉNOMÈNE GÉNÉRAL
Aux États-Unis, les enquêtes conduites par les autorités fédérales de 1990 à 2012 font état de moins de 15 % d’étudiants issus de milieux modestes accédant aux grandes universités du pays, comme Harvard, Yale ou Princeton.
Voir l’article de Richard Pérez-Peña, « Generation later, poor still rare at elite colleges », The New York Times, 26 août 2014.
La première est l’autocensure que peuvent manifester les jeunes de milieu modeste à l’égard des études longues, et des classes préparatoires en particulier : « Les études longues ce n’est pas pour moi car mes parents n’ont pas les moyens de me payer des études, alors faire ingénieur… »
Les études en prépa et en grande école n’étant pas aussi coûteuses qu’il y paraît, ce discours ne traduit qu’un défaut d’information.
“ La communication écrite et orale est aussi une source de discrimination sociale ”
Deuxième cause, le manque de confiance en eux de ces élèves, mal à l’aise dans les exercices oraux où la prestance et la facilité d’élocution sont fondamentales (présentation de leur travail de l’année, travaux d’initiative personnelle encadrés, analyses de documents scientifiques).
Ces exercices sont évidemment utiles dans un monde où la communication orale, voire le paraître, sont de plus en plus importants, mais c’est, semble-t-il, une source de discrimination sociale. Le manque de confiance se traduit aussi par une attitude plus en retrait lors des oraux plus classiques des concours, même si l’arrogance n’a jamais été une plus-value.
Des handicaps
De même, la maîtrise imparfaite de la langue française (et de l’anglais) peut être un handicap : la richesse du vocabulaire et la justesse syntaxique ne sont pas toujours aussi présentes pour les élèves d’origine modeste, indépendamment de l’histoire personnelle de chaque candidat.
Or, les épreuves de langues et de lettres aux concours d’entrée (Centrale, Mines, Ponts en particulier) contribuent très fortement à la réussite ou à l’échec. Il ne s’agit pas de réduire le poids de ces matières, connaissant le rôle fondamental de la communication écrite et orale, en français et en anglais, dans le métier d’ingénieur.
Toutefois, la façon de prendre en compte ces matières semble être aussi une source de discrimination sociale.
L’épée de Damclès
De même, la culture générale, souvent plus développée, dans les milieux aisés peut pénaliser les étudiants issus de familles modestes.
Faire référence à l’épée de Damoclès dans une composition de français de 2014 de Centrale Supélec est probablement discriminatoire : il ne me paraît pas certain que cette référence soit connue dans la majorité des familles modestes.
Cours particuliers
L’École polytechnique participe à la campagne » Une grande école pourquoi pas moi ? » (GEPPM). La démarche entreprise consiste en un tutorat de soutien en lycée et en l’accueil de jeunes le mercredi après-midi au sein de l’X.
Dernière cause : les cours de rattrapage ou de soutien scolaire. Si l’on est encore loin du système des préparations parallèles mis en place lors de la première année d’études de médecine, il est fréquent que nos élèves aient besoin de cours particuliers lorsqu’ils arrivent en classes préparatoires (si ce n’est auparavant).
Leur coût financier n’est pas supportable par toutes les familles. On pourrait citer aussi les séjours linguistiques payants à l’étranger pour parfaire les connaissances en anglais ou en allemand.
Chercher des solutions
Le problème est complexe. L’opinion qui suit, partielle, est nécessairement partiale. On peut remédier au manque d’information des élèves du secondaire de lycées moins favorisés, comme le montrent les solutions déjà mises en place.
Les élèves polytechniciens soutiennent des jeunes dans le cadre de la campagne GEPPM. © ÉCOLE POLYTECHNIQUE – J.BARANDE
Citons les Cordées de la réussite, qui mettent en réseau d’une part des écoles d’ingénieurs, des lycées à classes préparatoires, et d’autre part des jeunes d’origine modeste du secondaire au sein de lycées dans des zones moins favorisées.
Grâce au dialogue avec des étudiants des grandes écoles ou de classes préparatoires, des lycéens de ces zones entreprennent des études supérieures, par prise de conscience que cet enseignement est accessible à tous intellectuellement et financièrement.
Les initiatives existent et tendent à s’amplifier. Au niveau local et depuis de nombreuses années, les professeurs des lycées à classes préparatoires de l’académie de Clermont-Ferrand se déplacent au sein des lycées de la région afin de transmettre des informations concernant l’accès aux prépas, le type d’études suivies, mais aussi les grandes écoles.
Ces informations sont communiquées sous forme de présentations ou de séances de questions-réponses parfois individualisées, lors de forums organisés par les lycées.
Nous rencontrons régulièrement des jeunes de petites villes qui ne connaissaient pas l’existence des classes préparatoires et des grandes écoles. Cette information directe auprès des élèves de lycée est efficace et permet de toucher toutes les tranches de la population et de lever l’autocensure des milieux modestes.
Il en va de même pour l’autocensure des filles à l’égard des métiers d’ingénieurs et des filières scientifiques hors biologie- médecine.
En amont des prépas
L’enseignement en amont des classes préparatoires joue-t-il son rôle d’intégrateur social ? Nous, professeurs de classes préparatoires, constatons la faiblesse dans toutes les matières de nos étudiants sortant du secondaire, et cela malgré la bonne volonté de leurs enseignants.
“ L’information directe auprès des élèves de lycée est efficace ”
Les lacunes observées ne peuvent que favoriser les élèves issus de milieux aisés, leur famille pouvant plus facilement pallier ces lacunes par des cours particuliers.
Ne peut-on pas fournir à tous les jeunes, très tôt dans leur scolarité, les moyens de compenser leurs points faibles, quelle que soit leur origine ? Il ne s’agit pas de remplacer l’enseignement dans les établissements publics par une privatisation de cet enseignement, qui ne ferait que renforcer la discrimination sociale en créant encore plus de ghettos.
Un enseignement public gratuit et de qualité me semble être la seule solution si l’on veut vraiment combattre la reproduction des élites.
Le poids de la culture
L’information directe auprès des élèves de lycée permet de toucher toutes les tranches de la population.
Les concours d’entrée aux grandes écoles doivent-ils donner autant de poids à la communication et à la culture générale ? Il ne faut pas nier l’importance de cette communication et de cette culture dans les métiers d’ingénieurs.
Toutefois, les qualités de réflexion, d’innovation et de rigueur scientifiques ne doiventelles pas être prises en compte de façon plus forte afin de recruter de jeunes cerveaux brillants et efficaces, même si leur maîtrise de la langue et de la culture est moins bonne à ce stade ?
Enfin, faut-il augmenter les aides financières sous forme de bourses, diminuer les frais pour les étudiants des milieux modestes ? Cela paraît nécessaire alors que l’on assiste au niveau européen à une tentative d’homogénéisation du « commerce » de l’enseignement à tous les niveaux.
“ Fournir très tôt les moyens de compenser les points faibles ”
L’enseignement doit-il être un marché comme un autre ou doit-il jouer un rôle plus désintéressé dans un premier temps, avant d’être « rentable » par la formation de cadres et de chercheurs performants ? On touche ici à la politique au sens noble du mot.
Notre pays aura-t-il la volonté politique de continuer à former des scientifiques compétents issus de tous les milieux sociaux en redonnant à l’école de la République son vrai rôle et sa vraie place ?
Commentaire
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Merci à mon ancien professeur pour cet article ! J’ajouterais quelques points complémentaires qui me semblent essentiels : le premier est que beaucoup d’élèves de milieux modestes ne vont pas oser aller en classes préparatoires, et ils n’ont pas la famille qui poussent derrière eux => sensibiliser les parents peut donc être utile ; le deuxième est que les entreprises ne vont pas chercher les cerveaux les plus intelligents mais les personnes qui ont toujours l’envie d’apprendre et de progresser, et, en ce sens, venir d’un milieu modeste peut être une source de motivation et générateur de l’envie de réussir ; le troisième est qu’il faut inciter plus de femmes à réaliser ces parcours d’ingénieur, car leur ténacité (en moyenne plus forte que celle des hommes) attire de plus en plus les grandes entreprises (elles vont également moins perdre d’énergie dans les luttes de pouvoir qui perturbent grandement la vie des grandes entreprises).