À propos du livre de Philippe d’Iribarne (55) Les immigrés de la République
Le dernier ouvrage de Philippe d’Iribarne traite avec courage et lucidité d’un problème de plus en plus brûlant dans la plupart des pays développés, à savoir le sort qui est réservé à des habitants nés ailleurs, et qui souhaitent y vivre en conservant divers aspects de leur culture d’origine. Les problèmes posés paraissent sans issue : l’amour du « lointain » constitue la seule voie d’espoir, sur laquelle nous emmène ce livre.
Symptôme
Un symptôme visible de l’importance que cette question revêt dans le paysage politique d’aujourd’hui est la croissance de partis populistes, voire explicitement xénophobes, dans la plupart des démocraties, y compris tout récemment en Suède et aux États-Unis sous le nom de Tea Party.
Un drame universel
Cet ouvrage, petit par le volume (134 pages), mais grand par sa richesse et par le courage dont fait montre l’auteur, se dévore en peu de temps et donne fortement à penser sur la question de l’immigration.
Pour la France, l’exemple des musulmans s’impose d’emblée à l’esprit. Les questions du voile des femmes, des mosquées, des inégalités de traitement dans les problèmes de logement, d’emploi, de maintien de l’ordre, de justice défrayent quotidiennement la chronique.
« Les questions posées sont dramatiques, mais sans doute n’y a‑t-il pas de bonnes réponses simples. »
Mais bien d’autres minorités, africaines, asiatiques, d’Europe de l’Est, etc., sont également concernées. Le mérite de l’auteur est de mettre pleinement en lumière les souffrances et les interrogations angoissées que ces questions suscitent, en les éclairant de sa vaste compétence en matière de cohabitation des cultures, sans se laisser aller aux réponses lapidaires qu’inspirent les passions partisanes.
Espace politique et espace social
Deux notions du souverain bien, en effet, s’affrontent. L’une, héritée de la Révolution française, place au-dessus de tout l’unité du genre humain, fondée sur le règne de la Raison, par nature unique et universelle.À ce titre, la vie collective devrait distinguer un espace public, où tout le monde obéit aux mêmes règles, et un espace privé, où chacun vit à sa guise. L’autre école de pensée, plus à l’honneur dans le monde anglo-saxon, met l’accent sur les libertés individuelles, et encourage à ce titre l’affirmation publique de diverses identités culturelles, qui cohabitent grâce au respect d’un minimum de règles communes.
Espace de voisinage
Pour ma part, j’ajouterai un troisième domaine, que j’appellerai espace de voisinage et que le livre évoque à plusieurs reprises. Pour le caractériser, je citerai des Français de France, ouverts à la diversité des cultures et qui accueillent avec sympathie la communauté musulmane, mais qui déménagent lorsqu’elle est trop représentée dans leur quartier, à cause des bruits que comporte leur mode de vie ou de leurs rites alimentaires ou vestimentaires.
Pour éclairer ce débat, l’auteur met en avant la distinction entre un espace politique, caractérisé par l’idéal d’égalité entre tous les citoyens, où s’installera par exemple le suffrage universel, comme en France en 1848, et un espace social, où la diversité des identités, ethniques notamment, mais aussi d’âges, de sexes, de qualifications et d’aptitudes trouve à s’exprimer. La difficulté réside dans le fait que la frontière entre ces deux univers est imparfaite, perméable, et source des principales difficultés.
Délits de faciès
Un exemple particulièrement douloureux de perméabilité est celui des relations des hommes à peau sombre ou noire avec la police. La loi, qui préside à ce genre de relations, est la même pour tout le monde, tel est l’espace politique. Mais je n’ai pas besoin d’insister sur la fréquence des contrôles d’identité auxquels ils sont soumis.
Des remarques analogues s’imposent dans le domaine de l’emploi et dans celui des logements, ce qui entraîne une précarité qui encourage les comportements déviants. Se trouve ainsi validée la méfiance a priori selon un cercle de causalité qui constitue le coeur du problème. L’égalitarisme républicain fut donc un beau rêve des Constituants de 1789, qui vole en éclats sous de tels effets, mais la solution multiculturaliste n’est pas plus satisfaisante, comme l’explique Philippe d’Iribarne.
Cette solution pousse en effet les communautés homogènes à se regrouper dans des ghettos clos, et à nourrir à l’égard des communautés différentes des rancœurs qui ne tardent pas à dégénérer en violences en cas de difficultés. De plus, les coutumes tribales s’appliquent sans entraves à l’intérieur de ces tribus, au mépris des exigences de liberté individuelle prescrites par l’espace politique. L’ouvrage confirme cette remarque par un tour d’horizon des crises graves qu’affrontent nos voisins européens dans leurs relations avec leurs immigrés.
D’Iribarne et Tocqueville
Philippe d’Iribarne conclut cette analyse par l’opinion que la situation française, malgré ses dérapages et ses affrontements, est un compromis moins mauvais que bien d’autres. L’idéal républicain reste la norme, les nouveaux arrivants sont incités à s’assimiler sans renier leurs racines et l’on recense de brillantes réussites en la matière, et ceux qui les reçoivent sont incités à la générosité et l’on en recense d’émouvants exemples. Mais il faut rester vigilants, actifs, rechercher de modestes victoires et renoncer à mettre en oeuvre une panacée utopique. Il fallait un auteur de cette qualité pour exposer ce problème avec cette attention aux souffrances de tous ces pauvres gens, et avec cette compétence.
Un émule de Tocqueville
L’auteur cite souvent Alexis de Tocqueville, le plus brillant théoricien de la démocratie au XIXe siècle, alors qu’il était lui-même un parfait aristocrate de l’Ancien Régime, magistrat de surcroît. Philippe d’Iribarne lui ressemble à plus d’un titre.
Ingénieur général des Mines et directeur de recherches au CNRS, il est à l’extrême opposé de ces pauvres hors castes, dans les hiérarchies françaises de l’honneur dont il est un théoricien.
Autre point commun avec Tocqueville : il voyage, mais non content d’étudier l’Amérique, il a observé finement, de par le monde, la manière dont riches et pauvres affrontent les défis de la modernité.
Points de vue de la recherche en gestion
Je voudrais apporter quelques témoignages de ma propre discipline, la recherche en gestion, aux problèmes abordés par cet essai. J’évoquerai successivement les thèmes des sédentaires et des nomades, de l’urgence et du triangle des mythes, des rites et des tribus.
Depuis l’affrontement, à l’origine de la Rome antique, entre le sédentaire Romulus et le nomade Remus, depuis celui qui oppose, au début de la Bible, l’agriculteur Caïn au pasteur Abel, l’humanité est le siège de l’affrontement entre ceux qui résident dans leurs murailles et ceux qui bougent. La mémoire française est hantée par les cavaliers huns, les marins vikings et les Sarrasins arrêtés à Poitiers, et la moindre entreprise d’aujourd’hui est le siège du difficile dialogue entre le fabricant conservateur et le commerçant inventif. Rien d’étonnant à ce que les immigrés réveillent ces nervosités de toujours.
Philippe d’Iribarne fait observer que jadis les immigrants s’efforçaient discrètement d’apprendre la langue, de faire des études et de se couler sans bruit dans la foule locale, tel ce Libanais qui, après avoir fait l’X et les Mines, est devenu le président admiré de Renault. Malheureusement, quand ils arrivent plus nombreux, ils sont condamnés par leur situation précaire et le manque de temps à se réfugier près des leurs. Les employeurs, confrontés à une abondance de candidatures, parent au plus pressé. La police raisonne statistiquement lors des contrôles d’identité. L’urgence transforme la réflexion en réflexe et le plus doux des hommes en sombre brute.
« Contre le diable, on ne connaît qu’un remède : l’amour. »
Enfin, la recherche en gestion permet d’expliquer les surprenantes contradictions que l’on observe dans les attitudes et les comportements à l’égard des immigrés. Tel ancien Pied-noir qui dénonce à l’envi les travers des Arabes se rappelle avec émotion les relations parfaites qu’il entretenait avec ses voisins au Maghreb. Il est classique de citer ces New-Yorkais antiracistes qui déménagent lorsque la proportion de voisins noirs devient trop importante.
Ces contradictions s’expliquent par le fait qu’une personne est loin de posséder une identité unique et cohérente. Schématiquement, on observe que ses idées, ses émotions et ses gestes relèvent de logiques indépendantes, voire de localisations cérébrales différentes, si l’on en croit le docteur Naccache, neurocogniticien à l’hôpital parisien de la Pitié- Salpêtrière. L’immigré, selon qu’il sera perçu comme un frère humain, un étranger ou un voisin gênant, sera apprécié de manière différente, avec les conséquences qu’analyse l’ouvrage sous examen.
L’amour contre le diable
Face aux problèmes posés par les immigrés, on est saisi d’accablement devant l’enchaînement des causes et des effets auxquels on n’aperçoit guère d’échappatoires. Il y a là quelque chose de proprement infernal, comme si le diable s’en mêlait. Or, contre le diable, on ne connaît qu’un remède : l’amour. Mais dans ce cas, l’amour du prochain n’y suffirait pas. Ce qu’il faut, c’est aimer son lointain comme soi-même.