A propos du SURSAUT (N° 619 de novembre 2006)
Comment le problème de la dette publique française va être résolu par les nouvelles monnaies ?
par André CABANNES (72)
La dette publique française, de l’ordre de 1 200 milliards d’euros, va être transmise aux générations futures. Le problème se pose de savoir comment elles la rembourseront. Il est d’autant plus préoccupant que cette dette ne corresponde pas à des investissements qui bénéficieront aux générations futures, mais corresponde au comblement de déficits budgétaires récurrents pour faciliter l’action politique des pouvoirs publics depuis 1980.
Dans le passé, le problème était résolu par l’inflation. Les exemples abondent dans l’Histoire, les hyperinflations comme en Allemagne en 1923 ou en Hongrie en 1945, ou les inflations douces de long terme qui bouleversent l’ordre social comme la Révolution des prix en Europe au xvie et dans la première moitié du xviie siècle, qui a posé certaines des fondations de la Révolution française. Nous pensons que le déséquilibre monétaire sévère actuel que constitue la dette publique française va être résolu par des nouvelles monnaies. Cette évolution s’observera dans tous les grands pays occidentaux endettés, et participera au mouvement plus général de perte de pouvoirs des États-nations et de leurs devises souveraines. Ce phénomène est dû à la diffusion de la puissance des moyens informatiques.
L’informatique bouleverse nos modes de vies – ce n’est pas une révélation. Les aspects les plus spectaculaires pour le public sont la productivité personnelle rendue possible par les micro-ordinateurs, l’e-mail, le Web, mais aussi les téléphones mobiles, la télévision numérique, l’accès instantané aux connaissances, etc. L’informatique a, néanmoins, déjà à son actif des modifications importantes dans le domaine financier moins connu du grand public. La profonde transformation de l’industrie bancaire et des marchés financiers, au cours des vingt-cinq dernières années, ce qu’on a appelé les 3D – la déréglementation, le décloisonnement et la désintermédiation -, est le résultat de l’application de la puissance de l’informatique au secteur bancaire et aux marchés financiers. La conséquence en a été une beaucoup plus grande liberté pour choisir comment emprunter, pour effectuer des transactions financières et pour créer de nouveaux produits financiers. Une autre illustration est la multiplication par un facteur cent des échanges de valeurs de portefeuille dans la balance des paiements française au cours de ces mêmes vingt-cinq années.
Cependant, l’informatique va aller beaucoup plus loin encore. Et les différents nouveaux services, qu’on n’imaginait pas il y a seulement quelques années, et qu’on a appelés faute de terme plus parlant « le Web 2 », eBay, Google, Wikipédia, etc., ne sont qu’un avant-goût. L’informatique va faciliter l’apparition de nouvelles monnaies qui rendront obsolètes les monnaies souveraines que nous connaissons depuis 2 500 ans. Ces nouvelles monnaies seront combattues par les pouvoirs publics, officiellement car elles échappent à la fiscalisation, comme l’ont toujours été les SEL (systèmes d’échange locaux) qui ne sont tolérés qu’à la condition qu’ils restent marginaux. Mais, à l’inverse des SEL, les nouvelles monnaies bénéficieront de la puissance de l’informatique et des télécommunications pour bousculer et sans doute à terme balayer les monnaies officielles.
À vrai dire, le phénomène est déjà à l’œuvre. Et les pouvoirs publics ont commencé la guerre qui s’achèvera vraisemblablement par leur défaite, et aussi par la solution du problème de la dette publique que les responsables politiques actuels prévoient de laisser à nos enfants. Quand eBay a racheté le service bancaire Paypal qui échappait au contrôle par les puissances publiques, les autorités ont imposé à eBay des réglementations qui ont ramené Paypal au simple statut de banque électronique.
Néanmoins les forces poussant à l’émergence des nouvelles monnaies, les moyens à leur disposition, et les problèmes qu’elles résoudront, sont tels que leur avènement est inéluctable. Second Life offre une nouvelle illustration. On peut considérer ce récent produit du Web 2 comme un gadget ; après tout, les grandes entreprises d’informatiques, dans les années 1970, considéraient les micro-ordinateurs comme des gadgets ; pourtant, sans eux, Internet ne serait jamais devenu ce qu’il est et n’aurait pas autant fait évoluer la civilisation mondiale, dans le sens de ce que Jacques Attali a décrit dans son dernier livre Une brève histoire de l’avenir comme le trend multimillénaire de la conquête par l’individu de sa liberté.
Sur Second Life on trouve déjà des « succursales » d’IBM ou Dell ; l’ambassade de Suède vient « d’établir » une antenne. On y trouve aussi une monnaie, le Linden. Pour l’instant, il est spécifié que le Linden ne doit pas être utilisé en dehors de Second Life (voir par exemple http://www.associatedcontent.com/article/119328/second_life_and_the_virtual_buck.html). Mais comme toute réglementation ne pouvant pas être appliquée, elle est vouée à l’échec. Qu’est-ce qui empêchera deux personnes d’effectuer une transaction payée en Linden ? S’il s’agit d’échanges par le Net, c’est impossible. Et même s’il s’agit d’acheter un canapé contre des droits sur Second Life c’est très difficile.
La diffusion des moyens informatiques dans le grand public permettra de mettre en place des nouveaux systèmes d’enregistrement et de gestion de crédits. Le crédit (dont la forme ultime est la monnaie souveraine à cours légal d’un État) n’est qu’un ensemble de signes. Or l’informatique est par nature l’outil parfait pour noter et gérer des signes.
On a mentionné eBay, une des premières entreprises pouvant être classées dans le Web 2. Sur eBay, les acheteurs et les vendeurs accumulent des points mesurant leur fiabilité en tant qu’acheteur ou vendeur. Il s’agit, par définition, de crédits. Rien n’empêchera, sauf une sévère tutelle sur eBay, le transfert d’une manière ou d’une autre de ces points : nouvelle monnaie là encore.
Ce qui caractérise donc les nouvelles monnaies en cours d’apparition dans de nombreux secteurs du Web, c’est qu’elles échappent au contrôle de la puissance publique souveraine. C’est l’informatique qui rend cela possible.
Et la gestion « sardanapalesque » de la dette publique française, que l’on prévoit de transmettre à nos enfants pour qu’ils se débrouillent avec, ne fera qu’accélérer la perte d’importance des monnaies classiques et l’émergence des nouvelles monnaies.
A propos du thème Le sursaut, La Jaune et la Rouge, n° 619
par Daniel PICHOUD (60)
NON à X‑Sursaut, OUI à X‑Plein-emploi
Pour la Patrie et non pour la Finance
Pour les Sciences et non seulement pour l’Industrie
Pour la Gloire et non pour la Rente
Je suis en total désaccord avec les analyses et les orientations proposées par X‑Sursaut. Au lieu de dire c’est à l’autre de faire l’effort (c’est-à-dire pour MM. Pébereau, Camdessus, Lévy-Lambert grands financiers devant l’Éternel que c’est à l’État de payer sans discuter en réduisant le nombre de ses fonctionnaires ce qui dégagera les marges de manœuvre aujourd’hui insuffisantes) il est plus judicieux et acceptable de dire que chacun fasse l’effort qui est de son domaine non pour réduire immédiatement l’endettement public et provoquer la récession mais pour investir et atteindre rapidement le quasi-plein-emploi.
Cela veut dire :
. Pour les financiers :
– investir une partie de leurs avoirs en venture-capital dans l’innovation créatrice d’emploi ;
– prêter judicieusement aux entreprises pour mener à bien leurs grands projets.
. Pour les entreprises :
– innover dans leur domaine en protégeant leur savoir-faire et accroître l’emploi en diversifiant leurs activités ;
– effectuer les choix en matière de faire ou faire faire en finançant les laboratoires publics ou universitaires ainsi que les PME qui ont des projets les intéressant directement ;
– donner l’exemple du bon emploi des ressources en s’interdisant les rémunérations abusives versées à certains dirigeants.
. Pour l’État :
– financer les recherches et les développements à long terme ou à grand risque en s’appuyant au maximum sur des besoins à satisfaire comme la Défense nationale, le logement social, l’éducation, les télécommunications, les transports, l’énergie… ;
– élaborer les règles de bonne gouvernance des entreprises et de dialogue social ;
– pratiquer une fiscalité favorisant l’emploi et les entreprises dans les secteurs à haute valeur ajoutée et plus généralement dans ceux qui sont considérés comme stratégiques ;
– pratiquer la bonne gouvernance en ce qui le concerne en éliminant les dépenses inutiles et en réformant ses structures chaque fois que des économies sont possibles mais pas de façon aveugle comme le préconisent ceux qui ne visent que son affaiblissement.
Dans la conjoncture actuelle cela suppose que l’État et les entreprises puissent emprunter au meilleur taux pour financer tous les projets présentant un bon retour sur investissement ce qui devrait permettre de mettre au travail une grande partie des 35 % de la population susceptible de travailler et actuellement non utilisée (cf. le livre Le plein-emploi ou le chaos publié chez Économica 2006). Il ne faut pas avoir peur du déficit quand le crédit de l’État est bon et la monnaie forte et même trop forte.
On ne peut donc que rejeter la plupart des postulats de X‑Sursaut (article de Lévy-Lambert et de Jean-Marc Daniel dans La Jaune et la Rouge de novembre) :
Non ! le chômage n’est pas purement structurel et indépendant de la demande.
Non ! la croissance de la consommation n’a pas que des effets négatifs.
Non ! le déficit public n’a pas forcément d’effet négatif sur la croissance.
Non ! le déficit budgétaire ne crée pas obligatoirement un déficit commercial
Non ! l’épargne n’est pas prioritaire sur la consommation
Non ! la réglementation du travail en France n’est pas un frein.
Ces postulats ne reposent sur rien d’objectif si ce n’est l’intérêt des rentiers aux dépens de la majorité des entrepreneurs et de leurs salariés. Voici quelques éléments démonstratifs :
Il a été prouvé économétriquement (cf. Charles Plosser un grand économiste américain) qu’aux États-Unis c’est la consommation des ménages et de l’État qui a été le facteur déterminant de la croissance :
- la demande induit de l’emploi, l’insuffisance de la demande est facteur de chômage ;
– le marché du travail en France est le moins rigide d’Europe ; la France est le pays d’Europe où la baisse du salaire réel résultant de la même augmentation du chômage est la plus forte ;
– le déficit budgétaire et le déficit des ménages augmentent le profit des entreprises ce qui réduit ou supprime leur déficit éventuel. Ceci vaut bien sûr pour la France.
Épargne = investissement, dans une économie qui n’est plus agricole mais monétaire, est une identité qui ne peut absolument pas s’interpréter en disant que l’épargne est la cause de l’investissement c’est au contraire l’inverse qui est vrai. La monnaie est la condition d’existence de la production. C’est aujourd’hui l’ajustement de la masse monétaire aux besoins de financement des projets utiles et pour lesquels il existe une main-d’œuvre disponible qui est le moteur de la croissance. Cet ajustement est actuellement largement utilisé par les États-Unis qui, pour combler un déficit bien plus conséquent que le nôtre, empruntent dans leur propre monnaie et payent les intérêts de même façon.
Tous les pays dont le crédit est bon peuvent faire la même chose, pourquoi pas les pays de l’euro ?
Enfin doit-on avoir peur de la dette de l’État ? (articles de Pébereau et Camdessus).
Tout d’abord compter dans l’évaluation de la dette les retraites des fonctionnaires et autres « hors bilan » est de la pure idéologie. Si les acteurs de l’économie devaient provisionner toutes leurs dettes il n’y aurait plus d’économie. Dans la vie réelle seule compte la capacité de pouvoir faire face à ses échéances en utilisant toute sa surface financière (trésorerie disponible comprenant les emprunts que l’on a obtenus). Un État ou un groupe d’États à monnaie forte n’ont rien à craindre.
En conclusion
Oui pour le sursaut mais pas à la façon de X‑Sursaut. L’État est plus que jamais nécessaire il ne faut pas l’affaiblir.
Il faut élargir le champ de réflexion ; ce pourrait être X‑Plein-emploi :
- quels grands projets pour l’Europe et la France ?
– quels efforts doivent faire les financiers ?
– quels efforts doivent faire les entrepreneurs et les salariés ?
– quels efforts doit faire l’État ?
– quelle politique économique et monétaire pour les pays de l’euro ?
– quelle politique fiscale et douanière en support du plein-emploi en Europe ?
Alors « Marchons ! » chacun dans son domaine proposons des réponses.
Pour la Patrie, elle est toujours plus ou moins en danger. Aujourd’hui il faut qu’elle mobilise toutes ses forces vives pour tenir son rang et éviter le chaos.
Pour les Sciences et non seulement pour l’Industrie.
Pour la Gloire si nous la méritons.
Nota : cette contribution a été rédigée en collaboration étroite avec mon ami Alain Parguez professeur d’économie à l’université de Franche-Comté coauteur avec Jean-Gabriel Bliek du livre Le plein-emploi ou le chaos publié en 2006 par Économica.
À propos du thème Le sursaut
par Jean de LA SALLE (37)
Pour un vrai sursaut, sachons voir plus loin !
C’est certainement une excellente initiative que d’avoir déclenché une réflexion collective sur les causes de notre relatif marasme économique. Cela étant dit, et après avoir chaudement remercié ses initiateurs, ceux-ci ne seront sans doute pas surpris que l’on pense que tout n’a pas encore été dit. En me limitant pour aujourd’hui à deux aspects internes de nos économies, je voudrais apporter ici deux remarques, qui me semblent importantes.
• Au niveau des objectifs, d’abord : avant de parler de croissance et d’innovation, qui peuvent nous apporter aussi bien de l’indispensable que du désirable, voire parfois de l’inutile, il faut commencer par constater que nous ne savons pas aujourd’hui satisfaire certains besoins essentiels, se demander pourquoi, et comment y porter remède.
La génération qui s’est trouvée placée dans la vie active aussitôt après-guerre a sur ce point une expérience à apporter au débat. Quand elle s’est lancée à fond dans l’aventure du développement technologique, sans en laisser tout le soin à l’État, elle ne pensait ni si bien réussir dans ces domaines, ni que le résultat se solderait néanmoins par un échec collectif, ne fut-ce que parce que nous n’avons pas su donner à chacun un logement satisfaisant dans des villes bien aménagées, les unes et les autres nécessaires pour répondre aux besoins des familles.
À tel point qu’on en vient – ailleurs que chez nous – à donner en exemple de croissance des pays où la natalité s’effondre (l’Allemagne, entre autres) ; ou encore, des pays où la condition des enfants est jugée particulièrement insatisfaisante (l’Angleterre).
Nous devons d’abord nous demander comment vaincre ces paradoxes absurdes. Comment y parvenir ? Il y a sans doute un problème d’organisation de l’autorité collective dans les très grandes agglomérations, où le problème se montre le plus aigu. Les communes y gèrent bien la vie de quartier ; mais au niveau où devrait se réaliser un équilibre nécessaire entre la population et l’emploi, niveau qui ne peut guère dépasser cinq cent mille habitants, soit la taille d’un arrondissement de sous-préfecture urbaine, il n’existe ni représentation collective, ni projet d’ensemble. À titre d’exemple dans les Hauts-de-Seine, département qui est dépourvu de toute unité géographique, l’arrondissement de Nanterre héberge à lui seul une population deux fois supérieure à celle de la région de Corse. Mais elle ne possède pas d’assemblée propre : la représentation s’y fait comme ailleurs au niveau du Conseil général, par des élus de cantons, qui ne se prêtent pas à la formation de grands projets.
Et il y a un problème de financement. La dette publique devrait servir à cela ; car il serait normal de faire supporter aux générations suivantes une part des dépenses qui ont servi à les équiper. Mais il faudrait pour cela que la durée du remboursement soit compatible avec la très longue durée de service de ces équipements, et qu’il n’en résulte pas des intérêts totaux insupportables ; ce qui ne sera possible que si on autorise la Banque centrale à faciliter ces investissements, en levant l’interdiction qu’en a faite l’article 104 du traité de Maastricht. Le marché pourrait, de son côté, récupérer une grande partie de l’épargne aujourd’hui pompée par l’État en toute inutilité, car les intérêts absorbent les ressources en quasi-totalité.
• Au niveau des politiques monétaires et financières, pour atteindre cet objectif
On pense avec raison que la libre circulation mondiale des capitaux et des produits est une évolution irréversible, sauf à contrôler ses emballements par quelques freins modérateurs. Et beaucoup pensent, de ce fait, que les pays perdent une part de leur liberté à décider de l’affectation de leurs ressources financières à ce qu’ils considèrent comme des priorités.
Mais il faut remarquer que la circulation des capitaux ne concerne que l’épargne détenue par les agents économiques privés, qu’ils soient financiers ou non. Car la création monétaire reste aujourd’hui du ressort d’institutions centrales attachées au territoire. Et beaucoup se demandent aujourd’hui, sur ce point, s’il ne serait pas opportun de rendre à notre banque centrale prétendue libre, le pouvoir qui lui a été refusé par l’article 104 du traité de Maastricht, de financer dans des conditions appropriées certains investissements d’intérêt collectif, qui sont les soutiens indispensables de l’économie.
Notons bien qu’une telle interdiction ne figure pas dans la constitution des USA, qui n’a pas créé la FED ; celle-ci a été créée par le Congrès qui, en définissant son rôle en 1913, a prévu une disposition assez proche, en stipulant que le moyen principal de sa politique monétaire serait l’achat et la vente de titres du trésor sur le marché ; mais cela semble un peu moins vrai dans les récents rapports annuels que le FED a remis au Congrès sur sa politique, où elle parle surtout de la gestion de ses taux. Et, sur le point qui nous intéresse, on peut noter que la FED ne s’est jamais privée d’acquérir des titres émis par des agences fédérales autres que le Trésor, et qu’elle a même accordé au début des années quatre-vingt-dix des versements directs à la FFB (Federal Financing Bank, établissement analogue à notre banque européenne d’investissements) ; ce fut apparemment dans le cadre de l’opération de sauvetage des Savings and Loans, mission qui fut confiée à cette époque à la FFB : c’est un cas exceptionnel, et ce n’est pas un excellent exemple ; mais il prouve que la chose est possible.
À titre de seconde illustration de la méconnaissance de ce besoin, il est pour le moins surprenant que le rapport Camdessus ait pu écrire : (page 44) « Nous ne recommandons cependant pas, si ce n’est au plan européen (NDLR : tout de même !), un effort immédiat de relance par un programme supplémentaire d’investissements de l’État. Il n’en a pas aujourd’hui les moyens budgétaires, alors que notre pays est très convenablement équipé. »
On peut faire à ce jugement trois critiques :
- même si M. Camdessus était un financier plus qu’un économiste, il devrait avoir constaté ce que tout citoyen perçoit dans sa vie quotidienne : l’ampleur de ce qui manque, non seulement au logement et à nos villes, mais à d’autres équipements du centre du pays ;
– il ne s’agit pas là d’un besoin de « relancer l’économie », selon un vocable qui a surtout servi à déguiser la pensée initiale de Keynes, alors que celui-ci avait soutenu avant-guerre, dans sa Théorie générale, que l’argent ne manquait pas, mais qu’il était peu probable que le seul jeu du marché oriente l’épargne vers toutes nos priorités. Plus que de relance, l’économie a d’abord besoin de supports, et il faut se rappeler que le marché ne les crée pas tous spontanément ;
– si le marché sait mal financer des investissements de très longue durée de service qui devraient être amortis en une cinquantaine d’années, ce n’est pas seulement parce qu’il privilégie aujourd’hui les rendements rapides à court terme ; mais il est mécaniquement sûr que, tant que nous serons incapables d’éviter une dépréciation monétaire aussi faible que 2 % l’an, admise par nos banques centrales, les taux du marché, qui doivent bien entendu en tenir compte, resteront incompatibles avec les longues durées de remboursement qui seraient souhaitables pour des investissements fondamentaux à très longue durée de service.
À titre de troisième illustration de l’existence de cet obstacle caché, rappelons que Patrick Artus, qui faisait partie du groupe de travail Camdessus, écrivait cet été dans les bonnes feuilles du Monde, que nos gouvernements n’avaient rien fait pour préparer l’avenir depuis plusieurs dizaines d’années ; c’était assurément trop sévère, et il n’en donnait pas les raisons ; mais il y avait un peu de vrai. Nous devons en premier lieu lever les obstacles que nous nous sommes créés.
À la recherche d’une stratégie industrielle perdue
par Michel HENRY (53)*
Après Pechiney, assez !
Mais après Arcelor, trop fort !
Les présentes réflexions sont inspirées d’une conversation tenue lors du vingtième anniversaire de la « Fondation de l’X », en février 2007, avec Claude Ink, pionnier, dès 1952, de Sollac.
Pechiney, par Alcan, Arcelor, par Mittal, Corus, par Tata, ces trois méga-absorptions en trois ans n’auraient peut-être pas attiré, dans l’indifférence générale des opinions publiques, l’intérêt d’un certain nombre d’entre nous, si ces trois Groupes de la métallurgie lourde, déjà largement internationaux, n’avaient eu, comme derniers responsables exécutifs, des camarades X : pure coïncidence car chaque cas a sa propre histoire entremêlée aux autres. Tous ces dirigeants sont, certes, talentueux, et pourtant, jusqu’au bout, leurs efforts courageux à la tête de leur entreprise, n’ont rien pu opposer à leur prédateur, sauf à retarder les échéances, et enrichir, ce qui n’est déjà pas si mal, leurs actionnaires, salariés ou non, à la surprise générale et, surtout, de ceux-là qui n’en espéraient pas tant. Quant à l’État français, après avoir introduit Usinor-Sacilor en Bourse puis vendu ses dernières parts dès 1998, en mettant fin à vingt ans de contrôle, marqués par des restructurations douloureuses pour tous les personnels et les contribuables, il n’a pu que constater les faits. Un économiste a‑t-il établi le bilan, au moins financier, des opérations survenues dans la sidérurgie, ces trente dernières années ?
En ce qui concerne le fer, mais on pourrait transposer la même suite d’enchaînements à l’aluminium, depuis l’ancêtre PUK, les anciens de Sollac ou de ses « Adhérents », se souviennent encore, certainement, des efforts coûteux mais méritoires, permettant de prolonger pendant près de vingt ans, grâce au procédé Kaldo, l’utilisation de la minette lorraine phosphoreuse, pour des aciers de haute qualité, efforts finalement restés sans suite pour le maintien de ce minerai. D’où la conclusion, généralement admise, que l’avenir de la métallurgie francaise se trouvait sur les côtes, pour éviter des frais d’approche supplémentaires rédhibitoires, dans le transport des minerais des pays producteurs outre-mer vers les usines de l’intérieur, et la réussite des usines « littorales » de Dunkerque et de Fos, suivant l’exemple de l’Arbed à Sidmar. Mais, on pouvait encore croire que les minerais abondants et répartis dans le monde entier, resteraient durablement disponibles dans des conditions économiques supportables pour les sidérurgies non intégrées en amont : les événements récents (est-ce « l’éveil de la Chine » relançant la demande des matières premières ? est-ce le seuil de concentration atteint par ces marchés ?) ont montré la vanité de tels espoirs. Rien ne garantit pourtant le maintien de la conjoncture actuelle à son haut niveau, alors que le cycle longtemps classique de cette industrie, était d’une année de profit tous les cinq ans.
Sommes-nous, en France, sans choix clairs et volontaires, assis entre deux chaises ? : celle des Allemands attachés à leurs traditions de l’industrie lourde de la Ruhr (la seule sidérurgie intégrée, encore indépendante, de l’Europe des 27, Thyssen Krupp, très impliquée dans l’absorption d’Arcelor par sa compétition sur Dofasco, prévoit encore d’investir aux États-Unis, dans une nouvelle usine), et celle des Britanniques qui ont manifestement renoncé, dans ce domaine, à toute ambition, au profit des multiples activités tertiaires où ils excellent.
Que diraient Robert Schuman et Jean Monnet, les créateurs, en 1951, de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, de l’ultime « avatar » de leur enfant, qui n’est plus considéré comme « stratégique » ? les tôles pour les tuyaux, les cuves, les blindages ou même l’automobile, ne le seraient-elles plus ? Que se serait-il passé si la composition du portefeuille de produits finis avait été différente… ? et si l’avantage compétitif de l’intégration amont dans les mines de fer avait été obtenu plus tôt… ? les regrets ne sont pas de mise, car, pour l’instant, la situation n’est pas catastrophique en France – de grands hommes d’affaires français sont au Conseil d’Arcelor Mittal, l’action ne se porte pas mal, le personnel reste en place -, mais la vigilance s’impose, car on discerne déjà des menaces de délocalisation au nom de la protection de l’environnement.
Peut-on, alors, espérer que dans le domaine de l’énergie, cette fois indiscutablement plus stratégique encore, les responsables politiques et les industriels, chacun dans sa spécialité, en tireront des enseignements et réussiront mieux que dans la sidérurgie, à préserver les intérêts de la France dans un cadre national ou européen (une politique énergétique commune ? une haute autorité européenne de l’énergie ?).
Il est permis d’en douter si l’on considère :
- les grandes manoeuvres des groupes énergétiques européens d’une part, et des fournisseurs de gaz et de pétrole d’autre part,
– les contraintes européennes sur les énergies renouvelables,
– les revirements successifs des programmes nucléaires nationaux, dus aux alternances politiques propices aux « remises à plat » et aux moratoires,
– les influences sur les États membres, des industriels européens, les uns plus avancés dans le nucléaire, les autres plus avancés dans les énergies renouvelables,
– les incertitudes économiques de l’éolien, à prix de rachat garanti de l’électricité produite.
Enfin, la récente photo, Suez, GDF et les Ministres, qui mélange à nouveau les genres, en rappelle une autre entre Renault, Volvo et le Ministre de l’époque, qui ne fut pas suivie du succès escompté. Le « sursaut », là aussi, serait sans doute bienvenu.
* L’auteur est « ferblantier » depuis quarante-cinq ans, dont vingt, en charge de la première usine « côtière » de la métallurgie française, les Forges de Basse-Indre qui furent absorbées en 1902, par leur client, les Ets J. J. Carnaud, qui les avait mises en faillite, et fut absorbé, à son tour, en 1996, par Crown Cork & Seal.