A propos du SURSAUT (N° 619 de novembre 2006)

Dossier : ExpressionsMagazine N°624 Avril 2007Par : André CABANNES (72), Daniel PICHOUD (60), Jean de LA SALLE (37) et Michel HENRY (53)

Comment le problème de la dette publique française va être résolu par les nouvelles monnaies ?

par André CABANNES (72)

La dette publique fran­çaise, de l’ordre de 1 200 mil­liards d’eu­ros, va être trans­mise aux géné­ra­tions futures. Le pro­blème se pose de savoir com­ment elles la rem­bour­se­ront. Il est d’au­tant plus pré­oc­cu­pant que cette dette ne cor­res­ponde pas à des inves­tis­se­ments qui béné­fi­cie­ront aux géné­ra­tions futures, mais cor­res­ponde au com­ble­ment de défi­cits bud­gé­taires récur­rents pour faci­li­ter l’ac­tion poli­tique des pou­voirs publics depuis 1980.

Dans le pas­sé, le pro­blème était réso­lu par l’in­fla­tion. Les exemples abondent dans l’His­toire, les hyper­in­fla­tions comme en Alle­magne en 1923 ou en Hon­grie en 1945, ou les infla­tions douces de long terme qui bou­le­versent l’ordre social comme la Révo­lu­tion des prix en Europe au xvie et dans la pre­mière moi­tié du xviie siècle, qui a posé cer­taines des fon­da­tions de la Révo­lu­tion fran­çaise. Nous pen­sons que le dés­équi­libre moné­taire sévère actuel que consti­tue la dette publique fran­çaise va être réso­lu par des nou­velles mon­naies. Cette évo­lu­tion s’ob­ser­ve­ra dans tous les grands pays occi­den­taux endet­tés, et par­ti­ci­pe­ra au mou­ve­ment plus géné­ral de perte de pou­voirs des États-nations et de leurs devises sou­ve­raines. Ce phé­no­mène est dû à la dif­fu­sion de la puis­sance des moyens informatiques.

L’in­for­ma­tique bou­le­verse nos modes de vies – ce n’est pas une révé­la­tion. Les aspects les plus spec­ta­cu­laires pour le public sont la pro­duc­ti­vi­té per­son­nelle ren­due pos­sible par les micro-ordi­na­teurs, l’e-mail, le Web, mais aus­si les télé­phones mobiles, la télé­vi­sion numé­rique, l’ac­cès ins­tan­ta­né aux connais­sances, etc. L’in­for­ma­tique a, néan­moins, déjà à son actif des modi­fi­ca­tions impor­tantes dans le domaine finan­cier moins connu du grand public. La pro­fonde trans­for­ma­tion de l’in­dus­trie ban­caire et des mar­chés finan­ciers, au cours des vingt-cinq der­nières années, ce qu’on a appe­lé les 3D – la déré­gle­men­ta­tion, le décloi­son­ne­ment et la dés­in­ter­mé­dia­tion -, est le résul­tat de l’ap­pli­ca­tion de la puis­sance de l’in­for­ma­tique au sec­teur ban­caire et aux mar­chés finan­ciers. La consé­quence en a été une beau­coup plus grande liber­té pour choi­sir com­ment emprun­ter, pour effec­tuer des tran­sac­tions finan­cières et pour créer de nou­veaux pro­duits finan­ciers. Une autre illus­tra­tion est la mul­ti­pli­ca­tion par un fac­teur cent des échanges de valeurs de por­te­feuille dans la balance des paie­ments fran­çaise au cours de ces mêmes vingt-cinq années.

Cepen­dant, l’in­for­ma­tique va aller beau­coup plus loin encore. Et les dif­fé­rents nou­veaux ser­vices, qu’on n’i­ma­gi­nait pas il y a seule­ment quelques années, et qu’on a appe­lés faute de terme plus par­lant « le Web 2 », eBay, Google, Wiki­pé­dia, etc., ne sont qu’un avant-goût. L’in­for­ma­tique va faci­li­ter l’ap­pa­ri­tion de nou­velles mon­naies qui ren­dront obso­lètes les mon­naies sou­ve­raines que nous connais­sons depuis 2 500 ans. Ces nou­velles mon­naies seront com­bat­tues par les pou­voirs publics, offi­ciel­le­ment car elles échappent à la fis­ca­li­sa­tion, comme l’ont tou­jours été les SEL (sys­tèmes d’é­change locaux) qui ne sont tolé­rés qu’à la condi­tion qu’ils res­tent mar­gi­naux. Mais, à l’in­verse des SEL, les nou­velles mon­naies béné­fi­cie­ront de la puis­sance de l’in­for­ma­tique et des télé­com­mu­ni­ca­tions pour bous­cu­ler et sans doute à terme balayer les mon­naies officielles.

À vrai dire, le phé­no­mène est déjà à l’œuvre. Et les pou­voirs publics ont com­men­cé la guerre qui s’a­chè­ve­ra vrai­sem­bla­ble­ment par leur défaite, et aus­si par la solu­tion du pro­blème de la dette publique que les res­pon­sables poli­tiques actuels pré­voient de lais­ser à nos enfants. Quand eBay a rache­té le ser­vice ban­caire Pay­pal qui échap­pait au contrôle par les puis­sances publiques, les auto­ri­tés ont impo­sé à eBay des régle­men­ta­tions qui ont rame­né Pay­pal au simple sta­tut de banque électronique.

Néan­moins les forces pous­sant à l’é­mer­gence des nou­velles mon­naies, les moyens à leur dis­po­si­tion, et les pro­blèmes qu’elles résou­dront, sont tels que leur avè­ne­ment est iné­luc­table. Second Life offre une nou­velle illus­tra­tion. On peut consi­dé­rer ce récent pro­duit du Web 2 comme un gad­get ; après tout, les grandes entre­prises d’in­for­ma­tiques, dans les années 1970, consi­dé­raient les micro-ordi­na­teurs comme des gad­gets ; pour­tant, sans eux, Inter­net ne serait jamais deve­nu ce qu’il est et n’au­rait pas autant fait évo­luer la civi­li­sa­tion mon­diale, dans le sens de ce que Jacques Atta­li a décrit dans son der­nier livre Une brève his­toire de l’a­ve­nir comme le trend mul­ti­mil­lé­naire de la conquête par l’in­di­vi­du de sa liberté.

Sur Second Life on trouve déjà des « suc­cur­sales » d’IBM ou Dell ; l’am­bas­sade de Suède vient « d’é­ta­blir » une antenne. On y trouve aus­si une mon­naie, le Lin­den. Pour l’ins­tant, il est spé­ci­fié que le Lin­den ne doit pas être uti­li­sé en dehors de Second Life (voir par exemple http://www.associatedcontent.com/article/119328/second_life_and_the_virtual_buck.html). Mais comme toute régle­men­ta­tion ne pou­vant pas être appli­quée, elle est vouée à l’é­chec. Qu’est-ce qui empê­che­ra deux per­sonnes d’ef­fec­tuer une tran­sac­tion payée en Lin­den ? S’il s’a­git d’é­changes par le Net, c’est impos­sible. Et même s’il s’a­git d’a­che­ter un cana­pé contre des droits sur Second Life c’est très difficile.

La dif­fu­sion des moyens infor­ma­tiques dans le grand public per­met­tra de mettre en place des nou­veaux sys­tèmes d’en­re­gis­tre­ment et de ges­tion de cré­dits. Le cré­dit (dont la forme ultime est la mon­naie sou­ve­raine à cours légal d’un État) n’est qu’un ensemble de signes. Or l’in­for­ma­tique est par nature l’ou­til par­fait pour noter et gérer des signes.

On a men­tion­né eBay, une des pre­mières entre­prises pou­vant être clas­sées dans le Web 2. Sur eBay, les ache­teurs et les ven­deurs accu­mulent des points mesu­rant leur fia­bi­li­té en tant qu’a­che­teur ou ven­deur. Il s’a­git, par défi­ni­tion, de cré­dits. Rien n’empêchera, sauf une sévère tutelle sur eBay, le trans­fert d’une manière ou d’une autre de ces points : nou­velle mon­naie là encore.

Ce qui carac­té­rise donc les nou­velles mon­naies en cours d’ap­pa­ri­tion dans de nom­breux sec­teurs du Web, c’est qu’elles échappent au contrôle de la puis­sance publique sou­ve­raine. C’est l’in­for­ma­tique qui rend cela possible.

Et la ges­tion « sar­da­na­pa­lesque » de la dette publique fran­çaise, que l’on pré­voit de trans­mettre à nos enfants pour qu’ils se débrouillent avec, ne fera qu’ac­cé­lé­rer la perte d’im­por­tance des mon­naies clas­siques et l’é­mer­gence des nou­velles monnaies.


A propos du thème Le sursaut, La Jaune et la Rouge, n° 619

par Daniel PICHOUD (60)

NON à X‑Sursaut, OUI à X‑Plein-emploi

Pour la Patrie et non pour la Finance
Pour les Sciences et non seule­ment pour l’Industrie
Pour la Gloire et non pour la Rente

Je suis en total désac­cord avec les ana­lyses et les orien­ta­tions pro­po­sées par X‑Sursaut. Au lieu de dire c’est à l’autre de faire l’ef­fort (c’est-à-dire pour MM. Pébe­reau, Cam­des­sus, Lévy-Lam­bert grands finan­ciers devant l’É­ter­nel que c’est à l’É­tat de payer sans dis­cu­ter en rédui­sant le nombre de ses fonc­tion­naires ce qui déga­ge­ra les marges de manœuvre aujourd’­hui insuf­fi­santes) il est plus judi­cieux et accep­table de dire que cha­cun fasse l’ef­fort qui est de son domaine non pour réduire immé­dia­te­ment l’en­det­te­ment public et pro­vo­quer la réces­sion mais pour inves­tir et atteindre rapi­de­ment le quasi-plein-emploi.

Cela veut dire :

. Pour les finan­ciers :
– inves­tir une par­tie de leurs avoirs en ven­ture-capi­tal dans l’in­no­va­tion créa­trice d’emploi ;
– prê­ter judi­cieu­se­ment aux entre­prises pour mener à bien leurs grands projets.
. Pour les entreprises :
– inno­ver dans leur domaine en pro­té­geant leur savoir-faire et accroître l’emploi en diver­si­fiant leurs activités ;
– effec­tuer les choix en matière de faire ou faire faire en finan­çant les labo­ra­toires publics ou uni­ver­si­taires ain­si que les PME qui ont des pro­jets les inté­res­sant directement ;
– don­ner l’exemple du bon emploi des res­sources en s’in­ter­di­sant les rému­né­ra­tions abu­sives ver­sées à cer­tains dirigeants.

. Pour l’É­tat :
– finan­cer les recherches et les déve­lop­pe­ments à long terme ou à grand risque en s’ap­puyant au maxi­mum sur des besoins à satis­faire comme la Défense natio­nale, le loge­ment social, l’é­du­ca­tion, les télé­com­mu­ni­ca­tions, les trans­ports, l’énergie… ;
– éla­bo­rer les règles de bonne gou­ver­nance des entre­prises et de dia­logue social ;
– pra­ti­quer une fis­ca­li­té favo­ri­sant l’emploi et les entre­prises dans les sec­teurs à haute valeur ajou­tée et plus géné­ra­le­ment dans ceux qui sont consi­dé­rés comme stratégiques ;
– pra­ti­quer la bonne gou­ver­nance en ce qui le concerne en éli­mi­nant les dépenses inutiles et en réfor­mant ses struc­tures chaque fois que des éco­no­mies sont pos­sibles mais pas de façon aveugle comme le pré­co­nisent ceux qui ne visent que son affaiblissement.

Dans la conjonc­ture actuelle cela sup­pose que l’É­tat et les entre­prises puissent emprun­ter au meilleur taux pour finan­cer tous les pro­jets pré­sen­tant un bon retour sur inves­tis­se­ment ce qui devrait per­mettre de mettre au tra­vail une grande par­tie des 35 % de la popu­la­tion sus­cep­tible de tra­vailler et actuel­le­ment non uti­li­sée (cf. le livre Le plein-emploi ou le chaos publié chez Éco­no­mi­ca 2006). Il ne faut pas avoir peur du défi­cit quand le cré­dit de l’É­tat est bon et la mon­naie forte et même trop forte.

On ne peut donc que reje­ter la plu­part des pos­tu­lats de X‑Sursaut (article de Lévy-Lam­bert et de Jean-Marc Daniel dans La Jaune et la Rouge de novembre) :

Non ! le chô­mage n’est pas pure­ment struc­tu­rel et indé­pen­dant de la demande.
Non ! la crois­sance de la consom­ma­tion n’a pas que des effets négatifs.
Non ! le défi­cit public n’a pas for­cé­ment d’ef­fet néga­tif sur la croissance.
Non ! le défi­cit bud­gé­taire ne crée pas obli­ga­toi­re­ment un défi­cit commercial
Non ! l’é­pargne n’est pas prio­ri­taire sur la consommation
Non ! la régle­men­ta­tion du tra­vail en France n’est pas un frein.

Ces pos­tu­lats ne reposent sur rien d’ob­jec­tif si ce n’est l’in­té­rêt des ren­tiers aux dépens de la majo­ri­té des entre­pre­neurs et de leurs sala­riés. Voi­ci quelques élé­ments démonstratifs :

Il a été prou­vé éco­no­mé­tri­que­ment (cf. Charles Plos­ser un grand éco­no­miste amé­ri­cain) qu’aux États-Unis c’est la consom­ma­tion des ménages et de l’É­tat qui a été le fac­teur déter­mi­nant de la croissance :

- la demande induit de l’emploi, l’in­suf­fi­sance de la demande est fac­teur de chômage ;
– le mar­ché du tra­vail en France est le moins rigide d’Eu­rope ; la France est le pays d’Eu­rope où la baisse du salaire réel résul­tant de la même aug­men­ta­tion du chô­mage est la plus forte ;
– le défi­cit bud­gé­taire et le défi­cit des ménages aug­mentent le pro­fit des entre­prises ce qui réduit ou sup­prime leur défi­cit éven­tuel. Ceci vaut bien sûr pour la France.

Épargne = inves­tis­se­ment, dans une éco­no­mie qui n’est plus agri­cole mais moné­taire, est une iden­ti­té qui ne peut abso­lu­ment pas s’in­ter­pré­ter en disant que l’é­pargne est la cause de l’in­ves­tis­se­ment c’est au contraire l’in­verse qui est vrai. La mon­naie est la condi­tion d’exis­tence de la pro­duc­tion. C’est aujourd’­hui l’a­jus­te­ment de la masse moné­taire aux besoins de finan­ce­ment des pro­jets utiles et pour les­quels il existe une main-d’œuvre dis­po­nible qui est le moteur de la crois­sance. Cet ajus­te­ment est actuel­le­ment lar­ge­ment uti­li­sé par les États-Unis qui, pour com­bler un défi­cit bien plus consé­quent que le nôtre, empruntent dans leur propre mon­naie et payent les inté­rêts de même façon.

Tous les pays dont le cré­dit est bon peuvent faire la même chose, pour­quoi pas les pays de l’euro ?

Enfin doit-on avoir peur de la dette de l’É­tat ? (articles de Pébe­reau et Camdessus).

Tout d’a­bord comp­ter dans l’é­va­lua­tion de la dette les retraites des fonc­tion­naires et autres « hors bilan » est de la pure idéo­lo­gie. Si les acteurs de l’é­co­no­mie devaient pro­vi­sion­ner toutes leurs dettes il n’y aurait plus d’é­co­no­mie. Dans la vie réelle seule compte la capa­ci­té de pou­voir faire face à ses échéances en uti­li­sant toute sa sur­face finan­cière (tré­so­re­rie dis­po­nible com­pre­nant les emprunts que l’on a obte­nus). Un État ou un groupe d’É­tats à mon­naie forte n’ont rien à craindre.

En conclusion

Oui pour le sur­saut mais pas à la façon de X‑Sursaut. L’É­tat est plus que jamais néces­saire il ne faut pas l’affaiblir.

Il faut élar­gir le champ de réflexion ; ce pour­rait être X‑Plein-emploi :

- quels grands pro­jets pour l’Eu­rope et la France ?
– quels efforts doivent faire les financiers ?
– quels efforts doivent faire les entre­pre­neurs et les salariés ?
– quels efforts doit faire l’État ?
– quelle poli­tique éco­no­mique et moné­taire pour les pays de l’euro ?
– quelle poli­tique fis­cale et doua­nière en sup­port du plein-emploi en Europe ?

Alors « Mar­chons ! » cha­cun dans son domaine pro­po­sons des réponses.
Pour la Patrie, elle est tou­jours plus ou moins en dan­ger. Aujourd’­hui il faut qu’elle mobi­lise toutes ses forces vives pour tenir son rang et évi­ter le chaos.
Pour les Sciences et non seule­ment pour l’Industrie.
Pour la Gloire si nous la méritons.

Nota : cette contri­bu­tion a été rédi­gée en col­la­bo­ra­tion étroite avec mon ami Alain Par­guez pro­fes­seur d’é­co­no­mie à l’u­ni­ver­si­té de Franche-Com­té coau­teur avec Jean-Gabriel Bliek du livre Le plein-emploi ou le chaos publié en 2006 par Économica.


À propos du thème Le sursaut

par Jean de LA SALLE (37)

Pour un vrai sur­saut, sachons voir plus loin !

C’est cer­tai­ne­ment une excel­lente ini­tia­tive que d’a­voir déclen­ché une réflexion col­lec­tive sur les causes de notre rela­tif marasme éco­no­mique. Cela étant dit, et après avoir chau­de­ment remer­cié ses ini­tia­teurs, ceux-ci ne seront sans doute pas sur­pris que l’on pense que tout n’a pas encore été dit. En me limi­tant pour aujourd’­hui à deux aspects internes de nos éco­no­mies, je vou­drais appor­ter ici deux remarques, qui me semblent importantes.

Au niveau des objec­tifs, d’a­bord : avant de par­ler de crois­sance et d’in­no­va­tion, qui peuvent nous appor­ter aus­si bien de l’in­dis­pen­sable que du dési­rable, voire par­fois de l’i­nu­tile, il faut com­men­cer par consta­ter que nous ne savons pas aujourd’­hui satis­faire cer­tains besoins essen­tiels, se deman­der pour­quoi, et com­ment y por­ter remède.

La géné­ra­tion qui s’est trou­vée pla­cée dans la vie active aus­si­tôt après-guerre a sur ce point une expé­rience à appor­ter au débat. Quand elle s’est lan­cée à fond dans l’a­ven­ture du déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique, sans en lais­ser tout le soin à l’É­tat, elle ne pen­sait ni si bien réus­sir dans ces domaines, ni que le résul­tat se sol­de­rait néan­moins par un échec col­lec­tif, ne fut-ce que parce que nous n’a­vons pas su don­ner à cha­cun un loge­ment satis­fai­sant dans des villes bien amé­na­gées, les unes et les autres néces­saires pour répondre aux besoins des familles.

À tel point qu’on en vient – ailleurs que chez nous – à don­ner en exemple de crois­sance des pays où la nata­li­té s’ef­fondre (l’Al­le­magne, entre autres) ; ou encore, des pays où la condi­tion des enfants est jugée par­ti­cu­liè­re­ment insa­tis­fai­sante (l’An­gle­terre).

Nous devons d’a­bord nous deman­der com­ment vaincre ces para­doxes absurdes. Com­ment y par­ve­nir ? Il y a sans doute un pro­blème d’or­ga­ni­sa­tion de l’au­to­ri­té col­lec­tive dans les très grandes agglo­mé­ra­tions, où le pro­blème se montre le plus aigu. Les com­munes y gèrent bien la vie de quar­tier ; mais au niveau où devrait se réa­li­ser un équi­libre néces­saire entre la popu­la­tion et l’emploi, niveau qui ne peut guère dépas­ser cinq cent mille habi­tants, soit la taille d’un arron­dis­se­ment de sous-pré­fec­ture urbaine, il n’existe ni repré­sen­ta­tion col­lec­tive, ni pro­jet d’en­semble. À titre d’exemple dans les Hauts-de-Seine, dépar­te­ment qui est dépour­vu de toute uni­té géo­gra­phique, l’ar­ron­dis­se­ment de Nan­terre héberge à lui seul une popu­la­tion deux fois supé­rieure à celle de la région de Corse. Mais elle ne pos­sède pas d’as­sem­blée propre : la repré­sen­ta­tion s’y fait comme ailleurs au niveau du Conseil géné­ral, par des élus de can­tons, qui ne se prêtent pas à la for­ma­tion de grands projets.

Et il y a un pro­blème de finan­ce­ment. La dette publique devrait ser­vir à cela ; car il serait nor­mal de faire sup­por­ter aux géné­ra­tions sui­vantes une part des dépenses qui ont ser­vi à les équi­per. Mais il fau­drait pour cela que la durée du rem­bour­se­ment soit com­pa­tible avec la très longue durée de ser­vice de ces équi­pe­ments, et qu’il n’en résulte pas des inté­rêts totaux insup­por­tables ; ce qui ne sera pos­sible que si on auto­rise la Banque cen­trale à faci­li­ter ces inves­tis­se­ments, en levant l’in­ter­dic­tion qu’en a faite l’ar­ticle 104 du trai­té de Maas­tricht. Le mar­ché pour­rait, de son côté, récu­pé­rer une grande par­tie de l’é­pargne aujourd’­hui pom­pée par l’É­tat en toute inuti­li­té, car les inté­rêts absorbent les res­sources en quasi-totalité.

 Au niveau des poli­tiques moné­taires et finan­cières, pour atteindre cet objectif

On pense avec rai­son que la libre cir­cu­la­tion mon­diale des capi­taux et des pro­duits est une évo­lu­tion irré­ver­sible, sauf à contrô­ler ses embal­le­ments par quelques freins modé­ra­teurs. Et beau­coup pensent, de ce fait, que les pays perdent une part de leur liber­té à déci­der de l’af­fec­ta­tion de leurs res­sources finan­cières à ce qu’ils consi­dèrent comme des priorités.

Mais il faut remar­quer que la cir­cu­la­tion des capi­taux ne concerne que l’é­pargne déte­nue par les agents éco­no­miques pri­vés, qu’ils soient finan­ciers ou non. Car la créa­tion moné­taire reste aujourd’­hui du res­sort d’ins­ti­tu­tions cen­trales atta­chées au ter­ri­toire. Et beau­coup se demandent aujourd’­hui, sur ce point, s’il ne serait pas oppor­tun de rendre à notre banque cen­trale pré­ten­due libre, le pou­voir qui lui a été refu­sé par l’ar­ticle 104 du trai­té de Maas­tricht, de finan­cer dans des condi­tions appro­priées cer­tains inves­tis­se­ments d’in­té­rêt col­lec­tif, qui sont les sou­tiens indis­pen­sables de l’économie.

Notons bien qu’une telle inter­dic­tion ne figure pas dans la consti­tu­tion des USA, qui n’a pas créé la FED ; celle-ci a été créée par le Congrès qui, en défi­nis­sant son rôle en 1913, a pré­vu une dis­po­si­tion assez proche, en sti­pu­lant que le moyen prin­ci­pal de sa poli­tique moné­taire serait l’a­chat et la vente de titres du tré­sor sur le mar­ché ; mais cela semble un peu moins vrai dans les récents rap­ports annuels que le FED a remis au Congrès sur sa poli­tique, où elle parle sur­tout de la ges­tion de ses taux. Et, sur le point qui nous inté­resse, on peut noter que la FED ne s’est jamais pri­vée d’ac­qué­rir des titres émis par des agences fédé­rales autres que le Tré­sor, et qu’elle a même accor­dé au début des années quatre-vingt-dix des ver­se­ments directs à la FFB (Fede­ral Finan­cing Bank, éta­blis­se­ment ana­logue à notre banque euro­péenne d’in­ves­tis­se­ments) ; ce fut appa­rem­ment dans le cadre de l’o­pé­ra­tion de sau­ve­tage des Savings and Loans, mis­sion qui fut confiée à cette époque à la FFB : c’est un cas excep­tion­nel, et ce n’est pas un excellent exemple ; mais il prouve que la chose est possible.

À titre de seconde illus­tra­tion de la mécon­nais­sance de ce besoin, il est pour le moins sur­pre­nant que le rap­port Cam­des­sus ait pu écrire : (page 44) « Nous ne recom­man­dons cepen­dant pas, si ce n’est au plan euro­péen (NDLR : tout de même !), un effort immé­diat de relance par un pro­gramme sup­plé­men­taire d’in­ves­tis­se­ments de l’É­tat. Il n’en a pas aujourd’­hui les moyens bud­gé­taires, alors que notre pays est très conve­na­ble­ment équipé. »

On peut faire à ce juge­ment trois critiques :

- même si M. Cam­des­sus était un finan­cier plus qu’un éco­no­miste, il devrait avoir consta­té ce que tout citoyen per­çoit dans sa vie quo­ti­dienne : l’am­pleur de ce qui manque, non seule­ment au loge­ment et à nos villes, mais à d’autres équi­pe­ments du centre du pays ;
– il ne s’a­git pas là d’un besoin de « relan­cer l’é­co­no­mie », selon un vocable qui a sur­tout ser­vi à dégui­ser la pen­sée ini­tiale de Keynes, alors que celui-ci avait sou­te­nu avant-guerre, dans sa Théo­rie géné­rale, que l’argent ne man­quait pas, mais qu’il était peu pro­bable que le seul jeu du mar­ché oriente l’é­pargne vers toutes nos prio­ri­tés. Plus que de relance, l’é­co­no­mie a d’a­bord besoin de sup­ports, et il faut se rap­pe­ler que le mar­ché ne les crée pas tous spontanément ;
– si le mar­ché sait mal finan­cer des inves­tis­se­ments de très longue durée de ser­vice qui devraient être amor­tis en une cin­quan­taine d’an­nées, ce n’est pas seule­ment parce qu’il pri­vi­lé­gie aujourd’­hui les ren­de­ments rapides à court terme ; mais il est méca­ni­que­ment sûr que, tant que nous serons inca­pables d’é­vi­ter une dépré­cia­tion moné­taire aus­si faible que 2 % l’an, admise par nos banques cen­trales, les taux du mar­ché, qui doivent bien enten­du en tenir compte, res­te­ront incom­pa­tibles avec les longues durées de rem­bour­se­ment qui seraient sou­hai­tables pour des inves­tis­se­ments fon­da­men­taux à très longue durée de service.

À titre de troi­sième illus­tra­tion de l’exis­tence de cet obs­tacle caché, rap­pe­lons que Patrick Artus, qui fai­sait par­tie du groupe de tra­vail Cam­des­sus, écri­vait cet été dans les bonnes feuilles du Monde, que nos gou­ver­ne­ments n’a­vaient rien fait pour pré­pa­rer l’a­ve­nir depuis plu­sieurs dizaines d’an­nées ; c’é­tait assu­ré­ment trop sévère, et il n’en don­nait pas les rai­sons ; mais il y avait un peu de vrai. Nous devons en pre­mier lieu lever les obs­tacles que nous nous sommes créés.


À la recherche d’une stratégie industrielle perdue

par Michel HENRY (53)*

Après Pechi­ney, assez !
Mais après Arce­lor, trop fort !

Les pré­sentes réflexions sont ins­pi­rées d’une conver­sa­tion tenue lors du ving­tième anni­ver­saire de la « Fon­da­tion de l’X », en février 2007, avec Claude Ink, pion­nier, dès 1952, de Sollac.

Pechi­ney, par Alcan, Arce­lor, par Mit­tal, Corus, par Tata, ces trois méga-absorp­tions en trois ans n’au­raient peut-être pas atti­ré, dans l’in­dif­fé­rence géné­rale des opi­nions publiques, l’in­té­rêt d’un cer­tain nombre d’entre nous, si ces trois Groupes de la métal­lur­gie lourde, déjà lar­ge­ment inter­na­tio­naux, n’a­vaient eu, comme der­niers res­pon­sables exé­cu­tifs, des cama­rades X : pure coïn­ci­dence car chaque cas a sa propre his­toire entre­mê­lée aux autres. Tous ces diri­geants sont, certes, talen­tueux, et pour­tant, jus­qu’au bout, leurs efforts cou­ra­geux à la tête de leur entre­prise, n’ont rien pu oppo­ser à leur pré­da­teur, sauf à retar­der les échéances, et enri­chir, ce qui n’est déjà pas si mal, leurs action­naires, sala­riés ou non, à la sur­prise géné­rale et, sur­tout, de ceux-là qui n’en espé­raient pas tant. Quant à l’É­tat fran­çais, après avoir intro­duit Usi­nor-Saci­lor en Bourse puis ven­du ses der­nières parts dès 1998, en met­tant fin à vingt ans de contrôle, mar­qués par des restruc­tu­ra­tions dou­lou­reuses pour tous les per­son­nels et les contri­buables, il n’a pu que consta­ter les faits. Un éco­no­miste a‑t-il éta­bli le bilan, au moins finan­cier, des opé­ra­tions sur­ve­nues dans la sidé­rur­gie, ces trente der­nières années ?

En ce qui concerne le fer, mais on pour­rait trans­po­ser la même suite d’en­chaî­ne­ments à l’a­lu­mi­nium, depuis l’an­cêtre PUK, les anciens de Sol­lac ou de ses « Adhé­rents », se sou­viennent encore, cer­tai­ne­ment, des efforts coû­teux mais méri­toires, per­met­tant de pro­lon­ger pen­dant près de vingt ans, grâce au pro­cé­dé Kal­do, l’u­ti­li­sa­tion de la minette lor­raine phos­pho­reuse, pour des aciers de haute qua­li­té, efforts fina­le­ment res­tés sans suite pour le main­tien de ce mine­rai. D’où la conclu­sion, géné­ra­le­ment admise, que l’a­ve­nir de la métal­lur­gie fran­caise se trou­vait sur les côtes, pour évi­ter des frais d’ap­proche sup­plé­men­taires rédhi­bi­toires, dans le trans­port des mine­rais des pays pro­duc­teurs outre-mer vers les usines de l’in­té­rieur, et la réus­site des usines « lit­to­rales » de Dun­kerque et de Fos, sui­vant l’exemple de l’Ar­bed à Sid­mar. Mais, on pou­vait encore croire que les mine­rais abon­dants et répar­tis dans le monde entier, res­te­raient dura­ble­ment dis­po­nibles dans des condi­tions éco­no­miques sup­por­tables pour les sidé­rur­gies non inté­grées en amont : les évé­ne­ments récents (est-ce « l’é­veil de la Chine » relan­çant la demande des matières pre­mières ? est-ce le seuil de concen­tra­tion atteint par ces mar­chés ?) ont mon­tré la vani­té de tels espoirs. Rien ne garan­tit pour­tant le main­tien de la conjonc­ture actuelle à son haut niveau, alors que le cycle long­temps clas­sique de cette indus­trie, était d’une année de pro­fit tous les cinq ans.

Sommes-nous, en France, sans choix clairs et volon­taires, assis entre deux chaises ? : celle des Alle­mands atta­chés à leurs tra­di­tions de l’in­dus­trie lourde de la Ruhr (la seule sidé­rur­gie inté­grée, encore indé­pen­dante, de l’Eu­rope des 27, Thys­sen Krupp, très impli­quée dans l’ab­sorp­tion d’Ar­ce­lor par sa com­pé­ti­tion sur Dofas­co, pré­voit encore d’in­ves­tir aux États-Unis, dans une nou­velle usine), et celle des Bri­tan­niques qui ont mani­fes­te­ment renon­cé, dans ce domaine, à toute ambi­tion, au pro­fit des mul­tiples acti­vi­tés ter­tiaires où ils excellent.

Que diraient Robert Schu­man et Jean Mon­net, les créa­teurs, en 1951, de la Com­mu­nau­té euro­péenne du char­bon et de l’a­cier, de l’ul­time « ava­tar » de leur enfant, qui n’est plus consi­dé­ré comme « stra­té­gique » ? les tôles pour les tuyaux, les cuves, les blin­dages ou même l’au­to­mo­bile, ne le seraient-elles plus ? Que se serait-il pas­sé si la com­po­si­tion du por­te­feuille de pro­duits finis avait été dif­fé­rente… ? et si l’a­van­tage com­pé­ti­tif de l’in­té­gra­tion amont dans les mines de fer avait été obte­nu plus tôt… ? les regrets ne sont pas de mise, car, pour l’ins­tant, la situa­tion n’est pas catas­tro­phique en France – de grands hommes d’af­faires fran­çais sont au Conseil d’Ar­ce­lor Mit­tal, l’ac­tion ne se porte pas mal, le per­son­nel reste en place -, mais la vigi­lance s’im­pose, car on dis­cerne déjà des menaces de délo­ca­li­sa­tion au nom de la pro­tec­tion de l’environnement.

Peut-on, alors, espé­rer que dans le domaine de l’éner­gie, cette fois indis­cu­ta­ble­ment plus stra­té­gique encore, les res­pon­sables poli­tiques et les indus­triels, cha­cun dans sa spé­cia­li­té, en tire­ront des ensei­gne­ments et réus­si­ront mieux que dans la sidé­rur­gie, à pré­ser­ver les inté­rêts de la France dans un cadre natio­nal ou euro­péen (une poli­tique éner­gé­tique com­mune ? une haute auto­ri­té euro­péenne de l’énergie ?).

Il est per­mis d’en dou­ter si l’on considère :

- les grandes manoeuvres des groupes éner­gé­tiques euro­péens d’une part, et des four­nis­seurs de gaz et de pétrole d’autre part,
– les contraintes euro­péennes sur les éner­gies renouvelables,
– les revi­re­ments suc­ces­sifs des pro­grammes nucléaires natio­naux, dus aux alter­nances poli­tiques pro­pices aux « remises à plat » et aux moratoires,
– les influences sur les États membres, des indus­triels euro­péens, les uns plus avan­cés dans le nucléaire, les autres plus avan­cés dans les éner­gies renouvelables,
– les incer­ti­tudes éco­no­miques de l’éo­lien, à prix de rachat garan­ti de l’élec­tri­ci­té produite.

Enfin, la récente pho­to, Suez, GDF et les Ministres, qui mélange à nou­veau les genres, en rap­pelle une autre entre Renault, Vol­vo et le Ministre de l’é­poque, qui ne fut pas sui­vie du suc­cès escomp­té. Le « sur­saut », là aus­si, serait sans doute bienvenu.

* L’au­teur est « fer­blan­tier » depuis qua­rante-cinq ans, dont vingt, en charge de la pre­mière usine « côtière » de la métal­lur­gie fran­çaise, les Forges de Basse-Indre qui furent absor­bées en 1902, par leur client, les Ets J. J. Car­naud, qui les avait mises en faillite, et fut absor­bé, à son tour, en 1996, par Crown Cork & Seal.

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