À propos d’un livre récent : Réinventer la croissance de Jacques Méraud (46)
I – PRÉSENTATION GÉNÉRALE
Ce livre au titre explicite, la personnalité de l’auteur, son rôle dans le passé, témoignent s’il en était encore besoin, des efforts déployés au sein de la communauté polytechnicienne pour contribuer, à l’heure de la mondialisation, à une claire prise de conscience dans notre pays, des défis à relever, comme à suggérer des remèdes appropriés.
En accord avec la rédaction, on a estimé que cet ouvrage offrait matière à un « Libre propos », dans la ligne éditoriale de notre revue si bien illustrée dans les numéros de novembre et janvier derniers consacrés au remarquable travail de X‑Sursaut et le numéro de mars, plus nuancé, sur le thème « Libéralisme et mondialisation ».
Au-delà d’un riche complément d’informations (par exemple, de riches et claires analyses comparatives au niveau européen, à base de statistiques, langage parfaitement maîtrisé par son auteur), Réinventer la croissance procède d’un regard sur l’économie assez différent des précédents, celui d’un expert ayant mis sa compétence d’économiste au service de l’État tout au long de sa carrière et de ce fait tenu à observer une certaine discrétion.
Enfin et surtout, au terme de son analyse, l’auteur soulève la « question de l’euro », du rôle devant normalement lui être assigné dans une Europe qui, manifestement en quête d’identité, peine à se construire comme à renouer avec la croissance.
Avant d’analyser ce livre, il nous a paru utile de mettre en relation ses pôles d’intérêt avec le parcours professionnel de l’auteur (brièvement résumé ci-contre).
JACQUES MÉRAUD appartient à la première génération d’économistes d’après-guerre, formés à l’INSEE, dans un esprit d’ouverture interdisciplinaire. Rappelons que la démographie, alors si bien personnifiée par Alfred Sauvy, y était à l’honneur, tandis que Maurice Allais y dispensait ses premiers cours magistraux. Véritable créateur, rapporteur général du CERC (Centre d’études des revenus et des coûts), Jacques Méraud y développe son expertise en macroéconomie et s’impose par étapes, au sein de nos Institutions, comme le conjoncturiste de référence, bientôt appelé à siéger à la Commission des comptes de la Nation, au Conseil des impôts, au Conseil économique et social, au Conseil général de la Banque de France, toutes instances où on ne compte plus les « Rapports Méraud », occasions de dialoguer « tous azimuts » avec les personnalités les plus diverses, tant en France qu’au niveau européen, plus spécialement la BCE, dont il a suivi l’action (détail ayant son importance, comme on le verra par la suite).
Rappelons en dernier lieu que Jacques Méraud, longtemps directeur d’études à l’École des hautes études en Sciences sociales, s’est vu décerner à deux reprises pour ses ouvrages, un prix de l’Académie des Sciences morales et politiques.
Dans la première partie, l’auteur dresse un constat rapide des « premiers effets de la mondialisation libérale ». Ils sont trop connus pour que l’on s’étende ici sur les principales composantes des transformations profondes à l’œuvre depuis un quart de siècle : ouverture des frontières, changement d’échelle du volume des échanges commerciaux comme des mouvements de capitaux (mais aussi du pouvoir du capital !)…
En définitive, la priorité a été donnée partout à la politique de « l’offre », par allégement des charges de production, pression exercée sur les prix par une concurrence débridée, tirant tout le parti possible de l’exploitation de vastes bassins de main-d’œuvre à bas salaires.
Tout irait pour le mieux si, comme le professait il y a deux siècles J.-B. Say, « l’offre créait sa propre demande ». Mais ce n’est plus le cas, comme on s’en aperçoit aujourd’hui, de façon d’ailleurs très inégale, non seulement dans les pays avancés de notre vieille Europe, mais aussi dans les pays où l’économie est en retard. Ainsi un peu partout s’élèvent des voix pour dire l’urgence d’un rééquilibrage de la croissance.
La deuxième partie plonge le lecteur dans la complexité du « contexte structurel économique et social », vaste champ d’interaction de multiples facteurs. L’auteur en sélectionne sept, qu’il passe successivement en revue : le ralentissement des progrès de la productivité ; la politique démographique et le vieillissement de la population ; le nouvel équilibre « industrie-tertiaire » ; les demandes d’emploi inadaptées à l’offre : la « relation au travail » des Français ; la rigidité des critères de Maastricht ; enfin une politique monétaire pour le moins « trop prudente ».
À titre d’exemple, arrêtons-nous sur les points où l’auteur analyse le bilan des 35 heures. Si on se réfère aux statistiques, la production par heure ouvrée en France est devenue la première en Europe, tandis que la durée moyenne hebdomadaire effective du travail à temps complet (37,9 heures en 2003) se situe en bonne place notamment devant celle de l’Allemagne (35,9 heures). En un mot, les heures de travail de nos compatriotes seraient plutôt mieux remplies que celles de nos partenaires. Par ailleurs – toujours comparativement – le taux d’activité des femmes serait satisfaisant.
Ces chiffres apportent un sérieux bémol aux jugements s’appuyant sur les 35 heures « officielles » plutôt que sur les comportements effectifs consécutifs aux négociations « à la base » engagées à la suite de la loi complémentaire de janvier 2000. Il ressort d’enquêtes approfondies menées parallèlement par Eurostat et l’INSEE (tant auprès des entreprises que des salariés) que la loi sur les 35 heures semble avoir été appliquée avec prudence et modération, même si certaines distorsions se sont amplifiées. Par exemple, le temps hebdomadaire de travail des cadres n’a pas régressé (ce serait plutôt l’inverse, compensé il est vrai par des congés accrus). A contrario, le fléchissement de celui des ouvriers (- 2 heures) a pesé sur les coûts, alors que sévissait déjà une pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Demeurent enfin, mal résolues, certaines séquelles touchant le fonctionnement de services publics (hôpitaux…).
Les défis posés à notre pays en matière d’activité concernent les jeunes et les « seniors » : les jeunes chômeurs et les inactifs en abandon de recherche d’emploi sont beaucoup trop nombreux ; il en est de même des seniors envoyés prématurément en « préretraites », souvent pour embaucher de plus jeunes moins payés.
La troisième partie nous rappelle que la clé de la croissance est « la demande des ménages ». Statistiques et indices divers à l’appui, l’auteur nous renvoie à une réalité dérangeante : la quasi-stagnation du pouvoir d’achat du « salarié moyen » est à la base du sous-emploi de notre appareil productif.
Ce constat résulte d’une confrontation entre les principales composantes des revenus selon leurs sources et les divers facteurs agissant sur la croissance.
Ce contraste est saisissant entre la hausse des revenus du capital et la relative stagnation du pouvoir d’achat des salariés surtout au niveau peu ou moyennement qualifié où se situe précisément le principal gisement d’une demande insatisfaite. Résumons : la globalisation déploie des effets pervers ; s’il y avait toujours eu un lien positif entre l’évolution des achats des ménages et celle des investissements décidés par les entreprises, les exportations ont fait l’inverse (le cas de l’Allemagne est particulièrement révélateur à cet égard). Comme d’autres avant lui, l’auteur démonte les mécanismes financiers, principaux responsables d’une évolution génératrice de fêlures dans le partenariat équitable capital-travail, facteur essentiel de cohésion sociale.
La quatrième partie « Quelles perspectives, que faire ? », cherche à répondre à la question : comment avoir une plus forte croissance ? plus précisément, créer les conditions d’accroissements parallèles de la demande et de la production. Après avoir repassé en revue les principaux facteurs de croissance (démographie, formation, dépense publique), Jacques Méraud met en cause les paralysies instituées par les traités de Maastricht (1992), d’Amsterdam (1997), le « pacte de stabilité » (1999) et plaide vigoureusement pour « une nouvelle politique monétaire » inspirée, dans la mesure du possible, du modèle de la FED aux USA, dont l’efficacité est unanimement reconnue. Cette dernière rappelons-le, y est juridiquement responsable du progrès de l’activité, de l’emploi, de la maîtrise des prix. Au-delà d’un maniement très souple des taux d’intérêt permettant le refinancement fréquent des contrats d’endettement, d’où un impact quasi-immédiat, la FED ajuste strictement la masse monétaire aux besoins, grâce à la technique dite de « l’open market », sous le contrôle d’un comité indépendant d’experts décidant du rythme convenable à donner à la création de monnaie remise au Trésor (avec quelques fois des retraits), sans incidence sur la dette de ce dernier.
Nous avons pris ici le parti, en raison de l’intérêt du sujet, de poursuivre et d’animer ce compte rendu en nous adressant directement, cette fois, à l’auteur.
II – Extraits d’un entretien avec l’auteur
Jacques Méraud : C’est bien volontiers, comme tu me l’as proposé, que je soulignerai quelques-uns des messages de mon livre : commençons par l’idée ancrée chez la plupart des gens, selon laquelle la productivité ne cesse de s’accroître grâce au progrès technique. Si cela est encore vrai de l’industrie (moins toutefois que naguère), c’est faux dans la plupart des secteurs « tertiaires ». Or dans la production nationale (« le PIB ») des pays économiquement avancés comme la France, il y a relativement de moins en moins d’industries et de plus en plus de services (75 %) et c’est la productivité qui permet chaque année, soit de baisser les prix de vente, soit d’augmenter les profits d’entreprises, soit d’accroître le pouvoir d’achat des salaires.
Or, la productivité nationale ne progresse que très faiblement, car elle dépend principalement de ces services. Et les entreprises sont plus contraintes que naguère de réduire leurs prix du fait de la concurrence mondiale et d’accroître leurs dividendes sous la pression de leurs actionnaires. De ce fait, le pouvoir d’achat des salariés des classes moyennes ne peut plus guère augmenter, surtout après paiement des cotisations et des impôts directs.
Deuxième erreur commune de jugement : on croit que les gouvernements français successifs n’ont pas cessé depuis cinquante ans d’accroître de plus en plus fortement la dépense publique, avec pour résultat de susciter des déficits. Or de période en période, la dépense a certes augmenté mais de moins en moins. Il en a été ainsi des prestations sociales, faute de financement suffisant.
Pendant ce temps, certaines composantes majeures de la fonction publique (défense, recherche scientifique, éducation-orientation, formation professionnelle, hôpitaux, logements sociaux, justice, sécurité, etc.) ont vu se comprimer l’augmentation, pourtant nécessaire, de leurs moyens financiers. La France figure ainsi parmi les pays de l’OCDE où la dépense publique s’est le moins accrue. Notre pays, mais aussi ses partenaires (comme l’Allemagne, l’Italie, la Belgique et les pays nordiques) ont besoin de ressources financières. Devant les difficultés que rencontrent les classes moyennes et les ressources publiques, le salut doit se trouver dans une création monétaire ex nihilo, complémentaire de la monnaie d’endettement. La somme de cet ensemble exprimé en l’agrégat appelé M1 par les experts (elle fournit aux utilisateurs : ménages, entreprises et administrations, les moyens de règlement indispensables), doit être liée le plus rigoureusement possible à la capacité potentielle de l’appareil productif.
Entre 1959 et 1973, la création monétaire (correspondant aux moyens de paiement, donc pouvoir d’achat) a été de 5,6 % par an, et la croissance du PIB rigoureusement de 5,6 % également. Entre 1980 et 2003, la création monétaire correspondante a augmenté de 1,6 % par an seulement, et la croissance du PIB de 2 %. On voit à quel point l’insuffisance de monnaie a freiné la croissance. Cela dit, augmenter la création monétaire n’est pas nécessairement demander aux entreprises d’augmenter leurs salaires ; ce dont il s’agit, c’est de trouver des moyens pour que la BCE et les États améliorent les ressources des salariés.
Gérard Pilé : Tu insistes en effet beaucoup sur ce point en te référant à la maîtrise de la FED, d’ailleurs reconnue par les marchés financiers, si attentifs aux réactions de ce baromètre économique.
Jacques Méraud : N’oublions pas que la reprise de la croissance de l’économie américaine (elle-même bousculée par la globalisation) après 1990, est, pour une large part due aux initiatives de Greenspan en charge de la FED (lequel vient de quitter ses fonctions).
Revenons à ce prétendu risque d’inflation causé par la monnaie globale (création monétaire ex nihilo en sus de la monnaie d’endettement). Ce sont là des inquiétudes d’hier, voire d’avant-hier : il n’y a plus aujourd’hui de lien direct comme autrefois entre la création de monnaie et l’évolution du niveau général des prix dans les pays en question. Ce n’est pas l’émission de monnaie à l’intention des Français qui va agir sur les cours internationaux du pétrole et des matières premières, ces derniers résultent de situations étrangères diverses, de nature politique ou économique à horizon plus ou moins éloigné.
Gérard Pilé : À cela près, objecte-t-on généralement, que le choc de leurs hausses de prix est d’autant mieux supporté que l’euro est « fort » vis-à-vis du dollar, l’économie réalisée de ce fait aux taux actuels, étant de l’ordre du 1⁄2 point à l’échelle de notre PIB. Mais à l’inverse, si la flambée de l’euro devait se poursuivre (+ 5 à + 10 % par exemple), ce sont de nouveaux pans entiers de nos exportations qui risquent de s’effondrer, raison supplémentaire s’il en était encore besoin, pour ne pas rester plus longtemps passifs devant le problème de la gouvernance de l’euro, si épineux soit-il.
J’observe que la rigueur et la clarté de tes analyses laissent bien moins de place à une discussion sur le fond qu’elles ne débouchent implicitement sur un vaste champ d’interrogations pour les temps à venir. C’est à mon tour ce que je voudrais souligner en guise de conclusion.
La question centrale semble être la suivante : en l’absence d’une véritable concertation internationale visant à mieux contrôler le glissement (inexorable ?) du dollar, est-il ou non raisonnable de laisser plus longtemps l’euro en état d’apesanteur vis-à-vis de ce dernier et aussi du yen et du yuan, autres monnaies à vocation géostratégique ?
Réinventer la croissance a le grand mérite de rassembler toute une documentation de base indispensable pour remettre en question, avec nos partenaires de l’euro-zone, le statut de la BCE, avec pour premier objectif, l’abrogation du fameux article 104 du traité de Maastricht supprimant le circuit des banques centrales et leur interdisant toute prise de participation dans des investissements publics ou privés. Et pourtant, à quelle autre source de financement recourir pour réaliser de grands projets collectifs : R & D, environnement, réseaux d’interconnexion, défense (et pourquoi pas « aides structurelles » à certains pays de l’Union européenne), voie autrement tangible de la construction européenne que l’effervescence de directives contraignantes.
Quel difficile champ de manœuvre en perspective ! Dans le climat d’impréparation actuelle des esprits, n’a-t-on pas entendu récemment le Président de la Commission européenne déclarer que l’euro fort était le reflet de la force de l’économie européenne ! On sait par ailleurs le plein parti tiré de l’euro fort par l’industrie allemande, grâce à son taux élevé de produits « haut de gamme » (c’est-à-dire peu sensibles à la hausse de leurs prix) alors qu’à l’inverse le PIB allemand tarde à se redresser (malgré certaines apparences).
Il reste un point trop important pour être simplement mentionné à la dernière page de ton livre, où l’on peut lire :
« De façon plus générale, ne serait-il pas sage, en fonction de l’évolution des relations entre l’Europe et le reste du monde, de réfléchir à ce que pourraient être les composantes d’une préférence communautaire européenne. »
On ne peut faire l’économie de cette question au prétexte qu’elle déborde le cadre de « l’euro-zone ». Cette dernière, au cœur d’une Europe ouverte à tous les vents d’Est et d’Ouest, dépouillée comme elle l’est devenue de marges de négociation dans ses échanges avec l’extérieur, peut-elle espérer faire de sa seule monnaie un instrument efficace pour agir sur la croissance de sa propre économie ?
Il faudrait y regarder de près, dans la mesure où l’on a laissé imprudemment se développer certains courants d’importation économiquement (ou écologiquement) aberrants (sinon pour leurs intermédiaires !) tendant à créer des situations de monopoles étrangers, autant de pièges appelés tôt ou tard à se refermer en étouffant des potentiels de production domestique pourtant parfaitement viables.
Quoi qu’il en soit, les pays de l’euro-zone vont devoir s’attaquer tôt ou tard à la « Question de l’euro », et en désespoir de cause, sont envisageables certains compléments monétaires à usages restreints ou ciblés, comme le précise l’ouvrage si digne d’attention de notre camarade. *
Paris, Éditions L’Harmattan, Coll. « Questions contemporaines », 2007, 246 pages.
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