À qui appartiennent les ressources vivantes des pays pauvres ?
L’actualité des pays pauvres met le plus souvent en exergue les ressources épuisables dont ils sont dotés : minéraux, pétrole, qui alimentent les conflits locaux aux conséquences humaines insupportables. Il est moins fréquemment question de ressources vivantes. L’attribution de leur propriété, partagée entre États, population ou compagnies, contribue trop souvent à précariser les droits des populations locales qu’elle ambitionne de sécuriser.
REPÈRES
L’expression « ressources vivantes » recouvre plusieurs classes de ressources : domestiques, sauvages, productrices de substances d’intérêt local ou global. Les régimes d’appropriation sont différents selon les ressources dont il s’agit. La notion de « pays pauvres » est également polysémique : le Kerala est un État très pauvre de l’Inde si l’on se réfère au revenu par habitant, mais dont les indicateurs sociaux (alphabétisation, scolarisation, etc.) sont de l’ordre de ceux des pays développés.
Dès 1929, les lois coloniales françaises et leurs équivalentes anglaises déclaraient » vacantes et sans maître » les terres non explicitement mises en valeur. Ces lois devaient être reprises et réactualisées par les États indépendants, déclarant que les terres non mises en valeur relèveraient du domaine privé de l’État. Il s’ensuivit une course à la terre, les paysans craignant que leurs descendants n’aient pas de réserve foncière et défrichant massivement pour planter des arbres, cacaoyers, caféiers, de-ci de-là.
Plus la biodiversité est « riche », plus les gens qui l’habitent sont pauvres
La précarité des droits d’accès à la terre et aux ressources renouvelables génère des comportements destructifs des milieux : » Je ne sais de quoi demain sera fait, il me faut prélever tout ce que je peux, tant que je le peux encore, avant que le gendarme, le garde-chasse ou le militaire me chassent au nom d’un hypothétique propriétaire. » Mieux que des discours théoriques, ces histoires banales à force d’être quotidiennes illustrent la nature des liens entre risque et pauvreté, entre pauvreté et soi-disant » tragédie des communs « . L’absence de maîtrise de son futur est une définition possible de la » pauvreté « , la misère se définissant alors comme l’absence de maîtrise de son présent.
Alors que l’approche européenne des régimes d’appropriation est foncière, les populations africaines distinguent clairement les droits sur le sol des droits sur les ressources. Le droit sur le sol dérive du premier défrichement qui confère une priorité à son auteur, d’une année à l’autre, aussi longtemps qu’il lui plaira. Mais qu’il renonce à cultiver ces champs et ils seront de nouveau accessibles à d’autres. Par contre, les arbres » utiles » sont toujours appropriés. Il en va ainsi du palmier, du kolatier, du moabi, entre autres.
Dans bien des pays, on ne peut interdire la culture de plantes annuelles sur un terrain lignager mais on s’opposera à toute plantation arbustive, marqueur d’appropriation pour la durée de la vie de l’arbre.
Des régimes rigoureusement logiques
La précarité des droits
De nombreux chercheurs considèrent que les dégradations d’écosystèmes résultent, chez les pauvres, non de la pauvreté en elle-même mais de la précarité des droits : celle-ci conduit à tirer tout ce qu’il se peut d’un écosystème, le plus vite possible et sans chercher à en assurer le renouvellement. Ce comportement et ses effets sont bien connus dans l’exploitation de ressources renouvelables en situation d’accès libre. Sécuriser les droits d’accès des populations pauvres aux ressources vivantes, donc les mettre en situation de se défendre face aux mouvements d’enclosures devrait être le fondement de toute politique de lutte contre la pauvreté.
Les régimes d’appropriation sont rarement simples, ils n’en sont pas moins rigoureusement logiques et opérationnels. Ils postulent que la propriété privée n’existe pas ; qu’il n’existe que des formes collectives, lignagères ou claniques, permanentes ou saisonnières. Là commencent les difficultés dans le monde actuel. Les formes équivalentes qui existaient en France sont également en situation de précarité, tels les droits de glanage, de cueillette sur terrain privé, de récolte des noix après une certaine date, etc.
Dans le domaine agricole, les agences de coopération, œuvrant aux côtés des grandes compagnies des biotechnologies, ont contribué à la diffusion d’organismes génétiquement modifiés, notamment maïs, riz, coton, contribuant à la mise en dépendance des agriculteurs locaux et entraînant la disparition de nombreuses variétés locales.
Dans les cultures africaines, les plantes ne sauraient être objet de propriété, étant fournies par la nature quand la valeur découle du seul travail investi. Une mesure de semences de sorgho vaudra plus cher que la même mesure de sorgho marchand : les panicules ont été choisies avec soin pour les semences. Mais, plantées par l’acquéreur, ce dernier pourra reproduire les semences comme bon lui semble. On est loin des modèles contemporains d’appropriation du vivant.
La sélection participative
Un autre modèle d’amélioration végétale existe, basé sur une vision collective de la recherche et développement : la sélection participative. Ce modèle apparaît comme étant plus adapté aux agriculteurs les plus pauvres puisque basé sur la sélection des variétés locales. Au-delà de la sélection se pose alors la question de savoir à qui appartient la ressource génétique de base ?
Appropriation des ressources vivantes et conflits
Partout dans le monde s’observent des conflits associés à la gestion et l’usage des ressources vivantes. Ces conflits portent sur les valeurs d’usage de la biodiversité : ses usages directs avec l’accès aux écosystèmes en eux-mêmes et l’accès aux ressources et ses usages indirects avec, principalement, l’accès aux services et l’accès aux innovations. Dans ce cadre on peut identifier des conflits pour l’usage d’une ressource mais également des conflits entre différents usages pour une ressource.
L’absence de maîtrise de son futur est une définition possible de la pauvreté
Ainsi, les conditions d’accès pour les populations locales à certaines ressources, utiles au niveau global en pharmacie ou en cosmétologie, sont difficiles et sans compensation par un partage juste et équitable, pourtant prôné par la Convention sur la diversité biologique.
Cette absence de partage repose principalement sur l’attribution de droits nouveaux et la non-reconnaissance de droits locaux, voire de droits fondamentaux comme le droit à l’alimentation.
Des gains futurs incertains
L’accès aux ressources génétiques est associé à des valeurs d’usage incertaines et à long terme. C’est ce que les économistes appellent la » quasi-valeur d’option » où l’on compare des gains actuels certains avec des gains futurs incertains liés à l’arrivée de nouvelles informations (probabilité, par exemple, de trouver un gène d’intérêt). La prise en compte de cette valeur d’option entraîne des conflits du fait que les usagers actuels peuvent empêcher des usages futurs intéressants pour d’autres acteurs.
Un partage juste et équitable est prôné par la Convention sur la diversité biologique
Comment permettre aux pauvres de se développer tout en gérant les ressources génétiques ? Comment inciter les populations à se développer en prenant en compte la conservation de la biodiversité en général pour préserver les découvertes futures, si cela va à l’encontre de leur mode de développement actuel ? En d’autres termes, qui est responsable du maintien du service des ressources génétiques par les populations les plus pauvres ? Cette question fait débat, personne, tant au niveau individuel que collectif, ne se sentant aujourd’hui responsable du maintien de ce service, ni les firmes, ni les États.
Des conflits environnementaux
Les conflits d’accès et d’usage des ressources naturelles, renouvelables ou non peuvent aller jusqu’à des guerres. La part de la démographie, bien que réelle, reste faible au regard de celle due à une mauvaise gouvernance, à une absence de définition des régimes d’appropriation et de contrôle de l’accès. Les conflits sont généralement présentés comme relevant de plusieurs types : communautaire, religieux, politique. Mais qui regarde de près une carte des conflits dans le monde observera sans peine que cette typologie porte sur le mode d’expression du conflit, non sur sa nature. Deux conflits sur trois trouvent leur origine dans des problèmes d’accès et d’usage des ressources. Deux conflits sur trois sont des conflits environnementaux. Les problèmes relatifs à l’accès et au partage des avantages dans le cas des ressources génétiques se situent dans ce cadre. Ces conflits pour les ressources entraînent exodes, misère, déracinements, douleurs, troubles civils et militaires, mais aussi de grands profits pour d’autres.
À qui appartiennent les ressources vivantes ?
Au Cameroun, les concessions sont attribuées aux communautés villageoises |
L’inadéquation aux cultures locales des régimes d’appropriation issus du droit occidental contemporain, véhiculé par les organisations internationales, traduit une mauvaise perception des processus en cours. La création d’îlots boisés par les paysans de Guinée a été interprétée sur photos aériennes comme le résultat d’une déforestation agricole.
Dans le domaine forestier, des concessions sont attribuées pour des durées allant de quinze à vingt-cinq ans. Les coûts du contrôle étant rarement assurés, rien n’est moins sûr que la durabilité de l’exploitation, par-delà les discours. Et rien de plus normal. Lorsque le temps nécessaire au retour sur investissement (inférieur à cinq ans pour une exploitation forestière) est inférieur au temps nécessaire à la régénération de la forêt (plusieurs décennies), il n’existe aucune incitation à protéger la forêt : sa surexploitation devient pur profit, une fois assuré le retour sur investissement.
Équité ou complexité
Des valeurs d’usage
L’accès aux ressources génétiques est associé à des valeurs d’usage futures et incertaines, appelées » quasi-valeurs d’option « . Pour la liste d’espèces précisée dans le cadre du traité FAO de 2001, l’accès aux ressources génétiques est lié à un modèle basé sur la gestion collective internationale dans le cadre d’un accord multilatéral d’échange. Cela signifie que l’accès facilité aux ressources génétiques est garanti dans ce traité pour les différents pays. Un système harmonisé de gestion des contrats d’accès à la diversité génétique a été créé. L’accès facilité aux ressources génétiques est donc acté, mais les modalités de partage des avantages avec les populations locales sont nettement moins avancées.
Dans certains cas, au nom d’une » équité » locale, les concessions communautaires sont attribuées aux communautés villageoises, comme au Cameroun. Les modalités de gestion de ces forêts sont d’une complexité qui en favorise l’exploitation rapide par des sociétés forestières. Loin de préserver la forêt, ce type de concessions en entretient la disparition, sans que les revenus des villageois en soient clairement améliorés.
Les ressources aquatiques terrestres sont gérées en propriété commune – excluant l’accès libre – selon des modalités variées selon les lieux, les saisons et les ressources. Les organisations internationales et agences de coopération ont incité à la mise en place de règlements particuliers soumettant la gestion des ressources à l’administration d’État. Ce type d’intervention crée au mieux des contraintes additionnelles et de la précarité, pour les exploitants, elles viennent le plus souvent s’ajouter et non se substituer aux modes coutumiers de gestion, en fragilisant les droits d’accès.
Une bonne gestion de la biodiversité passe par une réflexion forte sur le statut et les conditions d’accès aux connaissances des populations locales (notamment autochtones) sur ces ressources génétiques, ce qui peut augmenter la probabilité de trouver un gène d’intérêt mais soulève le problème de la reconnaissance des droits des populations locales.
Pour avancer dans le cadre de la gestion de ressources génétiques in situ, la Convention sur la diversité biologique reconnaît la souveraineté des États. Ils vont allouer des droits de propriété, donc définir les offreurs de ressources génétiques. Ces droits sont alloués soit à une institution (ministère, agence de l’environnement, etc.), soit aux populations locales (droit de propriété collectif, fort précaire en l’absence de personnalité juridique du » collectif »), soit à des individus en leur conférant alors un droit de propriété privée sur les ressources.
Cinquante ans de paradoxe
À qui, en fin de compte, appartiennent les ressources vivantes des pays pauvres ?
Aux États, dont la souveraineté est reconnue par les conventions mais qui n’ont guère les moyens de la mise en oeuvre effective de cette souveraineté et encore moins ceux d’un contrôle efficace. Aux populations locales, à titre précaire, voire précarisé par les dispositifs législatifs nationaux et par les projets dits de développement. Aux compagnies qui maîtrisent les biotechnologies et les dispositifs juridiques ainsi que les marchés internationaux.
La surexploitation des forêts devient pur profit, une fois assuré le retour sur investissement
Ainsi, la propriété, sans cesse manipulée par des » rouleaux compresseurs » extérieurs à la sphère locale, contribue trop souvent à précariser les droits des populations locales qu’elle ambitionne de sécuriser. Paradoxe que l’on peut suivre au long des cinquante années qui nous séparent des indépendances africaines, ou des dix-sept ans d’existence de la Convention sur la diversité biologique.