À qui l’hydrogène redistribue les cartes géopolitiques ?
L’essor de l’hydrogène bas carbone, reflété par l’adoption de stratégies nationales et la montée en puissance de la diplomatie hydrogène, marque un tournant potentiellement décisif dans la politique énergétique mondiale. Les 120 pays engagés dans cette dynamique illustrent non seulement la diversité des approches, mais aussi la complexité des enjeux géopolitiques et industriels sous-jacents.
Alors que le monde s’oriente vers un avenir plus durable et neutre en carbone, le rôle de l’hydrogène bas carbone, sous ses diverses formes, est appelé à devenir de plus en plus central dans la dynamique énergétique mondiale depuis une décennie. Dans ce contexte, et à défaut d’une économie de l’hydrogène décarboné encore vraiment massifiée, la dimension géopolitique de ce vecteur énergétique s’exprime à travers un nombre de nouveaux moyens de diffusion de politique industrielle qui, chaque année depuis cinq ans, croissent fortement à travers l’ensemble de la planète. Accords de coopération stratégique signés entre États, entre multinationales et gouvernements, compétitions normatives, accords de recherche et brevetage, accords de financement de moyens de production, politiques de formation et captage de talents locaux… tous ces éléments participent de concert au développement de la filière mais aussi à sa politisation tous azimuts.
Des stratégies nationales et internationales
L’archétype de cette dynamique est la stratégie nationale hydrogène, ou parfois feuille de route hydrogène, ou parfois les deux. Dans certains États, il s’agit d’un document de planification industrielle stricte, préparé plus ou moins collégialement entre les exécutifs nationaux ou régionaux, le secteur privé et le secteur universitaire. Dans d’autres, ce document relève davantage de l’expression d’une intention politique, d’un souhait, d’un récit national nouveau, voire d’une certaine frustration – pour les États qui écrivent et adoptent des stratégies hydrogène bien plus ambitieuses que ce qu’ils ne peuvent réellement livrer en pratique dans le délai qu’ils fixent eux-mêmes.
Ces stratégies nationales hydrogène trouvent également un prolongement dans ce que les plus ambitieux, comme l’Allemagne, les Pays-Bas, la Corée du Sud ou le Chili, appellent désormais une « diplomatie hydrogène », cristallisée autour de nouvelles initiatives et institutions multilatérales qu’ils créent pour porter leur vision de cette industrie naissante et essayer d’en faire émerger une qui réponde à suffisamment d’intérêts croisés pour soutenir concrètement le développement de ces nouveaux marchés.
Un mouvement mondial
Avec désormais 80 pays ayant adopté officiellement une stratégie nationale hydrogène ou un document de planification stratégique ou d’affirmation politique similaire (feuille de route, plan d’action, plan stratégique, loi de programmation, mission nationale, etc.) au 31 décembre 2023, l’hydrogène bas carbone d’aujourd’hui présente une mosaïque d’approches diverses, reflétant les ressources, objectifs stratégiques et capacités d’exécuter les ambitions de chaque nation.
De plus, on ajoute tous les pays qui sont en train de travailler sur une stratégie nationale hydrogène (ou tout document programmatique de même nature assimilé), ceux dont le secteur privé local (Mexique, Islande, Pérou) ou la communauté universitaire locale (Koweït, Serbie) ont édité une stratégie hydrogène pour pousser le gouvernement à en adopter une, et ceux qui ont dernièrement signé, à la COP28 de Dubaï, la Déclaration d’intention sur l’hydrogène vert, sans pour autant avoir de stratégie nationale hydrogène ni même, officiellement, travailler à la rédaction d’une telle stratégie ; ce sont à ce jour 120 pays sur les 197 États du système onusien qui participent de la politisation et de l’institutionnalisation du secteur de l’hydrogène.
En 2019, si l’on reprend les mêmes critères, ils étaient moins de 20 ; ce qui témoigne de l’importance politique et géopolitique prise par la promesse d’une industrie hydrogène bas carbone dans l’après-Accord de Paris, et surtout dans l’après-Covid.
Alors, afin d’y voir plus clair dans cette frénésie mondialisée d’engagements stratégiques plus ou moins efficients, classons ces 120 États en quatre grands groupes d’acteurs aux réalités de marché, et donc aux orientations politiques, bien distinctes.
80 pays ont une stratégie H2 (ou assimilée)
4 pays ont une stratégie H2 non officielle
30 Pays ont une stratégie H2 en développement
38 Pays sont signataires de la Déclaration d’intention sur l’hydrogène propre (COP28, 2023)
Ensemble
120 Pays impliqués qui représentent :
- 90,6 % de la population mondiale
- 98,7 % du PIB mondial
- 94 % des émissions mondiales de GES (CO2eq.)
Groupe 1 : les pays pauvres en ressources
Le premier groupe concerne les pays pauvres en ressources géologiques et pauvrement à moyennement dotés en énergies renouvelables compétitives, en quête d’hydrogène issu de renouvelables.
Les pays dépourvus de ressources en hydrocarbures et ne disposant pas d’un potentiel suffisant en énergies renouvelables se concentrent principalement sur l’hydrogène issu de renouvelables, l’hydrogène vert. Cette catégorie inclut typiquement des nations avec un espace géographique limité ou situées dans des régions qui ne sont pas parmi les plus ensoleillées ou ventées de la planète. Par exemple le Japon, l’Autriche, l’Allemagne ou encore Singapour, avec leur superficie terrestre restreinte et leur absence de réserves de combustibles fossiles – ou le désir de ne plus y toucher pour s’aligner sur les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat –, investissent massivement dans ces technologies de l’hydrogène issu de renouvelables, lequel hydrogène sera donc importé et transporté par voie maritime ou par canalisations selon les géographies.
« Ces pays voient en l’hydrogène vert un chemin vers une forme d’indépendance énergétique. »
Malgré les défis immenses de cette approche, ces pays voient en l’hydrogène vert un chemin vers une forme d’indépendance énergétique par la multiplication et la diversification de leur portfolio de partenaires fournisseurs d’énergies bas carbone, ainsi qu’un meilleur contrôle de la fourniture par rapport à un marché des hydrocarbures cartellisé et volatil. Ou autrement dit : dépourvus des ressources nécessaires pour maintenir leur niveau de développement, ils n’ont pas vraiment le choix que d’aller dans cette direction.
D’autres États, comme la France et la Corée du Sud, tentent de combiner cette approche avec de l’hydrogène issu de nucléaire, avec un succès limité pour le moment en raison des coûts et des délais de livraison tant des éléments hydrogène que des infrastructures nucléaires nécessaires à cette approche. Par ailleurs, ces États vivent aussi en ce moment un emballement médiatico-politique (similaire déjà à celui de 2013–2014) pour les potentielles ressources d’hydrogène naturel émanant du sol et du sous-sol – un hydrogène non pas vecteur mais bien source primaire d’énergie, dont le potentiel théorique est avéré mais dont le développement en pratique et à l’échelle reste encore lointain.
Lire aussi : L’approche pionnière française de la politique hydrogène
Groupe 2 : les purs producteurs d’hydrocarbures
Le deuxième groupe rassemble les exportateurs d’hydrocarbures avec un potentiel limité en renouvelables : c’est l’approche H2 + CCUS (capture, utilisation et stockage du carbone). Ces nations riches en réserves d’hydrocarbures mais avec un potentiel limité en énergies renouvelables se tournent vers la production d’hydrogène avec capture, utilisation et stockage du carbone. Le Qatar, Brunei, le Koweït et Trinité-et-Tobago sont des exemples prépondérants dans cette catégorie.
Dotés d’immenses réserves de pétrole mais de conditions moins bonnes pour la génération d’énergie renouvelable à grande échelle à cause d’une géographie défavorable, ces pays tirent parti de leur infrastructure énergétique existante pour produire de l’hydrogène alors dit bleu, combinant le reformage du gaz naturel ou de charbon avec les technologies de CCUS.
« La responsabilité de la gestion des gaz à effet de serre par le producteur d’hydrogène est alors transférée à son client. »
La popularité de cette chaîne de valeur varie grandement d’un pays à l’autre, étant donné que celle-ci maintiendrait la prépondérance d’une économie carbonée. Elle demande un surinvestissement en début de chaîne, qui sera compensé en bout de chaîne par l’évitement partiel des nouvelles taxes et restrictions réglementaires sur les produits carbonés, comme le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, adopté définitivement par l’Union européenne ainsi que par le Royaume-Uni en 2023 – selon la performance de la capture de carbone réalisée, ce qui est difficilement quantifiable à l’échelle d’un État à ce stade. Toutefois, cette chaîne de valeur est justement associée essentiellement à l’industrie pétrogazière et tend à être assimilée à des logiques d’écoblanchiment.
Globalement, c’est logique : la responsabilité de la gestion des gaz à effet de serre par le producteur d’hydrogène est alors transférée à son client en « Scope 3 aval » ou imputée sur le « Scope 2 fournisseur » et permet au producteur d’hydrogène avec captage de carbone de bénéficier au mieux d’un positionnement climato-compatible de façade, tout en permettant de facto la continuation des industries extractives en amont et émettrices de CO2 à l’usage, en aval.
Groupe 3 : les développeurs techno-agnostiques
Le groupe 3 rassemble les exportateurs d’hydrocarbures avec un potentiel abondant en renouvelables : les « développeurs techno-agnostiques ». Des pays comme l’Arabie saoudite, Oman, le Brésil, la Norvège, l’Australie mais aussi la Russie, le Canada et les États-Unis, dotés à la fois de dépôts d’hydrocarbures significatifs et d’une abondance de ressources renouvelables, adoptent une approche plutôt techno-agnostique de la production d’hydrogène sur le papier : ils sont idéalement positionnés pour développer toutes les formes de chaînes de valeur de l’hydrogène, de l’hydrogène par électrolyse de l’eau avec électricité issue de renouvelables aussi bien que le développement de l’hydrogène dit bleu issu d’énergies fossiles avec séquestration du carbone. Leur potentiel de marché tous azimuts limite leur exposition aux risques économiques et socio-politiques inhérents au fait que l’industrie de l’hydrogène bas carbone entame à peine sa phase de massification.
« Ces pays sont ceux qui sont les plus à même de tirer leur épingle du jeu à long terme dans la transition vers une économie électro-hydrogène mondialisée. »
Autrement dit : ces pays sont ceux qui sont les plus à même de tirer leur épingle du jeu à long terme dans la transition vers une économie électro-hydrogène mondialisée parce que, en disposant de la plupart des moyens de production énergétiques d’hier et de demain en abondance, ils peuvent orienter le marché, anticiper et atténuer les effets délétères et le manque à gagner à court-moyen terme en cas de transition énergétique trop soudaine (de leur point de vue de producteurs d’hydrocarbures, bien sûr), et surtout dégager des capacités d’investissement dans l’hydrogène bas carbone bien plus importantes que les autres pays de la planète, afin de gagner des parts de marché à tous les niveaux durant la phase de massification et maturation de l’industrie. Toutefois, le potentiel d’écoblanchiment de l’hydrogène dans ces États est tout aussi élevé que dans les pays « noirs ».
En pratique, les gouvernements de ce groupe de pays positionnent leur potentiel hydrogène davantage comme un moyen de continuer à exploiter leurs énergies fossiles en parlant de la chaîne de valeur H2 + CCUS comme d’un « vecteur de transition » entre l’économie des énergies fossiles et l’économie électro-hydrogène. Ce faisant, tout en s’affichant comme soutiens de la chaîne de valeur énergies renouvelables + hydrogène, ils en retardent le plein développement chez eux, mais aussi, par capillarité, à l’échelle mondiale, et perpétuent de fait le caractère carboné de l’industrie de l’hydrogène. Ainsi, disposer de toutes les potentielles chaînes de valeur sur son territoire n’amène pas vraiment – aujourd’hui – à une approche transitionnelle en phase avec les objectifs de l’Accord de Paris, malheureusement.
Groupe 4 : les futurs champions de l’hydrogène renouvelable
Le quatrième et dernier groupe est celui des pays riches en énergies renouvelables, pauvres en hydrocarbures : les futurs champions de l’hydrogène renouvelable. Dans des géographies comme le Chili, le Maroc, le Groenland, la Colombie, la Namibie ou encore la Mauritanie, dépourvues de ressources en hydrocarbures abondantes mais dotées d’un fort potentiel en énergies renouvelables, les stratégies nationales sont quasi exclusivement tournées vers l’hydrogène issu de renouvelables. Ces pays comptent exploiter leur richesse naturelle variée – qu’il s’agisse du rayonnement solaire intense, des vents puissants, de l’hydroélectricité abondante ou de la biomasse – pour développer des infrastructures dédiées à la production d’hydrogène, par électrolyse avant tout.
On peut ajouter dans ce groupe les pays qui exploitent déjà des hydrocarbures mais dont le potentiel renouvelable à long terme surpasse les ressources fossiles, comme le Kazakhstan, la Namibie ou l’Égypte. Le Chili, la Colombie et le Maroc, avec leurs vastes ressources solaires et éoliennes, et le Groenland, avec son potentiel hydroélectrique, se positionnent comme des pionniers dans ce domaine. L’Égypte, la Mauritanie, l’Angola ou encore l’Arctique suédois, bénéficiant respectivement de leur emplacement géographique stratégique et de complémentarités industrielles entre l’hydrogène et certaines de leurs ressources minières locales (dans ces deux derniers cas : du fer de haute qualité parfaitement adapté pour verdir la production d’acier inoxydable), explorent activement ces projets d’hydrogène vert et ses débouchés industriels, de la production d’engrais azotés décarbonés à l’aquaculture, en passant par les protéines de synthèse, par exemple.
« Ces pays comptent exploiter leur richesse naturelle variée pour développer des infrastructures dédiées à la production d’hydrogène, par électrolyse avant tout. »
Ces approches visent à atteindre l’autosuffisance énergétique, à développer leurs réseaux nationaux d’électricité et d’eau potable en liant les investissements hydrogène à ces investissements d’importance tant pour la production d’hydrogène elle-même que pour les communautés locales dans la plupart des pays concernés, et à développer une capacité industrielle nouvelle autour de secteurs liés à l’hydrogène, comme la mobilité, la construction ou la chimie verte. Et dans le même temps, ces pays cherchent aussi à se positionner comme des exportateurs clés sur le marché de l’hydrogène issu de renouvelables et ses dérivés (ammoniac et méthanol de synthèse, en priorité, pour le secteur maritime), essentiellement à destination des pays industrialisés du premier groupe, dépendants d’imports pour la survie de leur industrie et prêts à presque tout pour établir des accords bilatéraux de coopération à cette fin.
Les efforts de ces pays verts s’inscrivent dans une démarche globale de réduction de la dépendance aux combustibles fossiles et de lutte contre le changement climatique, tout en stimulant leur propre développement socio-économique grâce aux énergies renouvelables. Toutefois, ils ne pèsent pas encore autant, en termes d’influence diplomatique hydrogène, que les pays du groupe 3, étant donné que leur influence dans la géopolitique de l’énergie au global est historiquement limitée.
Une indispensable coopération internationale
Les pays du premier groupe, bien qu’affrontant des défis significatifs, cherchent à diversifier leurs sources d’énergie et à s’affranchir des marchés volatils des hydrocarbures, le plus rapidement possible, avec un sentiment d’urgence exacerbé par les effets des politiques en réponse à l’agression de l’Ukraine par la Russie en 2022, tant pour les pays européens que pour le Japon et la Corée du Sud côté asiatique. Le groupe 2, quant à lui, représente une transition plus pragmatique, cherchant à concilier production d’hydrocarbures et aspirations environnementales, sans pour autant donner la moindre garantie de soutenabilité à long terme. Le groupe 3, avec sa stratégie techno-agnostique, occupe une place privilégiée, capable d’influ–encer significativement le marché mondial de l’hydrogène parce que déjà prescripteur du marché mondial de l’énergie au global.
Enfin, les nations du groupe 4, grâce à leur abondance en énergies renouvelables, s’érigent en leaders potentiels de l’hydrogène vert, avec des implications profondes pour leur développement socio-économique et leur position sur l’échiquier énergétique mondial. Cette diversité d’approches rappelle la complexité de la transition énergétique mondiale et combien les approches manichéennes de l’hydrogène portées tant par les pro- que les anti-hydrogène dans le débat public sont toxiques dans l’ensemble. Chaque pays, en fonction de ses ressources, de son histoire industrielle et de ses ambitions, façonne sa propre voie vers un avenir bas carbone. Et, si l’hydrogène représente une promesse pour une énergie propre et durable, sa concrétisation dépend de la capacité des nations à surmonter les défis techniques, économiques et politiques – un défi qui ne peut être relevé en réalité sans coopération internationale, recherche, développement, formation et optimisation des ressources à une échelle systémique.
“Coopération internationale, recherche, développement, formation et optimisation des ressources à une échelle systémique.”
En somme, l’hydrogène bas carbone est bien plus qu’un vecteur énergétique (ou une source potentielle avec l’hydrogène naturel) ; il est déjà suffisamment présent dans l’espace public international aujourd’hui pour illustrer les engagements géopolitiques des États ; un baromètre des engagements environnementaux des nations et un catalyseur potentiel pour une transition énergétique réellement verte et durable, ou non. La manière dont chaque pays navigue dans cette nouvelle ère définira non seulement son propre avenir énergétique, mais aussi sa place dans un monde de l’énergie en rapide mutation, où l’énergie propre est synonyme de progrès, d’innovation et de leadership international, mais peut aussi être instrumentalisée politiquement pour maintenir un statu quo écocidaire.
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Pourquoi ne parle t on jamais d’hydrogène blanc