Abolir les grands corps de l’État
L’International Herald Tribune a publié la version originale de cet éditorial sous le titre « France’s golden handcuffs » (nytimes.com/2010/12/16/opinion/16iht-edmehr16.html).
L’International Herald Tribune a publié la version originale de cet éditorial sous le titre « France’s golden handcuffs » (nytimes.com/2010/12/16/opinion/16iht-edmehr16.html).
Les Échos en ont publié une version raccourcie sous le titre : « Je suis X‑Mines mais je me suis soigné… » (lesechos.fr/opinions/points_vue/0201141374201.htm).
Le présent article s’en inspire.
Ma femme – Américaine – n’a jamais compris pourquoi sortir de l’X et du corps des Mines m’a automatiquement assuré un emploi en France. « Faire certaines écoles, cela justifie-t-il un emploi à vie ? » Récemment de passage à Paris, j’ai repensé à cette question, vu le pessimisme des jeunes adultes quant à l’avenir, et le contrôle administratif archaïque des initiatives individuelles.
La sélection et la formation des élites sont une activité importante de l’État en France : dès leur enfance, les jeunes se préparent aux examens et concours d’entrée aux grandes écoles. Devenus adultes, ces diplômés de l’X, de l’ENA ou de Normale sup admis dans un grand corps reçoivent automatiquement des postes de direction dans l’administration, les grandes entreprises ou ailleurs. Beaucoup restent fonctionnaires à vie, en charge de toutes sortes de secteurs – la politique énergétique, la diplomatie, l’administration des musées, etc. – et assurés de ne jamais être sans emploi. Même si un lustre leur tombait un jour sur la tête, ces fonctionnaires continueraient à être employés et rémunérés.
Pour encourager l’esprit d’initiative des jeunes Françaises et Français les plus créatifs et énergiques – créer une entreprise, par exemple – la meilleure stratégie serait d’abolir tous les grands corps de l’État. Mais aucun haut fonctionnaire ne le recommandera car » on ne scie pas la branche sur laquelle on est [confortablement] assis « .
L’esprit d’initiative et le talent des jeunes Français doivent être libérés
Vivant près de Boston depuis trente ans, j’y ai découvert un système très différent. Plusieurs de mes collègues américains ont reçu une éducation d’aussi haut niveau que la mienne et ont réussi dans leurs études aussi bien que moi. S’ils avaient été français, ils auraient probablement été attirés, comme moi, par le prestige et la sécurité d’emploi des grands corps de l’État.
Aux États-Unis, nombreux sont ceux qui, à l’image de mon collègue Shikhar, né en Inde, diplômé de Harvard, ont fondé plusieurs entreprises de haute technologie. Eran, originaire d’Autriche, diplômé du MIT, a dirigé une jeune entreprise, dont les ventes ont rapidement atteint plusieurs centaines de millions de dollars. Mon cousin John, émigré d’Europe, a obtenu son doctorat au Cal Tech avant de créer plusieurs entreprises de biotechnologie, tout en enseignant la chimie à de nouvelles générations de scientifiques.
Si, comme moi, ils avaient grandi en France, Shikhar, Eran et John auraient fait l’X ou une autre grande école et le corps des Mines ou des Ponts et Chaussées, l’inspection des Finances, la Magistrature ou le Corps préfectoral. Au lieu d’utiliser leurs compétences et leur énergie pour bâtir des entreprises ou des laboratoires, ils seraient devenus hauts fonctionnaires, ou gestionnaires de grandes entreprises contrôlées par l’État comme la plupart de mes homologues français.
Pour que la France et son économie bénéficient pleinement de la créativité des jeunes Français les mieux formés, il faut libérer leur esprit d’initiative et leurs talents. Pour ce faire, la France doit abolir ses grands corps de l’État, et la sécurité d’emploi et le prestige qu’ils offrent – une prison dorée datant d’une autre ère.
La France verrait alors un regain de créativité, de croissance et d’optimisme, et les jeunes Françaises et Français les plus talentueux se lanceraient dans des activités plus risquées, passionnantes et productives dans l’entreprise, le monde académique, artistique et associatif ou dans la politique. La France en bénéficierait grandement.
6 Commentaires
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Commentaire n°1
Je partage complètement le point de vue de P Mehr sur la finalité de la suppression des grands Corps tels qu’ils existent aujourd’hui. Un système qui non seulement assure un emploi mais les mêmes salaires et avantages à partir du rang de sortie à 22 ans tue l’innovation et l’énergie de tout le pays.
La question est comment ? C’est une décision éminemment politique, les décisionnaires et lerus conseillers de la haute administration sont donc tous eux-mêmes bénéficiaires de ce système … Les rares qui ont essayé de l’intérieur sen sortent dégoûtés.
Commentaire n° 2
Le seul dénominateur commun que j’ai constaté entre tous les anciens polytechniciens, c’est de justifier a posteriori leurs choix professionnels, sans doute pour se rassurer. Faire de son parcours un exemple et une règle de réussite. Celui qui est parti aux Etats-Unis pour créer son entreprise défend ce choix comme la meilleure option. Mais celui qui a choisi de faire un corps sait aussi très bien le justifier. Je ne vais pas faillir à ce constat. Je suis chercheur, au corps des Ponts, et je ne regrette pas ce choix.
Le point de vue de Monsieur Mehr est discutable a plusieurs égards. Tout d’abord dans la mesure de la réussite qui est mise en avant. La réussite, c’est la réussite personnelle et économique : avoir fondé son entreprise, gagner beaucoup d’argent, être rentré dans les cercles restreints à ces entrepreneurs. On pourrait aussi mettre en regard d’autres succès : la contribution à la science (après tout, l’X forme avant tout des scientifiques), l’investissement dans la société (éducation, milieu associatif, politique, etc…): autant de domaines où la réussite est plus difficilement quantifiable, où il faut certainement aussi faire preuve de créativité, et où l’individu peut tout aussi bien (peut-être plus ?) s’épanouir et trouver un champ où cultiver sa curiosité intellectuelle. Le principe selon lequel la réussite économique individuelle est la garantie d’une meilleure société globalement est un dogme libéral très répandu outre-atlantique, mais il ne faut pas oublier que c’est une assertion très récente historiquement, et qui reste encore à démontrer.
Je ne pense pas que la garantie d’un emploi stable et d’un salaire mensuel soit un frein à l’initiative et à la prise de risque. Les corps ne sont pas constitués que de poules mouillés opposées à la compétition internationale, et à la créativité sclérosée par un statut archaïque. Je ne peux prendre que l’exemple de la recherche qui est dans mon champ professionnel, mais j’imagine que d’autres pourraient parler de politique, de création d’entreprises, d’engagements dans diverses structures publiques, etc. Le monde de la recherche est l’exemple même d’un domaine où la stabilité d’un emploi assuré permet la prise de risque intellectuel maximale. A la production académique forcée à court terme, et nécessairement peu profonde, on peut opposer la qualité d’une recherche menée dans la sûreté d’un emploi garanti. Je suis convaincu qu’on ne peut pas se lancer dans une aventure intellectuelle risquée si sa subsistence même dépend des résultats incertains de ce voyage. Et s’il est un domaine où la compétition internationale est farouche, c’est bien la recherche scientifique.
Je propose donc qu’on arrête de systématiquement dénigrer ce qui existe depuis plusieurs siècles simplement parce que c’est ancien, donc mauvais. Les solutions simples (supprimer les corps, supprimer les grandes écoles, supprimer la sélection des élites par les mathématiques,…), d’ailleurs proposées à intervalle régulier par nos politiciens les plus démagogues, sont bien souvent des solutions simplistes qui ignorent l’histoire d’un pays, et aussi ses forces. Aujourd’hui le système scolaire français (dont les corps sont d’un certain point de vue, un des aboutissements les plus élitistes) est aussi un système que d’autres nous envient, et qui compte plusieurs succès à son actif (il n’y a qu’à constater le poids de la recherche française en mathématiques dans le monde par exemple). Les corpsards structurent l’action de l’état et assurent une certaine continuité au-delà des alternances politiques. Pour conclure, le ne pense pas que le frein à la création d’entreprises novatrices en France soit à chercher dans l’existence des corps d’état. Les raisons sont sans doute plutôt d’origines économiques (manque d’investissements dans les petites structures, manque de perspectives pour les entreprises innovantes) et historiques (lien insuffisant entre recherche, éducation et monde économique, aussi bien pour l’investissement du privé dans l’éducation et la recherche, que pour la volonté des chercheurs à collaborer avec les industries).
Commentaire n°3 : Quelle idée !
Les « jeunes françaises et français les plus créatifs et énergiques » ne sont précisément pas ceux qui s’enferment dans une « prison dorée » contrairement à ce que vous dites. Outre le fait qu’un jeune n’a pas besoin de faire l’X ou les mines pour appartenir à cette première catégorie, si c’est le cas il est peu probable qu’il devienne corpsar puisqu’il est par définition dynamique et créatif. Passer deux ans de scolarité à un travail acharné et scolaire pour le corps des mines ou des ponts, c’est très peu créatif à vrai dire.
Abolir les corps de l’Etat semble être une mesure « choc » et noble mais surtout confuse et mal ciblée ; c’est aussi du déterminisme social (« non vous ne travaillerez pas pour l’Etat, allez plutôt créer des entreprises ») et ça sous-entend que les hauts fonctionnaires ou scolaires les plus « talentueux » feraient les meilleurs entrepreneurs, une idée assez étrange venant de quelqu’un qui doit connaître le modèle américain …
Commentaire n°4
Décidément le « néolibéralisme » n’en finit pas de faire des dégat malgré l’évidence de ses dangers et le texte de Patrick Mehr n’en est qu’un exemple parmi tant d’autres.
La destruction en cours du Service Public, fondement de la République indivisible, laïque, démocratique ete sociale s’insinue dans notre école et en prend la direction. Non les grands corps ne doivent pas disparaitre car ils redonneront un jour les bases d’un encadrement formé par la méthode scientifique n’en déplaise aux tenants de l’Ena qui conforme ses élèves et les « confit » dans le capitalisme ambiant.
Je continue à espérer…
S.Mazer (X69)
a/ c “est amusant de croire
le problème n’est sans doute
le problème n’est sans doute pas de faire des entrepreneurs avec les cadres administratifs et supérieurs mais plutôt faire en sorte que le système ne décourage pas les salariés en biaisant éternellement la saine compétition, en la restreignant sur un vivier excessivement restreint et constitué de manière inefficace et injuste.
- le processus est injuste car il ne respecte pas les jeunes : on demande aux gamins de ne pas se rater entre 16 et 18 ans. Il ne faut pas avoir la « tête ailleurs » à ce moment sinon, on rate le lycée scientifique, la meilleur prépa, l’intégration etc. Plus moyen de revenir en arrière on ne rattrape pas ce temps perdu ! Or les adolescents sont fragiles et ne perçoivent guère que beaucoup ce joue à ce moment là. Plus le contexte culturel favorise cette prise de conscience, meilleures sont les chances (d’où la reproduction sociale)…
- le processus est inefficace : par la concentration des moyens et des opportunités. Est ce que les grands scientifiques sortent de l’X (ou l’ENS) parce qu’ils sont intrinsèquement les plus brillants, ou parce qu’ils bénéficient d’une concentration inégalée de moyens par tête, qui n’a de contrepartie que la misère affectée aux autres structures éducatives (la masse) ?
- le processus néglige la cohésion éducative nécessaire à former une main d’oeuvre globalement de qualité et motivée. Vaut il mieux développer un système éducatif qui favorise l’émergence de deux ou trois génies (médaille Fields ou équivalent) ou un système éducatif favorisant une diffusion satisfaisante des techniques scientifiques et qui élève significativement le niveau moyen des étudiant [et des salariés] ? Les résultats du système éducatif français sont très « skewed » et il serait malhonnête de ne pas le reconnaître.
- l’élitisme scientifique est une bêtise selon moi, et ne sert qu’à entourer l’ingénieur de l’aura d’un pontife. On est toujours surpris, venant de France, de constater à quel point les mathématiques (et les autres sciences) sont désacralisées à l’étranger. On peut faire ingénieur construction en Italie en ayant fait un lycée classique (grec-latin) sans math, ou analyste quantitatif au royaume uni en partant de peu et avec quelques trimestres intensifs d’algèbre et de calcul différentiel. Ces étudiants sont tout aussi opérationnels que nos meilleurs ingénieurs. En bref, à l’étranger, on peut commencer toujours, à chaque instant et c’est un formidable vecteur de motivation…
- le système raffole des icônes qui sont tournées vers sa légitimation. En économie, ce sont les PIKETTY, DUFLO qui servent à justifier le système et ont bénéficié, y compris à l’international, d’un soutien particulier. C’est une bonne vieille technique de marketing que la rétro-publicité depuis l’étranger (vous voyez, nous brillons à l’international !)
- le système crée sans fondement valable des frustrations et des démotivations lourdes dans les ministères et les industries avec des hiérarchies inébranlables et des plafonds de verre dont nous savons tous qu’il faudrait se débarrasser mais qui nuirait à notre propre confort…
Nous savons bien qu’il ne s’agit pas de brûler l’X ou normale ou centrale ou l’ENA mais de faire en sorte 1) qu’elles deviennent des lieux d’éducation initiale et continue ou le savoir est diffusé dans d’autres conditions de sélection [suppression des concours] 2)de veiller à limiter drastiquement l’installation de logique de corps qui pèsent sur le caractère compétitif – en le sclérosant – de nos administrations et de nos industries.
Mais pour ce dernier point, il faudra plus qu’un trait de plûme…