Accélérer la décarbonation du secteur aérien
Alors que le secteur aéronautique sort de la plus grande crise de son histoire, il doit se mobiliser pour faire face à un enjeu critique et structurant pour son avenir : la décarbonation. Alexandre Baclet, directeur général adjoint d’Air France Economie Finances, nous explique comment la compagnie aérienne appréhende ce défi et revient sur les objectifs et ambitions qu’elle s’est fixée à horizon 2050. Entretien.
Comment votre secteur appréhende-t-il la question de la décarbonation ?
Si c’est un enjeu que nous partageons avec l’ensemble des industries et des économies. Pour nous, la décarbonation est encore plus complexe, car le secteur aérien est un important émetteur de CO2. Pour relever ce défi, nous sommes dépendants de ruptures technologiques qui peuvent mettre du temps à arriver, comme par exemple l’avion à hydrogène qui ne devrait pas voir le jour avant 2035.
Toutefois, la transition écologique, qui est un impératif pour pouvoir lutter contre le changement climatique, est plus que jamais au cœur du modèle de transport aérien de demain. La réponse à ce défi sera forcément collective. En tant que compagnie aérienne, nous suivons avec beaucoup d’attention le travail et les innovations des avionneurs, principalement Airbus et Boeing et des motoristes, pour réduire la consommation de carburant et les émissions carbone des avions. Enfin dans cette transition, les gouvernements et la Commission européenne ont bien évidemment un rôle très important à jouer.
Quels sont les objectifs qu’Air France s’est fixés ?
Air France s’engage à réduire de 30% les émissions de CO2 par passager kilomètre d’ici 2030 par rapport à leur niveau de 2019. A plus long terme, et afin de contribuer à l’objectif de neutralité carbone globale, Air France a pour objectif zéro émission nette de CO2 à horizon 2050, ce qui implique, très concrètement, une réduction drastique de nos émissions de CO2. Pour y parvenir, les principaux leviers sont le renouvellement de nos flottes et le recours à des carburants d’aviation durables.
Air France a déjà lancé sa transition écologique depuis plusieurs années afin de réduire son empreinte environnementale. Tout notre écosystème est mobilisé en ce sens : nos collaborateurs, nos partenaires économiques, nos actionnaires, ainsi que l’État français qui suit attentivement nos actions, engagements et réalisations en ce sens pour que notre pays devienne l’un des leaders mondiaux dans le transport aérien durable. Entre 2005 et 2019, nous avons déjà réduit nos émissions totales de CO2 de 6 % alors que le trafic a augmenté de 32 %. Aujourd’hui, il faut accélérer ce rythme. Et pour ce faire, nous nous sommes récemment dotés d’un plan ambitieux : Air France ACT.
Quelles en sont les grandes lignes de votre stratégie en la matière ?
Notre trajectoire de décarbonation vise d’abord à respecter les objectifs de l’Accord de Paris. Elle repose sur la méthodologie de calcul de l’organisme scientifique indépendant, Science Based Targets, qui a élaboré une trajectoire de décarbonation pour le secteur aérien permettant d’être en cohérence avec les objectifs de l’Accord de Paris et la limitation du réchauffement climatique en-deçà de + 2°.
Notre principal objectif est bien évidemment la neutralité carbone à horizon 2050. Nous nous sommes, en plus, fixés des jalons intermédiaires, dont la réduction de 30 % de nos émissions de CO2 par passager-kilomètre à horizon 2030, par rapport à 2019, afin d’atteindre une baisse de 12 % de nos émissions totales. Cet objectif ne prend pas en compte les mécanismes dit de compensation, la priorité en termes de lutte contre le changement climatique étant la réduction stricte des émissions de gaz à effet de serre.
De manière plus précise, nos actions s’articulent autour des trois axes en lien avec les scopes 1,2 et 3 qui représentent les différentes grandes catégories d’émissions de gaz à effet de serre d’une entreprise. Notre priorité est la réduction de nos émissions directes de CO2 : liées à la combustion de kérosène, celles-ci représentent plus de 80 % de nos émissions. À cela s’ajoute la réduction de nos émissions indirectes de CO2, qui renvoient aux activités hors de nos avions ainsi que les émissions liées à nos fournisseurs.
Pour tenir ces engagements et objectifs, quelles sont les actions que vous mettez en place ?
Le premier levier concerne le renouvellement de notre flotte, car c’est ce qui nous permettra d’obtenir des effets immédiats à très court terme. Nous avions déjà investi dans les avions de nouvelle génération avant le début de la crise sanitaire. C’est un processus que nous poursuivons et qui a vocation à s’inscrire dans la durée. Nous attendons des livraisons importantes de 60 A220 et 38 A350 au total qui sont des avions qui émettent entre 20 à 25 % de CO2 en moins par rapport aux avions qu’ils remplacent. Aujourd’hui, ces avions de nouvelle génération représentent 7 % de notre flotte totale. D’ici 2025, ces avions de nouvelle génération constitueront 45 % de la flotte pour atteindre 70 % de la flotte en 2030.
Le second levier de notre décarbonation s’appuie sur le recours aux carburants d’aviation durables. Nous avons fait le choix de n’utiliser que des carburants dits de deuxième génération, fabriqués à partir de ressources non fossiles, telles que des huiles usagées ou des déchets agricoles, qui n’entrent pas en compétition avec les filières alimentaires et ne sont pas produits à partir d’huile de palme. En conformité avec la réglementation européenne et française, nous n’achetons que des carburants durables ou SAF (sustainable aviation fuel) dont la durabilité est avérée et certifiée par des organismes indépendants et mondialement reconnus comme le RSB ou ISCC+. Ils offrent le même niveau de sécurité que le kérosène, et peuvent lui être mélangés sans modification des avions, des moteurs, ou des infrastructures logistiques et de stockage. Concrètement, une tonne de SAF permet de réduire d’environ 80 % les émissions de CO2 sur l’ensemble du cycle de vie du carburant par rapport à une tonne de fioul classique. À horizon 2030, notre objectif est d’utiliser au moins 10 % de SAF et 63 % à horizon 2050. Cela implique une véritable montée en puissance de toute la filière du SAF, et notamment le développement des SAF de nouvelle génération, dits carburants synthétiques, produits à partir d’hydrogène vert et de CO2 capté.
En parallèle, nous mettons en place d’autres actions, telles que des mesures opérationnelles qui ont, certes, un impact plus faible, mais qui contribuent à réduire nos émissions de 2 à 3 % : l’utilisation d’un seul des deux moteurs au sol ; l’optimisation des trajectoires de vol ; privilégier la descente continue plutôt qu’un atterrissage par palier… Côté aéroport, pour réduire la consommation de kérosène quand l’avion est au sol, il faut développer des installations d’alimentation électrique au sol.
Par ailleurs, nous offrons à nos clients la possibilité de combiner différents modes de transport. Nous développons avec la SNCF l’intermodalité pour combiner les trajets en avion et en train. Le développement de l’intermodalité va, d’ailleurs, modifier l’expérience client. Elle s’inscrit aussi dans la continuité d’une demande du gouvernement de réduire le nombre de vols pour lesquels il existe une alternative en train d’une durée inférieure à 2h30. Enfin, les voyageurs ont aussi la possibilité de contribuer de manière volontaire : au-delà de la contribution obligatoire au SAF qui est prise en compte dans le prix du billet, ils ont également la possibilité de faire une contribution volontaire visant à développer l’incorporation de SAF dans nos futurs vols. Et nous proposons également aux entreprises, notamment dans le cadre de transport aérien cargo, d’adhérer à des contrats SAF qui vont leur permettre de s’engager à nos côtés. Dans ce cadre, nous nous engageons à acheter du SAF et à leur fournir des certificats pour décompter les réductions d’émissions en conséquence de leur scope 3.
Quels sont les principaux enjeux dans cette démarche de décarbonation ?
Comme pour de nombreux secteurs d’activité, c’est d’abord le coût de ces transitions. Le secteur aérien a des marges traditionnellement faibles. Nous sortons d’une crise qui a fortement fragilisé notre équilibre financier. Aujourd’hui, la tonne de SAF coûte entre 4 à 8 fois plus cher qu’une tonne de carburant traditionnel. Pour développer une filière du SAF efficace et compétitive, nous avons besoin de l’implication des gouvernements et de la Commission européenne. En France, 200 millions d’euros sont consacrés au développement de ces carburants. Aux États-Unis, les mécanismes de soutien ont été massifs ce qui leur permet aujourd’hui de proposer la tonne de SAF à un prix quasi-équivalent à celui de la tonne de fioul classique. Nous pensons, par ailleurs, que l’instrument de la Commission européenne, l’Important Projects of Common European Interest (IPCEI), qui a permis de financer le développement de projets dans le domaine des batteries, des semi-conducteurs ou encore de l’hydrogène, pourrait être mis au service du développement d’une filière de carburant durable, un domaine qui relève de la souveraineté industrielle européenne, et qui concerne aussi bien les avions que les voitures ou les poids lourds. Enfin, nous avons aussi un enjeu humain pour relever l’ensemble des défis. Nous avons besoin de recruter les talents et les compétences qui vont aider le secteur à innover et à développer les solutions qui lui permettront de se décarboner. Typiquement, nous recherchons des ingénieurs qui maîtrisent les technologies de la data et de l’intelligence artificielle pour repenser et faire évoluer le modèle de transport aérien. Perçu par certains comme un secteur peu attractif et polluant, l’aérien est un univers en pleine transformation qui peut aujourd’hui offrir de très belles perspectives de carrière.
Et quelles pistes de réflexion pourriez vous partager avec vos lecteurs sur cette question de la décarbonation du secteur aérien ?
En Europe, voire dans le reste du monde, la France est un pays qui s’est très tôt emparé de cet enjeu et a depuis toujours eu cette ambition d’être à la pointe sur ces sujets environnementaux. Dans cette course à la neutralité carbone, il y a parfois la tentation de réduire la part du transport aérien. Toutefois, je pense qu’on aura toujours besoin des avions pour se déplacer. Plus que jamais, nous avons besoin d’entreprises et de compagnies aériennes qui vont être moteurs dans cette transition écologique et environnementale, ainsi qu’une véritable collaboration entre ces dernières et les pouvoirs publics.