Accueillir des jeunes en difficulté : l’expérience de Suez Lyonnaise des Eaux à Nantes

Dossier : L'exclusion sociale, un défiMagazine N°538 Octobre 1998
Par Gérard PAYEN (71)
Par Isabelle MANSOUR

Le Groupe Lyon­naise des Eaux s’é­tait fixé en 1994 l’ob­jec­tif d’ac­cueillir 1 500 jeunes par an ; cet enga­ge­ment, qui a été main­te­nu après la créa­tion du nou­veau Groupe Suez Lyon­naise des Eaux en 1997, a pris en par­ti­cu­lier la forme de conven­tions locales d’in­ser­tion per­met­tant l’in­té­gra­tion de jeunes en difficulté.
Celles-ci n’au­raient pas vu le jour sans une coopé­ra­tion très intense avec la Délé­ga­tion inter­mi­nis­té­rielle à l’in­ser­tion des jeunes et les Mis­sions locales.

Dans le Groupe, un réseau de délé­gués régio­naux pour l’emploi des jeunes a été spé­cia­le­ment consti­tué pour appuyer les res­pon­sables des Res­sources humaines des dif­fé­rentes sociétés.

Plu­sieurs types d’ac­tions ont ain­si été déve­lop­pés : conven­tion d’in­ser­tion, par­te­na­riat per­met­tant d’u­ti­li­ser les réseaux des entre­prises d’in­ser­tion, par­rai­nage, par­ti­ci­pa­tion au capi­tal d’une socié­té d’in­té­rim employant des per­sonnes en par­cours d’insertion.

Les équipes locales de Lyon­naise des Eaux (nom de marque de l’ac­ti­vi­té Eau du groupe) ont été moteurs de cette inno­va­tion, comme le montre ce qui a été fait dans les Pays-de-la-Loire depuis 1994 où il a été déli­bé­ré­ment choi­si d’ac­cueillir des jeunes en grande dif­fi­cul­té et sans qua­li­fi­ca­tion pour ten­ter de bri­ser le cercle vicieux de l’exclusion.

Les chiffres semblent déri­soires : deux embauches ici, quatre là, sept ailleurs… Une goutte d’eau face aux objec­tifs quan­ti­ta­tifs de recru­te­ment. Pour humble qu’elle paraisse, la démarche est impor­tante, qua­li­ta­tive. Il s’a­git de trou­ver dans chaque cas les bonnes réponses pour faire coïn­ci­der pro­jet pro­fes­sion­nel et pro­jet personnel.

De nom­breux jeunes viennent deman­der un emploi à la Mis­sion locale. En dif­fi­cul­té, ils viennent cher­cher une deuxième chance : celle qui rem­pla­ce­ra le ratage de leur sco­la­ri­té. Reje­tant le dis­po­si­tif sco­laire, ils ne veulent plus de for­ma­tion ini­tiale et ne dis­posent donc d’au­cune for­ma­tion vali­dée. Les inté­grer en entre­prise n’est pas facile, cela néces­site un accueil lourd. L’at­ten­tion de cha­cun est néces­saire pour évi­ter tout faux pas que le jeune, se sen­tant humi­lié, ne sup­por­te­rait pas.

Octobre 1994 à avril 1995 : une première étape permet d’installer le dispositif

La région Pays-de-la-Loire est la pre­mière du Groupe Suez Lyon­naise des Eaux à avoir mis en place une conven­tion d’in­ser­tion pour les jeunes en dif­fi­cul­té. En octobre 1994, huit socié­tés du groupe ont signé une conven­tion avec la Mis­sion locale de Nantes pour l’in­ser­tion de huit jeunes.

Ces jeunes étaient embau­chés sous forme de contrat en alter­nance pen­dant six mois après une pre­mière période de mise à niveau. La par­tie for­ma­tion était réa­li­sée par le GRETA. Un tuteur pro­fes­sion­nel était nom­mé dans chaque cas.

Sur les huit jeunes, cinq sont res­tés au sein des entre­prises où ils se sont bien inté­grés. Il leur a été pro­po­sé des contrats à durée indé­ter­mi­née, des contrats à durée déter­mi­née, des contrats d’ap­pren­tis­sage ou de qualification.

Janvier 1996 à juin 1996 : le succès dépend en partie de notre capacité à élargir les partenariats

Forte de cette expé­rience, la Délé­ga­tion régio­nale a déci­dé, avec la Mis­sion locale, de recon­duire ce dis­po­si­tif en lui don­nant un véri­table sta­tut d’ex­pé­ri­men­ta­tion sociale.

Après avoir sou­mis un dos­sier au minis­tère à l’In­ser­tion des Jeunes, des fonds ont été obte­nus afin de réa­li­ser un livre à l’u­sage des entre­prises qui sou­haitent se lan­cer dans de tels projets.

D’autre part, pour la deuxième conven­tion, il a été déci­dé d’é­lar­gir le dis­po­si­tif à des socié­tés exté­rieures au Groupe. Ceci per­met­tait de véri­fier que cette inté­gra­tion pou­vait se réa­li­ser dans d’autres contextes (indus­triel). Enfin, il a été déci­dé de per­son­na­li­ser les for­ma­tions et de tra­vailler sur un ter­ri­toire élar­gi avec d’autres Mis­sions locales (Par­the­nay et Saint-Nazaire). Un soin par­ti­cu­lier a été por­té à la coor­di­na­tion du dis­po­si­tif afin de suivre et d’é­va­luer socia­le­ment et pro­fes­sion­nel­le­ment chaque jeune.

Qua­torze jeunes en dif­fi­cul­té ont été recru­tés par huit socié­tés du Groupe et trois socié­tés exté­rieures au Groupe.

Sur les qua­torze jeunes, sept sont res­tés au sein des entreprises.

Novembre 1997 à avril 1998 : l’expérience de Nantes s’expatrie… vers Saint-Nazaire

Cette expé­rience d’in­ser­tion de jeunes en dif­fi­cul­té est très posi­tive et per­met d’ob­te­nir de bons résul­tats en ayant une métho­do­lo­gie adap­tée au public et en s’ap­puyant sur des struc­tures telles que les Mis­sions locales. Le mérite de cette troi­sième conven­tion a été d’a­me­ner de nou­veaux par­te­naires à y participer.
Cette forme de conven­tion a été reprise par la Mis­sion locale de Saint-Nazaire pour la grande distribution.

Une troi­sième conven­tion a ensuite été signée à Saint-Nazaire sur le modèle des précédentes.

À ce jour, pour ce qui est de Suez Lyon­naise des Eaux, un jeune est en contrat de qua­li­fi­ca­tion, un autre est tou­jours en contrat d’o­rien­ta­tion, un troi­sième a trou­vé son orien­ta­tion (pein­ture en car­ros­se­rie) et le der­nier ne sera pas gar­dé. Pour les socié­tés exté­rieures au Groupe, 50 % res­te­ront dans les entreprises.

Participation au capital d’une Société d’intérim d’insertion

Depuis trois ans, les socié­tés du Groupe de la région Pays-de-la-Loire col­la­borent par ailleurs avec INSERIM, entre­prise d’in­té­rim qui emploie des per­sonnes en difficulté.

Cette nou­velle forme de par­te­na­riat a per­mis de faire tra­vailler des per­sonnes qui sui­vaient un par­cours d’in­ser­tion. Les socié­tés du Groupe s’a­dressent à cette Socié­té pour trou­ver des inté­ri­maires, comme elles pour­raient le faire avec d’autres socié­tés d’in­té­rim. Les résul­tats de cette petite socié­té à but social sont par­ti­cu­liè­re­ment encou­ra­geants, aus­si bien sur un plan social que financier.

Quatre ans après ou le parcours d’une réussite individuelle

Hamo Meckel­leche a été recru­té lors de la pre­mière conven­tion Lyon­naise des Eaux en octobre 1994. Il a com­men­cé par un contrat de qua­li­fi­ca­tion de six mois en tant que ter­ras­sier au ser­vice tra­vaux de Cholet.

La Mis­sion locale l’a aidé à trou­ver un loge­ment. M. Gobé, son tuteur, lui a mon­tré son tra­vail et veillé à son inté­gra­tion au sein de l’équipe.

Tous les soirs, M. Gobé rece­vait Hamo Meckel­leche dans son bureau et fai­sait le point sur la jour­née. Hamo s’est assez vite inté­gré dans l’é­quipe et a essayé de com­prendre le métier. Ce n’é­tait pas facile tous les jours de se lever après une jour­née de ter­ras­se­ment, mais il l’a fait et a tenu bon.

Pas facile pour un tuteur de savoir ce qui se fait ou ce qui se dit sur un chan­tier. Des mal­en­ten­dus peuvent naître de com­men­taires. « Faut être cool, dit Hamo, ne pas prendre ce que cer­tains disent pour du racisme… » Cer­tains réflexes sont faciles, mais peuvent faire mal : « Pour­quoi prendre un jeune incon­nu quand j’ai des membres de ma famille plus qua­li­fiés et au chô­mage depuis long­temps ? » Pas évident, non plus, pour le tuteur de bien connaître le contexte fami­lial : « Mes parents n’é­taient pas trop d’ac­cord au début parce que je gagnais la moi­tié du SMIC et qu’ils trou­vaient ça trop peu. Je les ai quit­tés pour aller dans un foyer de jeunes tra­vailleurs. C’est dif­fi­cile quand on com­mence à tra­vailler : je me cou­chais à 22 heures, cre­vé, et les autres vou­laient faire la fête ou fai­saient du bruit. »

En milieu de par­cours, Hamo a eu une petite période de décou­ra­ge­ment ; il fai­sait beau­coup d’ef­forts, mais il était per­sua­dé qu’il ne serait pas gar­dé. En effet, à 22 ans, après avoir fait tous les types de contrats qui s’of­fraient à lui, aucun employeur ne l’a­vait gardé.

Chercheur d'emploiÀ ce moment, il a fal­lu beau­coup de per­sé­vé­rance pour convaincre Hamo que, s’il conti­nuait à tra­vailler de la sorte, il serait gar­dé. Et au bout des six mois, il s’est vu pro­po­ser un CDI à Lyon­naise des Eaux. Hamo était fou de joie, il avait du mal à croire à ce qui lui arrivait.

Fort de son CDI, Hamo s’est ins­tal­lé dans un appar­te­ment. Ses col­lègues lui ont don­né un coup de main et lui ont trou­vé des meubles. Après l’a­chat d’un véhi­cule, Hamo est deve­nu tota­le­ment indé­pen­dant et intégré.

Son tra­vail le pas­sionne et il demande à se for­mer pour être plus per­for­mant. Il vient de pas­ser son per­mis poids lourd, ce qui lui per­met d’être tota­le­ment auto­nome sur son poste de travail.

Aujourd’­hui, Hamo est un agent de réseau assai­nis­se­ment. Il tra­vaille sur les mises en confor­mi­té des bran­che­ments sur le réseau et sur les recherches de pol­lu­tion, il est au contact des clients en per­ma­nence. Il aime son métier, il est deve­nu un agent Lyon­naise des Eaux à part entière.

Depuis, la Mis­sion locale a reçu plu­sieurs jeunes qui disaient vou­loir « faire comme Hamo », sans connaître ni son tra­vail ni son employeur. Hélas, ce qui réus­sit avec les uns ne fonc­tionne pas for­cé­ment pour d’autres.

Quelques enseignements tirés de l’expérience

L’ex­pé­rience concrète des entre­prises par­te­naires des deux pre­mières conven­tions a été ras­sem­blée en 1996 dans un petit livret inti­tu­lé Guide pra­tique de l’in­ser­tion des jeunes à l’u­sage des entreprises.

Plu­sieurs consta­ta­tions méritent d’être indiquées.

Un fac­teur déter­mi­nant de la réus­site de l’in­ser­tion est l’or­ga­ni­sa­tion tri­par­tite asso­ciant au jeune une entre­prise et un orga­nisme de type Mis­sion locale. L’en­tre­prise doit en effet conser­ver son orga­ni­sa­tion et ses objec­tifs, elle ne peut pas résoudre elle-même les aspects sociaux et les dif­fi­cul­tés maté­rielles ou psy­cho­lo­giques ren­con­trés par le jeune dans sa vie pri­vée. La Mis­sion locale aide l’en­tre­prise à com­prendre le jeune en lui com­mu­ni­quant des infor­ma­tions sur son par­cours anté­rieur ; elle peut aus­si infor­mer le tuteur sur les dif­fi­cul­tés ren­con­trées par le jeune, tout en res­pec­tant la confi­den­tia­li­té nécessaire.

  • On faci­lite l’in­ser­tion du jeune chaque fois qu’il fait un tra­vail signi­fi­ca­tif pour l’en­tre­prise. Un pro­fil de poste est néces­saire, il est éven­tuel­le­ment adap­té au cours de l’ac­tion en cas de dif­fi­cul­té rencontrée.
  • La fonc­tion de tuteur est dis­tincte de celle de res­pon­sable hié­rar­chique. L’in­té­gra­tion est plus per­for­mante quand l’en­ca­dre­ment char­gé de faire tra­vailler le jeune s’im­plique dans la réus­site de l’ac­tion d’in­ser­tion. Le tuteur assure, avec l’é­quipe, le sui­vi quo­ti­dien et coor­donne la for­ma­tion du jeune après avoir lui-même reçu une for­ma­tion de l’entreprise.
    La mis­sion confiée au jeune doit com­prendre des objec­tifs clairs et attei­gnables. Des objec­tifs pré­cis (comme, par exemple, l’ob­ten­tion du per­mis de conduire) per­mettent de pro­gres­ser et de consta­ter le che­min par­cou­ru. Dans tous les cas, l’en­tre­prise doit être exi­geante sur l’ob­ten­tion des résul­tats, comme elle doit l’être dans le com­por­te­ment quotidien.
  • Le jeune n’a pas seule­ment à gérer l’ap­pren­tis­sage de son nou­veau tra­vail, il doit éga­le­ment gérer son loge­ment, ses trans­ports, sa san­té, ce qui, avec des reve­nus très modestes, ne lui faci­lite pas la tâche. La rela­tion avec sa famille peut se modi­fier. Sou­vent la famille uti­lise le fait qu’il a un « emploi » pour ne plus l’ai­der. La Mis­sion locale joue un rôle essen­tiel pour l’ai­der à résoudre cer­tains de ces problèmes.
  • En fin de contrat, si le jeune n’ob­tient pas immé­dia­te­ment d’emploi, il ne s’a­git pas obli­ga­toi­re­ment d’un échec. Au cours du stage, il a acquis un rythme de tra­vail quo­ti­dien ; il a reçu une for­ma­tion ; il a peut-être pré­ci­sé son orien­ta­tion pro­fes­sion­nelle. L’ac­cès à l’emploi lui sera plus facile ultérieurement.

Au total, cette expé­ri­men­ta­tion menée dans la région Pays-de-la-Loire en direc­tion de jeunes en grande dif­fi­cul­té s’est sol­dée posi­ti­ve­ment par l’in­té­gra­tion d’une majo­ri­té des jeunes dans les entreprises.

Même si quan­ti­ta­ti­ve­ment le nombre de jeunes concer­nés peut paraître modeste, ce résul­tat est très encou­ra­geant. C’est en effet l’ad­di­tion et l’exem­pla­ri­té d’i­ni­tia­tives locales qui contri­buent le mieux à com­battre l’exclusion.

Ain­si, la dyna­mique amor­cée à Nantes a‑t-elle entraî­né la signa­ture au sein du Groupe de dix autres conven­tions locales d’in­ser­tion et, sur les deux cents jeunes qu’elles ont per­mis d’ac­cueillir, plus des deux tiers se sont inté­grés dura­ble­ment dans les entre­prises partenaires.

Poster un commentaire