Action à court terme, vision à long terme : une équation impossible ?

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°618 Octobre 2006
Par Bertand DELAFARGUE

Maî­tri­ser la marche d’une entre­prise semble plus dif­fi­cile que jamais. Dans tous les sec­teurs, le rythme de l’é­co­no­mie s’ac­cé­lère. Les flux et les pro­blé­ma­tiques se glo­ba­lisent. La dis­tance entre les centres de déci­sion et le ter­rain aug­mente. La tech­ni­ci­té crois­sante des dos­siers rend les déci­sions de plus en plus incer­taines. Des groupes doublent de taille du jour au len­de­main à la faveur d’une acqui­si­tion, gagnant tou­jours en complexité.
Et pour­tant, dans le même temps, le mana­ge­ment doit don­ner tou­jours plus de gages de maî­trise de la situa­tion. Les mar­chés exigent des plans d’ac­tion ambi­tieux au ser­vice d’une stra­té­gie lim­pide, des résul­tats rapides et tou­jours en pro­grès, et de sur­croît des pré­vi­sions irréprochables.
Alors même que le court terme semble échap­per à tout contrôle, le diri­geant d’en­tre­prise doit ins­crire son action dans une pers­pec­tive à long terme et maî­tri­ser sa tra­jec­toire vers une cible bien éta­blie. Équa­tion impos­sible en appa­rence, mais que cer­tains diri­geants ont pour­tant réso­lue, notam­ment grâce à un sys­tème de pilo­tage adapté.

Prévoir et anticiper

De nos jours, il ne suf­fit plus d’ob­te­nir une bonne per­for­mance, il faut aus­si pou­voir l’an­non­cer sans se trom­per plu­sieurs tri­mestres à l’a­vance. Gare au diri­geant qui prend les mar­chés par sur­prise : le 14 juin der­nier, EADS a ain­si per­du près du quart de sa valeur à l’an­nonce du retard de livrai­son de l’A380, entraî­nant son mana­ge­ment dans sa chute.

On ne s’é­ton­ne­ra donc pas d’enten­dre un diri­geant de Phi­lips men­tionner, par­mi les réa­li­sa­tions majeures de l’an­née 2004 : « Nous sommes devenus­ une socié­té plus facile à compren­dre, plus stable et plus pré­vi­sible. » Et d’an­non­cer encore, par­mi les cinq objec­tifs de son groupe pour 2005 : « Amé­lio­rer la pré­vi­si­bi­li­té des résul­tats. »2

Vaste pro­gramme, si on en juge par la mise en garde qui conclut les com­mu­ni­qués finan­ciers des entre­prises cotées aux États-Unis : « Ces décla­ra­tions com­prennent des pro­jec­tions finan­cières et esti­ma­tions, des hypo­thèses, des décla­ra­tions por­tant sur des pro­jets, des objec­tifs et des attentes concer­nant les per­for­mances futures. Ces décla­ra­tions pros­pec­tives peuvent être iden­ti­fiées par les mots « s’at­tendre à », « anti­ci­per », « croire », « pla­ni­fier » ou « esti­mer », ain­si que par d’autres termes simi­laires. Bien que la direc­tion de l’en­tre­prise estime ces décla­ra­tions pros­pec­tives rai­son­nables, les inves­tis­seurs sont aler­tés sur le fait qu’elles sont sou­mises à de nom­breux risques et incer­ti­tudes, dif­fi­ci­le­ment pré­vi­sibles et géné­ra­le­ment hors du contrôle de l’en­tre­prise. » Faut-il en déduire que toute pro­jec­tion dans un ave­nir à moyen ou long terme est un saut dans l’in­con­nu ? Non, bien sûr. Si l’a­ve­nir est par nature incer­tain, pilo­ter une entre­prise consiste à tenir compte de cette incer­ti­tude dans toutes les déci­sions et à œuvrer pour la maîtriser.

Mais pré­voir ne suf­fit plus, il faut doré­na­vant anti­ci­per. Selon Ole Johan­nes­son, vice-pré­sident Finance de Vol­vo Cars : « De nos jours, il ne s’a­git plus de réagir juste après l’é­vé­ne­ment, mais avant même qu’il ne se pro­duise. »3

Une fois la stra­té­gie déter­mi­née, il importe en effet de détec­ter le plus tôt pos­sible les écarts de tra­jec­toire par rap­port à la cible, si pos­sible avant tout impact sur les résul­tats. Les plans d’ac­tion peuvent alors être revus, la tra­jec­toire cor­ri­gée, afin de sécu­ri­ser l’at­teinte des objec­tifs fixés. Par­fois, ce sont la stra­té­gie ou les hypo­thèses elles-mêmes qui sont en cause. L’en­tre­prise doit être en mesure de s’en aper­ce­voir à temps, de tirer pro­fit de ses erreurs et d’a­mé­lio­rer sa stra­té­gie. Exer­cice net­te­ment plus dif­fi­cile que le précédent.

Anti­ci­per, c’est donc non seule­ment détec­ter très rapi­de­ment les signes avant-cou­reurs d’un retour­ne­ment de ten­dance (évo­lu­tion de la demande, fuite des clients, hausse des coûts de revient, arri­vée de nou­veaux concur­rents…), mais aus­si savoir recon­naître quand et à quel degré les fon­de­ments sur les­quels ont été fon­dés les plans d’ac­tion doivent être remis en cause.

L’apport du système de pilotage

Face à ces défis, le mana­ge­ment n’est pas tota­le­ment dému­ni. Dans toutes les entre­prises, il pla­ni­fie l’emploi des res­sources dans le cadre de plans et de bud­gets, mesure la per­for­mance des uni­tés au moyen d’indi­ca­teurs, mène des revues régu­lières de per­for­mance avec les opé­ra­tion­nels, consulte les pré­vi­sions et ana­lyses pré­pa­rées par la direc­tion finan­cière, dis­pose de sys­tèmes infor­ma­tiques de repor­ting ou d’a­na­lyse éla­bo­rés… Autant d’élé­ments qui consti­tuent le sys­tème de pilo­tage de l’entreprise.

Or, d’a­près une étude menée auprès de 200 diri­geants d’en­tre­prise euro­péens4, si 60 % d’entre eux jugent leur sys­tème de pilo­tage effi­cace pour mesu­rer les écarts par rap­port aux objec­tifs, seuls 33 % lui recon­naissent la capa­ci­té d’an­ti­ci­per les écarts futurs, et 28 % le jugent tota­le­ment inef­fi­cace en ce domaine. Essayons de déter­mi­ner pour­quoi, et d’es­quis­ser les solu­tions mises en œuvre par les entre­prises les plus avancées.

Détecter les tendances

Les tableaux de bord de pilo­tage devraient four­nir les moyens d’an­ti­ci­per les dérives dans la tra­jec­toire à long terme ; en pra­tique ils res­tent trop sou­vent foca­li­sés sur la mesure de la per­for­mance à court terme. Or, anti­ci­per sup­pose notam­ment de se mettre à l’é­coute des mar­chés et des clients, et de détec­ter les élé­ments révé­la­teurs des tendances.

Ain­si les entre­prises les plus avan­cées rai­sonnent en flux plu­tôt qu’en valeur abso­lue : par exemple, elles suivent le nombre de clients gagnés et per­dus plu­tôt que la simple évo­lu­tion du nombre de clients, afin de pou­voir détec­ter une baisse de la satis­fac­tion ou l’ef­fet d’une cam­pagne mar­ke­ting concur­rente. Elles sont éga­le­ment ouvertes à des don­nées externes : parts de mar­ché, évo­lu­tion des attentes des clients, don­nées macroé­co­no­miques, actions de la concur­rence… L’é­tude déjà évo­quée révèle qu’il s’a­git là d’un com­por­te­ment pion­nier : 56 % des entre­prises inter­ro­gées déclarent ne pas recou­rir à des indi­ca­teurs externes ; par­mi celles-ci, les trois quarts estiment ne pas en avoir besoin !

Modéliser l’incertain

À défaut de pré­tendre maî­tri­ser tous les fac­teurs d’in­cer­ti­tude, il est pos­sible d’en éva­luer les consé­quences. Cela sup­pose de savoir modé­li­ser les effets des évo­lu­tions des dif­fé­rents para­mètres exo­gènes et endo­gènes sur la per­for­mance de l’en­tre­prise. Un tel modèle doit être très simple et repo­ser sur quelques fac­teurs clés.
Ain­si, les pré­vi­sions du groupe Accor reposent sur l’é­vo­lu­tion d’un seul indi­ca­teur clé : le Rev­PAR (Reve­nue Per Avai­lable Room – chiffre d’af­faires par chambre dis­po­nible), défi­ni comme le pro­duit du taux d’oc­cu­pa­tion et du prix des chambres, sur ses deux prin­ci­paux mar­chés : l’Eu­rope et les États-Unis. Elles sont com­plé­tées par des hypo­thèses sur les taux d’in­té­rêt en Europe et aux États-Unis et sur l’é­vo­lu­tion du taux de change euro vs US dol­lar. Sur cette base, Accor réa­lise des ana­lyses de sen­si­bi­li­té qui lui per­mettent de pré­voir l’im­pact de la varia­tion d’un paramètre.

Dépasser l’horizon budgétaire

Même si toutes les entre­prises réa­lisent annuel­le­ment un plan à moyen ou long terme, en pra­tique la plu­part font repo­ser tout leur sys­tème de pilo­tage sur un bud­get annuel et sur la mesure des écarts par rap­port à celui-ci.
Pour­tant, quelle valeur don­ner aux enga­ge­ments bud­gé­taires ? Dans les plus grandes entre­prises, le pro­cessus bud­gé­taire dure des mois. Sou­vent, les hypo­thèses de cadrage sont trans­mises aux enti­tés à mi-année pour l’an­née sui­vante ; il n’est donc pas éton­nant qu’elles soient obso­lètes dès janvier.

Sou­vent les objec­tifs bud­gé­taires sont âpre­ment négo­ciés et servent de base à un sys­tème de moti­va­tion indi­vi­duelle. Cha­cun garde les yeux rivés sur l’at­teinte de son objec­tif annuel, et néglige de pré­pa­rer le futur. Mal­heur si la situa­tion com­mande de remettre à plat les plans d’ac­tion, et donc de revoir les objec­tifs ! On se heurte alors à une forte résis­tance de l’or­ga­ni­sa­tion comme des indi­vi­dus à faire évo­luer le cadre de référence.

Ces consi­dé­ra­tions ont ame­né Jack Welch, ancien CEO de Gene­ral Elec­tric, à décla­rer : « Le bud­get est la plaie des entre­prises amé­ri­caines. On n’au­rait jamais dû l’inventer. »

Pour sor­tir de cette impasse, cer­taines entre­prises ont adop­té le régime des pré­vi­sions glis­santes. À l’ho­ri­zon de la fin d’an­née, elles sub­sti­tuent un hori­zon constant, le plus sou­vent cinq ou six tri­mestres, selon le cycle propre à leur sec­teur d’ac­ti­vi­té. Cette pré­vi­sion glis­sante tra­duit l’en­ga­ge­ment des opé­ra­tion­nels sur l’at­teinte d’un niveau de per­for­mance et ne porte que sur quelques indi­ca­teurs clés ; elle n’est donc pas un simple bud­get sur dix-huit mois.

Cer­taines de ces entre­prises pion­nières sont allées jus­qu’à sup­pri­mer pure­ment et sim­ple­ment le bud­get annuel. Leur expé­rience, peu concluante, montre que celui-ci doit être main­te­nu, mais sous une forme allé­gée, afin de conser­ver les repères annuels néces­saires à la maî­trise des res­sources et à la moti­va­tion individuelle.

Un nécessaire apprentissage

Un sys­tème de pilo­tage, aus­si per­for­mant soit-il, n’est qu’un ins­tru­ment ; l’en­tre­prise doit apprendre à le maîtriser.

Les opé­ra­tion­nels doivent apprendre à rai­son­ner au-delà de l’ho­ri­zon annuel, à déce­ler les indi­ca­teurs de ten­dance et les para­mètres déci­sifs, à faire confiance à leurs par­te­naires internes, et à s’en­ga­ger en connais­sance de cause. C’est au mana­ge­ment qu’il revient d’in­suf­fler cette culture d’appren­tis­sage et de pré­vi­sion. Le mana­ge­ment doit éga­le­ment par­ta­ger sa vision des para­mètres du « busi­ness model » de son entre­prise afin que cha­cun puisse déce­ler quand la situa­tion réclame de « sor­tir du cadre » pour revoir les objectifs.

Il pour­ra alors dépas­ser la contra­dic­tion appa­rente entre court terme et long terme dont la réso­lu­tion se situe, selon Ber­trand Col­lomb, pré­sident de Lafarge, « au cœur même du métier de diri­geant ».5

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1. Ber­trand Dela­fargue dirige l’acti­vité Pilo­tage de la per­for­mance d’U­ni­log Mana­ge­ment, Groupe Logi­caCMG. Il conseille les direc­tions géné­rales et finan­cières sur des pro­blé­ma­tiques de mesure de la per­for­mance et de contrôle de ges­tion. Il est l’au­teur avec Fran­çois Rivard de l’ou­vrage Repen­ser le pilo­tage de l’en­tre­prise, édi­tions Maxi­ma, 2006.
Uni­log Mana­ge­ment, filiale conseil du groupe Logi­caCMG, est le qua­trième acteur du conseil en France.
2. Com­mu­ni­ca­tion des résul­tats 2004 aux ana­lystes, 27 jan­vier 2005 (source : www.philips.com).
3. Cité sur le site du Beyond Bud­ge­ting Round Table (www.bbrt.org).
4. Étude menée en 2004 par Uni­log Mana­ge­ment en par­te­na­riat avec l’Ins­ti­tut IDC. Les résul­tats en ont été publiés en février 2005 dans un livre blanc Du repor­ting au pilo­tage, l’entre­prise en alerte.
5. Enjeux – Les Échos, octobre 1999.

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