Actuaires et contrôleurs : un siècle de coexistence
En premier lieu apparaît l’actuaire : c’est un spécialiste de l’évaluation des risques dans les organismes qui font métier de les prendre en charge, c’est-à-dire les organismes d’assurance, les organismes sociaux et les banques. On peut aussi le qualifier d’ingénieur des finances. Ils sont encore à la fois statisticiens, financiers et mathématiciens.
Nous ne parlerons pas ici des actuaires de la banque, dont l’importance récente est liée à la création de nouveaux instruments financiers et aux développements des modèles stochastiques en finance. Au début du XXe siècle on ne trouvait d’ailleurs d’actuaire que dans les compagnies d’assurance sur la vie.
Les commissaires contrôleurs des assurances sont des fonctionnaires aujourd’hui recrutés pour la plupart à la sortie de l’École polytechnique, et chargés d’exercer une surveillance permanente sur les entreprises d’assurance et de réassurance, en vue de prévenir le risque d’insolvabilité de ces organismes.
Notre chronique débutera par la préhistoire du mouvement actuariel et l’installation primitive des partenaires dans les dernières années du XIXe siècle. Elle se poursuivra par la phase de développement des contrôles jusqu’à la fin des années soixante, avec un point culminant de dirigisme étatique dans l’immédiat après-guerre. Elle se terminera dans une période contemporaine marquée en France par la libéralisation de l’économie et par l’internationalisation des échanges et des mouvements financiers.
La préhistoire de l’actuariat et du contrôle
La fonction et le terme actuary sont apparus en 1774 dans la société Equitable à Londres sur les conseils scientifiques du docteur Price. En France lorsque s’établit en 1787 la première Compagnie Royale d’assurance sur la vie, elle souligne dans son prospectus de lancement que :
» La Compagnie, suivant le conseil du docteur Price, a attaché à son administration un mathématicien profond, habile et sûr dans ses calculs. »
Ce » mathématicien « , le premier actuaire, était un Genevois nommé Duvillard.
Dès cette création l’État manifeste son intérêt pour l’assurance, puisque Clavière, un des derniers ministres des Finances de Louis XVI et premier ministre des Finances du gouvernement révolutionnaire, avait participé à la création de deux compagnies » Royales « , celle qui vient d’être mentionnée et une Compagnie d’assurance contre les incendies. Les deux entreprises étaient soumises à un contrôle exercé par la Ville de Paris ; elles devaient placer leurs fonds en » effets royaux « . Cette ébauche de réglementation avait comme motivation, moins l’intérêt public, que le souci de financer la dette de l’État.
La Révolution allait interdire l’activité commerciale d’assurance. Mirabeau porta contre la Compagnie Royale l’accusation d’agiotage et il fut aidé en cela par Duvillard, qui connaissait évidemment le sujet.
Pourtant l’Assemblée nationale, dans le Comité de Mendicité, manifesta en 1790 une volonté de créer des institutions sociales en demandant au même Duvillard le plan d’une association de Prévoyance.
À cette occasion notre premier actuaire établit le premier projet de cabinet de consultant spécialisé en » arithmétique politique « , destiné à offrir des services aux municipalités et sociétés qui voudraient fonder un établissement de prévoyance.
Au début du XIXe siècle, et notamment à partir de la Restauration, l’assurance prend un nouvel essor. De nombreuses mutuelles sont créées pour couvrir les risques d’incendie et de grêle. Fonctionnant en répartition avec des cotisations variables elles ne ressentent pas le besoin d’études statistiques et comme leur champ de compétence est géographiquement limité l’État ne juge pas nécessaire de les contrôler. En revanche la création des sociétés anonymes sera soumise à autorisation préalable dans la mesure où leurs opérations ont un caractère commercial.
Un sort particulier était réservé aux sociétés d’assurance sur la vie et aux tontines. Ces dernières institutions, apparues sous le règne de Louis XV, faisaient appel à l’épargne publique et leur gestion malencontreuse provoqua des scandales. Aussi, dès 1809, ces établissements seront soumis à autorisation préalable et à contrôle.
Les sociétés d’assurance sur la vie, interdites par la Convention, ne purent réapparaître qu’en 1819 ; elles eurent constamment recours à des » mathématiciens » et l’État commença à les soumettre à un début de surveillance.
Dans le même temps, en Angleterre les actuaries parvinrent à un statut officiel. En 1819 les sociétés de secours mutuels britanniques devaient employer des tables approuvées par des actuaires professionnels. Vers 1850 les sociétés d’assurance sur la vie devaient être pourvues d’un tel spécialiste. La création de l’Institute of Actuaries à Londres est de 1848.
Le terme francisé n’apparaît que vers 1870. C’est en 1871 qu’est fondée une association dénommée » le Cercle des Actuaires français « , mais qui disparut en 1880.
L’établissement définitif de l’Institut des actuaires français et des contrôles de l’État
À la différence de ce qui s’était passé en Angleterre, où l’apparition des actuaires était liée à des nécessités commerciales dans le respect de la libre entreprise, leur utilité fondamentale n’est apparue en France qu’à la faveur de l’organisation des premières protections sociales sous l’égide de l’État. L’influence prépondérante que nous avons alors connue est celle de l’instauration des assurances sociales, établies en Allemagne par Bismarck. Ainsi notre réglementation a plus un caractère germanique que britannique.
Deux textes de lois, concernant les sociétés de secours mutuels et les accidents du travail, ont déclenché la création presque simultanée de l’Institut des actuaires français (IAF) et du corps des commissaires contrôleurs.
Le premier sujet de préoccupation des pouvoirs publics en ce début de IIIe République est celui des retraites promises par des sociétés philanthropiques sans principes techniques et sans contrôle. Précisément, en 1889, le ministre de l’Intérieur fit examiner la situation des sociétés de secours mutuels par une commission spéciale qui fit appel à cinq » ingénieurs des finances « , qui constituèrent le premier noyau des fondateurs de l’IAF en 1890.
On ne sera pas surpris de savoir que 9 polytechniciens, 2 examinateurs et un répétiteur de l’École polytechnique figuraient parmi les 30 créateurs. Henri Poincaré fut quelque temps après nommé membre d’honneur de l’IAF. En 1891 est admis par voie d’examen dans la nouvelle association Louis Weber, le premier » actuaire » de l’Office du Travail. Il deviendra plus tard chef adjoint du service du contrôle des assurances privées et enfin président de l’IAF.
La conception des commissaires contrôleurs date de la loi du 8 avril 1898 sur l’indemnisation des accidents du travail. Ce texte soumet au contrôle de l’État les sociétés d’assurance qui prennent en charge les risques correspondants. L’acte de naissance du corps de contrôle est un décret du 28 février 1899. Le recrutement de ces premiers fonctionnaires spécialisés par voie d’examen exigea une formation à la science actuarielle.
Le contrôle fut étendu aux sociétés d’assurance sur la vie (loi du 17 mars 1905), puis aux entreprises de capitalisation (1907), aux sociétés d’épargne (1913), aux opérations de nuptialité-natalité (1921), et à celles consistant en l’acquisition d’immeubles à charge de rentes viagères (1922). La nécessité des connaissances actuarielles pour les nouveaux contrôleurs, distincts de ceux qui contrôlaient les accidents du travail, se renforça et bon nombre d’entre eux furent admis à l’IAF. Les textes de contrôle reposaient d’ailleurs sur des travaux menés en commun avec les assureurs : tables de mortalité et tarifs minima.
En 1930 est créé à Lyon un Institut de science financière et d’assurance qui décerna un titre d’actuaire, concurremment à l’IAF. Il présentait l’avantage d’un organisme de formation, alors que l’institution précédente était plutôt une société savante.
En 1935 les sociétés qui pratiquent l’assurance automobile furent soumises au contrôle, qui à cette occasion devint unique pour l’ensemble des branches. La surveillance de l’État a pu s’exercer grâce à la constitution préalable (1929) d’un Bureau de Statistique auquel une vingtaine de sociétés avait adhéré. Comme pour l’assurance sur la vie en 1905 l’élaboration de règles de contrôle reposa sur des bases statistiques admises par tous.
La généralisation du contrôle, l’apogée des pouvoirs de l’État et le relatif déclin des sociétés d’actuaires
En 1938 la réglementation de contrôle allait être unifiée. Le décret-loi du 14 juin et le décret du 30 décembre allaient constituer pour longtemps l’ossature du dispositif de surveillance de l’ensemble des entreprises d’assurance directes, c’est-à-dire à l’exclusion de la réassurance.
La législation allemande avait déjà influencé le texte français de 1905 ; la grande loi allemande du 6 juin 1931, donnant à un office de contrôle unique un pouvoir de vérification sur l’ensemble des sociétés d’assurance, a été une des sources d’inspiration des rédacteurs des textes français.
Un autre modèle sera celui qui est apparu très tôt en Suisse (depuis 1885), et qui avait été amendé ensuite par une loi fédérale de 1919.
Un commissaire contrôleur, Jean Fourastié, fut avec son collègue Maxime Malinski (X 1926) un des grands artisans de la réforme de 1938. Il rapporta de la Confédération helvétique l’idée du transfert de portefeuille pour préserver en dernier recours l’intérêt des assurés.
Dans la continuité de cette réforme d’envergure deux textes sont à signaler : celui qui instituait la réserve de capitalisation, mécanisme original destiné à parer aux risques de dévalorisation des portefeuilles obligataires en cas de hausse des taux, et le plan comptable des sociétés d’assurance dû pour l’essentiel à Jean Fourastié.
Les actuaires ont alors joué peu de rôle. Ils semblaient en général se contenter d’appliquer des dispositions réglementaires anciennes sans proposer de changements : on utilisait encore les tables de mortalité AF (assurés français) et RF (rentiers français) établies à la fin du XIXe siècle.
Après la période de guerre où l’on rattacha la Direction des assurances, dont dépendait le contrôle, au ministère des Finances, les premières années de la Libération furent marquées par la création de la Sécurité sociale et par l’institution du contrôle des prix.
On peut observer que les actuaires semblent s’être peu impliqués dans la mise en place des nouveaux systèmes de protection sociale.
Même si, en théorie, les règles de fonctionnement des entreprises d’assurance restaient les mêmes qu’en 1938, dans les faits la protection tutélaire de l’État sur un large secteur nationalisé et le contrôle des prix ont entretenu un grand conservatisme sur un marché qui s’organisa grâce à des ententes tarifaires.
De même la presque totalité des forces de contrôle est restée consacrée aux sociétés d’assurance, à l’exception de quelques individus, dont Francis Netter (X 1926), actuaire contrôleur du ministère du Travail.
Les ordonnances de 1945 ambitionnaient de donner à l’État les moyens du gouvernement de l’économie.
Jean Fourastié qui fut appelé par Jean Monnet pour constituer le Commissariat au Plan participait à cette nouvelle tâche.
Toutefois il faisait la distinction entre le contrôle économique nécessaire en période de reconstruction et le contrôle des assurances qu’il avait bien connu.
Ainsi écrivait-il :
» Le contrôle financier tend essentiellement à vérifier la solvabilité des entreprises et la légalité des opérations ; (…) ; il a donc encore sa place dans le régime capitaliste et libéral, et c’est effectivement dans un tel climat politique qu’il a été institué et qu’il s’est développé dans la plupart des nations. »
Le contrôle des prix et les nationalisations ont été lourds de conséquences pour l’évolution de l’actuariat.
Sans concurrence intérieure ou extérieure les entreprises ne cherchaient pas l’innovation et on se désintéressait quelque peu des actuaires. Leur recrutement à l’IAF devenait de plus en plus parcimonieux, les promotions annuelles n’étant plus que de un ou deux individus.
L’année 1967 est à cet égard la plus désastreuse puisque aucun candidat ne fut admis.
L’ouverture des marchés, la libéralisation de l’économie et le renouveau actuariel
La construction européenne n’a véritablement commencé dans l’assurance qu’en 1973 qui vit la première directive instaurer la liberté d’établissement pour les entreprises non-vie de la Communauté. En 1979 les entreprises d’assurance vie passèrent au même régime.
Après un régime transitoire de libre prestation de services instauré en 1988 et 1990, les troisièmes directives ont posé en 1992 le principe de l’agrément unique au sein de l’Union européenne et le contrôle par le pays du siège.
Du fait des évolutions européennes les pratiques de contrôle sont appelées à s’uniformiser. En particulier le système britannique de délégation de contrôle à des actuaires privés a déjà suscité des imitations et le lobby des actuaires s’est installé à Bruxelles.
La coexistence des actuaires et des contrôleurs a été marquée par la compréhension mutuelle des devoirs de chacun et elle s’est souvent accompagnée de coopération.
Les actuaires français avaient après 1968 stoppé leur déclin démographique en créant un organisme de formation continue, le Centre d’études actuarielles. Ainsi en 1972 ce n’est pas moins de 23 actuaires qui rejoignent l’IAF.
Les effectifs de contrôleurs, en dépit des changements européens, sont restés au niveau d’une quarantaine jusqu’en 1998. Néanmoins le contrôle a connu un bouleversement considérable en 1990. Jusqu’en 1989 les commissaires contrôleurs ne faisaient que rendre compte de leurs constatations au ministre des Finances qui, seul, pouvait prescrire les redressements suggérés.
Les contrôles a priori des contrats et des tarifs avaient commencé à être supprimés à partir de 1986. Une loi du 31 décembre 1989 a créé une institution nouvelle indépendante de l’administration, la Commission de contrôle des assurances. Elle a des pouvoirs de redressement et de sanctions et elle utilise pour ses investigations le service du contrôle des assurances, qui a dû à cette occasion gérer une infrastructure administrative nécessaire à ses besoins (gestion des réclamations du public, moyens informatiques, coopération internationale).
Les dénationalisations ont aussi permis de clarifier le rôle de l’État, puisqu’il se borne désormais à fixer les règles du jeu, sans intervenir dans la gestion des affaires.
En 1999, suite à l’apparition de grandes difficultés dans le secteur de l’assurance vie, le ministre de l’Économie et des Finances a décidé que l’effectif des commissaires contrôleurs devait être porté à 70 en dix ans.
Conclusions et perspectives
La chose n’est pas surprenante dès lors que la formation des uns et des autres est semblable. On pourrait même dire que les deux appellations sont synonymes : un actuaire est soucieux de la solvabilité de l’entreprise qui l’emploie et doit aussi participer au contrôle interne ; un contrôleur doit avoir une formation actuarielle et se préoccuper de la prospérité de la société qu’il contrôle.
La mondialisation des facteurs de risque et des liaisons financières constitue pour l’avenir une nouvelle raison de complexité des métiers de contrôleurs et d’actuaires. On ne pourra y faire face que par une coopération accrue entre les deux professions. Une voie non expérimentée en France est la délégation de pouvoir de contrôle aux actuaires, bien naturellement sous la surveillance générale de l’État. Un autre défi qui devrait nécessiter une complète coopération est celui des équilibres financiers de notre protection sociale. Or je constate, en la déplorant, l’absence presque absolue des polytechniciens dans les organismes de sécurité sociale, de retraite et de prévoyance, alors qu’ils peuplent en abondance les états-majors des sociétés d’assurance.
Un sujet de friction entre les fonctionnaires et les responsables des sociétés aurait pu être celui des contrôles a priori. Les commissaires contrôleurs n’ont presque pas été impliqués dans ces pratiques et l’évolution libérale européenne interdit désormais le retour au dirigisme économique.
À cet égard la situation de la fin du XIXe siècle était plus satisfaisante, puisque les actuaires français s’impliquaient dans la construction des dispositifs de protection sociale. Voici en quels termes Léon Marie, actuaire et polytechnicien (promotion 1873), s’exprimait en janvier 1899, à propos d’une loi sur les sociétés de secours mutuels à laquelle il avait travaillé :
» Cette loi peut être en effet considérée à bon droit comme une victoire de la logique et du bon sens sur l’ignorance et sur la routine. Malgré la résistance désespérée des amis du chaos, elle est venue sanctionner la nécessité du contrôle scientifique sur les opérations de la mutualité. Elle consacre la plupart des principes inéluctables pour lesquels nous avons toujours résolument combattu : péréquation nécessaire des ressources et des charges, fédération des petites sociétés pour les opérations à long terme, usage du livret individuel de retraite, création de caisses autonomes, etc.
Sans doute, l’intervention du législateur est encore timide et imparfaite. La loi nouvelle présente des fissures par lesquelles se glisseront ceux qui croient faire preuve de philanthropie et d’habileté en proclamant que deux et deux font cinq. »
Si l’on ne pratiquait pas aujourd’hui la langue de bois, les mêmes choses pourraient sans doute être redites.