Aide-toi, l’Amérique t’aidera
Douce France
Cher pays de mon enfance
Bercée de tendre insouciance
Je t’ai gardée dans mon cœur !
Charles Trenet, Douce France, 1943
Stanford Business School 1993–1995
Quand j’ai débarqué à Stanford en Septembre 1993, mes deux années de MBA à venir n’étaient pour moi qu’un passage vers d’autres destinations. Prochaines étapes : L’Europe de l’Est ou l’Asie, les nouveaux espaces des vrais aventuriers, avais-je écrit dans mon dossier de candidature. Deux mois plus tard, ma demande de visa permanent aux Etats-Unis était en route vers le bureau du Service d’Immigration et Naturalisation de San-José, Californie.
Les américains parlent souvent d’épiphanie dans le contexte de leur carrière. Il ne s’agit pas du moment où ils touchent la galette, ni du moment où ils se sentent les rois, mais de l’instant de la « manifestation d’une réalité cachée » (selon la définition du dictionnaire Trésor de la Langue Française). Pour moi, ce moment vint lors d’une réunion informelle « bière et pizza » un soir à la Business School peu de temps après mon arrivée. L’invité ce soir là était Steve Jobs. Vêtu comme à son habitude d’un col roulé noir, d’un jean et d’une paire de tennis, il s’assit par terre pour nous expliquer comment la technologie sur laquelle il travaillait au sein de sa société Next allait changer le monde, prenant ainsi le relai d’Apple, sa création précédente. Je découvrais le centre de l’univers. Le fait de me sentir semblable à ses habitants, hormis leur compte en banque et leur accent bien sûr, me décida à m’y installer.
Changer le monde. Vu de France, cela peut paraître manquer de sincérité. On prête souvent aux américains une motivation unique : le dollar. Pourtant, le succès du phénomène de l” Open Source montre que l’adoption par les masses, même sans aucun bénéfice financier, peut être une motivation au moins aussi forte pour un créateur, même dans la Silicon Valley. Bien entendu, les deux sont souvent liés : « nous finançons les entrepreneurs qui veulent changer le monde », déclare la société de capital risque à laquelle je suis associé ces jours-ci. Avec à son actif des succès comme Skype, revendu pour 2 milliards de dollars quelques années après sa création, il ne s’agit pas que de philanthropie.
Pour la petite histoire, Next, la société de Steve Jobs, n’a pas changé le monde. Mais deux ans après cette rencontre à Stanford, Pixar, une autre de ses sociétés, révolutionnait l’industrie du dessin animé avec Toy Story. Et bien entendu, dix ans plus tard, Steve Jobs reprenait du service avec iPod et iTunes…
Yahoo et les génies du marketing
Retour à la Business School de Stanford, fin 1994. Ceux d’entres nous qui partagent un fort intérêt pour la technologie reçoivent un e‑mail de deux étudiants du département ingéniérie, David Filo et Jerry Yang. Ils disent avoir besoin de nos conseils. Une réunion est organisée pour en discuter. Nous sommes une dizaine d’étudiants de la Business School rassemblés dans une petite salle de classe, mais seul Jerry Yang se trouve en face de nous.
- « Où est David Filo ?
– Il est un peu timide, il est assis derrière la porte. »
Jerry nous explique alors qu’ils ont créé un guide des sites intéressants sur ce nouveau système qui s’appelle le Word Wide Web, et qu’ils ont reçu des appels d’investisseurs en capital risque intéressés par leur projet.
- « Le problème, c’est qu’il voudrait que nous classions tout le web. Nous preférons nous concentrer sur les sites qui nous intéressent. Par ailleurs, ils souhaitent réaliser du chiffre d’affaires à travers la publicité, ce qui est en contradiction avec l’esprit de notre démarche.
- Comment s’appelle votre guide ?
- Pour l’instant, nous l’appelons yahoo, les initiales de « Yet Another Hierarchical Officious Oracle ».
- Ah. »
Moins de deux ans plus tard, en 1996, la société Yahoo, Inc. est introduite au Nasdaq. « La force de Yahoo, c’est sa marque. Ses deux fondateurs sont des génies du marketing », lit-on souvent…
La deuxième fortune du Canada
Nous sommes en 1996. Dans un café de Palo Alto, je tombe sur mon camarade Jeff. Jeff était l’un des étudiants les plus gentils, humbles et dévoués de la Business School. A sa sortie d’école, Jeff a pris un poste de développement stratégique chez Knight Ridder, une grosse société qui nous semble bien correspondre à son profil.
« Alors Jeff, toujous chez Knight Ridder ?
– Non, j’ai rejoint un ami qui a démarré une société internet. Il m’a donné un tiers de la société, je suis assez content. Tiens, voilà ma carte. »
Sur la carte, on lit :
Jeff Skool President Ebay
« Qu’est-ce que vous faites ?
– Nous facilitons les échanges commerciaux entre personnes.
– Ah. »
Quatre ans plus tard, je vois à nouveau Jeff. Cette fois-ci, en photo, dans l’article du magazine Forbes sur les hommes les plus riches du monde. Jeff est cité comme la deuxième plus grosse fortune du Canada. J’ai aussi revu Jeff peu de temps après dans le Jacuzzi de sa maison à Palo Alto, entouré des jeunes blondes californiennes. Mais c’est une autre histoire…
Sophia-Antipolis, Silicon Valley Française ?
Retour en 1995. A ma sortie de Stanford, je me suis lancé moi aussi dans la grande aventure. Je démarre une société pour développer un logiciel de manipulation de photos pour le grand public, en pariant sur le développement de la photo numérique (cela parait un pari évident aujourd’hui, mais on me regardait bizarrement en 1995). La société est basée à San Francisco, mais je décide d’ouvrir une filiale en France pour y embaucher mon équipe d’informaticiens. On me vante les mérites de Sophia-Antipolis, Silicon Valley Française. Ayant grandi dans la région, je me laisse convaincre et ouvre des bureaux dans un bel immeuble au milieu de la pinède. A peine installé, le téléphone retentit. Ce sont des caisses de prévoyance et de retraite complémentaire qui me vantent leurs mérites, accompagnant leurs propos d’un déluge de brochures et argumentaires de vente. Quelques semaines plus tard, un homme, âge mûr et l’air sérieux, sonne à la porte. Il représente la caisse CRCCRIACCR (ou quelque chose comme ça). Je lui dis que, étant pris par les démarches auprès de l’URSSAF et du greffe, je n’ai pas encore pu lire toutes les propositions qui ont innondé ma boite au lettre. Mais il a l’arme qui tue : il est muni d’une convention collective qui impose sa caisse aux sociétés comme la mienne.
« Mais si c’est le cas, pourquoi toutes ces autres caisses m’ont elles contacté ?
– Ils n’ont pas du lire la convention collective. »
Probablement.
Paris et le capitalisme anglo-saxon
1999. J’ai maintenant quitté le logiciel grand public pour faire comme tout le monde à San Francisco : créer une société internet. Pour ma recherche d’investisseurs, des amis Français me recommandent de venir à Paris, où parait-il l’industrie du capital risque est en plein boum. Effectivement, je n’ai aucune difficulté pour obtenir des rendez-vous, et 10 heures d’avion plus tard me voila en face d’un analyste (ou est-ce un stagiaire?) dans un salon feutré du 8ième arrondissement.
- « Donc nous pourrions investir 1 million d’euros, sur la base d’une valorisation avant investissement de ½ million d’euros.
– Ah ? Mais si on fait ça, je vais être…
– Dilué, oui. »
Assurément.
De retour à San Fransisco, des investisseurs locaux me proposent d’investir le même montant sur la base d’une valorisation 10 fois plus élevée que celle proposée par le stagiaire des Champs-Elysées. A peu près au même moment, je reçois ma carte verte.
Les montagnes russes du nouveau millénaire
Février 2000, Davos, Suisse. L’un des membres de mon conseil d’administration interrompt sa fondue pour m’annoncer la bonne nouvelle au téléphone :
« Le CEO de Cnet confirme, il veut acheter la société. Il a ouvert les négotiations à 60 millions de dollars. »
Je fais les comptes. Mon refus de l’offre du stagiaire des Champs Elysées m’a permis de garder 70% des parts, qui seraient ainsi valorisées à 42 millions de dollars. J’en parle à ma femme, nous sommes en désaccord : elle verrait notre maison d’été plutôt à Malibu en Californie, près de celle de Spielberg. Moi je suis plutôt Brigitte Bardot et St Tropez.
Quinze jours plus tard, l’action Cnet perd 15% en un jour. Les négociations sont interrompus. Six mois plus tard, j’annonce à mes soixante employés rassemblés dans une salle de réunion un Vendredi matin de passer me voir individuellement dans la journée, car Lundi nous serons trente dans la société. Deux mois plus tard nous sommes quinze employés ; Microsoft envoie quelques vautours en pantalon de toile à pinces et chemisette pour récupérer les meilleurs ingénieurs et notre proprieté intellectuelle au rabais.
Je déménage de San Francisco à New York où je retrouve un ami Français. Il a inventé une méthode pour reconnaitre les visages à partir des détails de la peau, plutôt qu’à partir des traits du visage comme le font tous les concurrents. Me voilà reparti pour changer le monde, ou au moins le monde des inspecteurs des douanes et de l’immigration. Un an plus tard, nous testons la technologie à Montréal lors d’un grand rassemblement de jumeaux identiques : soixante tests, 2 à 65 ans, 100% de réussite. Même Yvan et Yvon, deux sexagénaires québecois identiques à la ride près, ne peuvent nous tromper. Nous montrons ces résultats à Sagem à Cergy Pointoise, qui nous dit pouvoir faire mieux. Nous essayons Thalès au Vésinet. On nous envoie le responsible stratégie, fraîchement transféré des frégates, qui nous fait attendre. Je traverse la rivière Hudson pour rencontrer dans le New Jersey Identix, le leader américain. Deux mois plus tard, il nous rachète pour plusieurs millions. Cinq mois plus tard, grâce à notre technologie, Identix emporte l’appel d’offre pour les passeports américains, une base de données de 35 millions de visages.
L’efficacité des marchés mondiaux
Décembre 2005, Bucarest, Roumanie. Vous l’avez deviné, j’ai démarré une nouvelle start-up, à New York. L’idée est d’utiliser le principe collaboratif de l’internet actuel (« wiki » et autres « blogs ») pour créer le meilleur guide du logiciel professionnel. Dès l’idée validée, en Juillet 2005, je pars recruter deux X sortant de l’École, comme c’est devenu mon habitude. Toutefois, après quelques mois, l’un d’entre eux me communique son manque de passion pour le projet et son souhait de s’orienter vers les mathématiques financières. Pour le remplacer, je pense d’abord retourner à Palaiseau. Puis me vient une idée plus audacieuse : pourquoi ne pas chercher dans les écoles polytechniques un peu plus loin vers l’Est ? Trois semaines plus tard, me voilà donc à Bucarest, faisant passer des entretiens aux polytechniciens roumains, après les polytechniciens lithuaniens de Vilnius et les polytechniciens ukrainiens de Kiev. J’en embauche quatre au total. Chacun d’entre eux me coûte exactement un cinquième de ce que me coutait le polytechnicien Français – dit autrement, leur salaire mensuel est le prix d’un bon dîner à New York. Mais le jeune camarade qui vient de me quitter ne mourra pas de faim pour autant : il vient de trouver un travail dans la finance à New York, pour un salaire cinq fois supérieur à ce que je le payais !
Leçons à en tirer ?
Les succès de Yahoo et d’eBay ne sont ni l’effet du hasard ni l’œuvre de surdoués. Ils sont poussés par un système d’une puissance extraordinaire : le système de l’entreprenariat aux États-Unis. Dans ces deux cas, les venture capitalistes ont joué un rôle très important – Yahoo a été financé par Sequoia, eBay par Benchmark, deux des meilleures sociétés d’investissement. Mais tout l’environnement a contribué à leur succès. Les Ètats-Unis en général, et la Silicon Valley en particulier, ont créé une machine à produire des sociétés à succès. L’Amérique bénéficie bien sûr de son énorme marché interne. Mais je vois deux autres grands facteurs de succès :
- les réflexes et l’expertise développés à tous les maillons de la chaîne, du professeur au banquier d’investissement en passant par l’entrepreneur et l’avocat.
– la tendance des entreprises américaines à prendre des risques et à adopter rapidement les nouvelles technologies.
J’ai un peu noirci le tableau côté Français. La France compte maintenant des beaux succès poussés par des entrepreneurs talentueux et des investisseurs professionnels. Mais la France reste quand même prisonnière de son système d’après guerre. Les procédures restent compliquées, les lois rigides. Le rôle de l’Etat demeure important, ce qui a tendance à ralentir les développements de nouveaux marchés (avec quelques exception bien sûr, comme la carte à puce ou le GSM, mais l’arbre ne doit pas cacher la forêt). Au total, les clients ne prennent pas de risque, les nouvelles sociétés prennent du temps à se développer, leurs investisseurs gagnent moins d’argent, les valorisations restent basses. A cela s’ajoute l’étroitesse du marché. Je suis un fervent Européen, mais la construction d’un vrai marché unique va prendre des décennies.
Bref, dans le secteur des technologies de l’information, la France a besoin du savoir faire entrepreneurial et du marché américain. L’attitude de rivalité actuelle est contre-productive, à l’instar de Jacques Chirac menaçant de sa lance le moulin à vent googlesque. La pression va s’accroître à mesure que les pays de l’Est, l’Inde et la Chine se développent. L’Inde et la Chine l’ont d’ailleurs bien compris, en construisant une symbiose avec les Etats Unis à travers leurs émigrants. La France devrait suivre leur exemple. « Embrace and extend », c’est aussi la stratégie de Microsoft. Elle a pour elle le mérite de l’efficacité !