Jerry Yang

Aide-toi, l’Amérique t’aidera

Dossier : Les X en Amérique du NordMagazine N°617 Septembre 2006
Par Nicolas VANDENBERGHE (85)

Douce France
Cher pays de mon enfance
Ber­cée de tendre insouciance
Je t’ai gar­dée dans mon cœur !

Charles Tre­net, Douce France, 1943

Stanford Business School 1993–1995

Quand j’ai débar­qué à Stan­ford en Sep­tembre 1993, mes deux années de MBA à venir n’é­taient pour moi qu’un pas­sage vers d’autres des­ti­na­tions. Pro­chaines étapes : L’Eu­rope de l’Est ou l’A­sie, les nou­veaux espaces des vrais aven­tu­riers, avais-je écrit dans mon dos­sier de can­di­da­ture. Deux mois plus tard, ma demande de visa per­ma­nent aux Etats-Unis était en route vers le bureau du Ser­vice d’Im­mi­gra­tion et Natu­ra­li­sa­tion de San-José, Californie.

Les amé­ri­cains parlent sou­vent d’é­pi­pha­nie dans le contexte de leur car­rière. Il ne s’a­git pas du moment où ils touchent la galette, ni du moment où ils se sentent les rois, mais de l’ins­tant de la « mani­fes­ta­tion d’une réa­li­té cachée » (selon la défi­ni­tion du dic­tion­naire Tré­sor de la Langue Fran­çaise). Pour moi, ce moment vint lors d’une réunion infor­melle « bière et piz­za » un soir à la Busi­ness School peu de temps après mon arri­vée. L’in­vi­té ce soir là était Steve Jobs. Vêtu comme à son habi­tude d’un col rou­lé noir, d’un jean et d’une paire de ten­nis, il s’as­sit par terre pour nous expli­quer com­ment la tech­no­lo­gie sur laquelle il tra­vaillait au sein de sa socié­té Next allait chan­ger le monde, pre­nant ain­si le relai d’Apple, sa créa­tion pré­cé­dente. Je décou­vrais le centre de l’u­ni­vers. Le fait de me sen­tir sem­blable à ses habi­tants, hor­mis leur compte en banque et leur accent bien sûr, me déci­da à m’y installer.

Chan­ger le monde. Vu de France, cela peut paraître man­quer de sin­cé­ri­té. On prête sou­vent aux amé­ri­cains une moti­va­tion unique : le dol­lar. Pour­tant, le suc­cès du phé­no­mène de l” Open Source montre que l’a­dop­tion par les masses, même sans aucun béné­fice finan­cier, peut être une moti­va­tion au moins aus­si forte pour un créa­teur, même dans la Sili­con Val­ley. Bien enten­du, les deux sont sou­vent liés : « nous finan­çons les entre­pre­neurs qui veulent chan­ger le monde », déclare la socié­té de capi­tal risque à laquelle je suis asso­cié ces jours-ci. Avec à son actif des suc­cès comme Skype, reven­du pour 2 mil­liards de dol­lars quelques années après sa créa­tion, il ne s’a­git pas que de philanthropie.

Pour la petite his­toire, Next, la socié­té de Steve Jobs, n’a pas chan­gé le monde. Mais deux ans après cette ren­contre à Stan­ford, Pixar, une autre de ses socié­tés, révo­lu­tion­nait l’in­dus­trie du des­sin ani­mé avec Toy Sto­ry. Et bien enten­du, dix ans plus tard, Steve Jobs repre­nait du ser­vice avec iPod et iTunes…

Yahoo et les génies du marketing

Retour à la Busi­ness School de Stan­ford, fin 1994. Ceux d’entres nous qui par­tagent un fort inté­rêt pour la tech­no­lo­gie reçoivent un e‑mail de deux étu­diants du dépar­te­ment ingé­nié­rie, David Filo et Jer­ry Yang. Ils disent avoir besoin de nos conseils. Une réunion est orga­ni­sée pour en dis­cu­ter. Nous sommes une dizaine d’é­tu­diants de la Busi­ness School ras­sem­blés dans une petite salle de classe, mais seul Jer­ry Yang se trouve en face de nous.

- « Où est David Filo ?
– Il est un peu timide, il est assis der­rière la porte. »

Jer­ry nous explique alors qu’ils ont créé un guide des sites inté­res­sants sur ce nou­veau sys­tème qui s’ap­pelle le Word Wide Web, et qu’ils ont reçu des appels d’in­ves­tis­seurs en capi­tal risque inté­res­sés par leur projet.

- « Le pro­blème, c’est qu’il vou­drait que nous clas­sions tout le web. Nous pre­fé­rons nous concen­trer sur les sites qui nous inté­ressent. Par ailleurs, ils sou­haitent réa­li­ser du chiffre d’af­faires à tra­vers la publi­ci­té, ce qui est en contra­dic­tion avec l’es­prit de notre démarche. 
- Com­ment s’ap­pelle votre guide ?
- Pour l’ins­tant, nous l’ap­pe­lons yahoo, les ini­tiales de « Yet Ano­ther Hie­rar­chi­cal Offi­cious Oracle ».
- Ah. »

Moins de deux ans plus tard, en 1996, la socié­té Yahoo, Inc. est intro­duite au Nas­daq. « La force de Yahoo, c’est sa marque. Ses deux fon­da­teurs sont des génies du mar­ke­ting », lit-on souvent…

Jer­ry Yang. © YAHOO David FILO
David FILO © YAHOO

La deuxième fortune du Canada

Nous sommes en 1996. Dans un café de Palo Alto, je tombe sur mon cama­rade Jeff. Jeff était l’un des étu­diants les plus gen­tils, humbles et dévoués de la Busi­ness School. A sa sor­tie d’é­cole, Jeff a pris un poste de déve­lop­pe­ment stra­té­gique chez Knight Rid­der, une grosse socié­té qui nous semble bien cor­res­pondre à son profil.

« Alors Jeff, tou­jous chez Knight Ridder ?
– Non, j’ai rejoint un ami qui a démar­ré une socié­té inter­net. Il m’a don­né un tiers de la socié­té, je suis assez content. Tiens, voi­là ma carte. »

Sur la carte, on lit :

Jeff Skool Pre­sident Ebay

« Qu’est-ce que vous faites ?
– Nous faci­li­tons les échanges com­mer­ciaux entre personnes.
– Ah. »

Quatre ans plus tard, je vois à nou­veau Jeff. Cette fois-ci, en pho­to, dans l’ar­ticle du maga­zine Forbes sur les hommes les plus riches du monde. Jeff est cité comme la deuxième plus grosse for­tune du Cana­da. J’ai aus­si revu Jeff peu de temps après dans le Jacuz­zi de sa mai­son à Palo Alto, entou­ré des jeunes blondes cali­for­niennes. Mais c’est une autre histoire…

Sophia-Antipolis, Silicon Valley Française ?

Retour en 1995. A ma sor­tie de Stan­ford, je me suis lan­cé moi aus­si dans la grande aven­ture. Je démarre une socié­té pour déve­lop­per un logi­ciel de mani­pu­la­tion de pho­tos pour le grand public, en pariant sur le déve­lop­pe­ment de la pho­to numé­rique (cela parait un pari évident aujourd’­hui, mais on me regar­dait bizar­re­ment en 1995). La socié­té est basée à San Fran­cis­co, mais je décide d’ou­vrir une filiale en France pour y embau­cher mon équipe d’in­for­ma­ti­ciens. On me vante les mérites de Sophia-Anti­po­lis, Sili­con Val­ley Fran­çaise. Ayant gran­di dans la région, je me laisse convaincre et ouvre des bureaux dans un bel immeuble au milieu de la pinède. A peine ins­tal­lé, le télé­phone reten­tit. Ce sont des caisses de pré­voyance et de retraite com­plé­men­taire qui me vantent leurs mérites, accom­pa­gnant leurs pro­pos d’un déluge de bro­chures et argu­men­taires de vente. Quelques semaines plus tard, un homme, âge mûr et l’air sérieux, sonne à la porte. Il repré­sente la caisse CRCCRIACCR (ou quelque chose comme ça). Je lui dis que, étant pris par les démarches auprès de l’URS­SAF et du greffe, je n’ai pas encore pu lire toutes les pro­po­si­tions qui ont innon­dé ma boite au lettre. Mais il a l’arme qui tue : il est muni d’une conven­tion col­lec­tive qui impose sa caisse aux socié­tés comme la mienne.

« Mais si c’est le cas, pour­quoi toutes ces autres caisses m’ont elles contacté ?
– Ils n’ont pas du lire la conven­tion collective. »

Pro­ba­ble­ment.

Paris et le capitalisme anglo-saxon

1999. J’ai main­te­nant quit­té le logi­ciel grand public pour faire comme tout le monde à San Fran­cis­co : créer une socié­té inter­net. Pour ma recherche d’in­ves­tis­seurs, des amis Fran­çais me recom­mandent de venir à Paris, où parait-il l’in­dus­trie du capi­tal risque est en plein boum. Effec­ti­ve­ment, je n’ai aucune dif­fi­cul­té pour obte­nir des ren­dez-vous, et 10 heures d’a­vion plus tard me voi­la en face d’un ana­lyste (ou est-ce un sta­giaire?) dans un salon feu­tré du 8ième arrondissement.

- « Donc nous pour­rions inves­tir 1 mil­lion d’eu­ros, sur la base d’une valo­ri­sa­tion avant inves­tis­se­ment de ½ mil­lion d’euros.
– Ah ? Mais si on fait ça, je vais être…
– Dilué, oui. »

Assurément.

De retour à San Fran­sis­co, des inves­tis­seurs locaux me pro­posent d’in­ves­tir le même mon­tant sur la base d’une valo­ri­sa­tion 10 fois plus éle­vée que celle pro­po­sée par le sta­giaire des Champs-Ely­sées. A peu près au même moment, je reçois ma carte verte.

Les montagnes russes du nouveau millénaire

Février 2000, Davos, Suisse. L’un des membres de mon conseil d’ad­mi­nis­tra­tion inter­rompt sa fon­due pour m’an­non­cer la bonne nou­velle au téléphone :

« Le CEO de Cnet confirme, il veut ache­ter la socié­té. Il a ouvert les négo­tia­tions à 60 mil­lions de dollars. »

Je fais les comptes. Mon refus de l’offre du sta­giaire des Champs Ely­sées m’a per­mis de gar­der 70% des parts, qui seraient ain­si valo­ri­sées à 42 mil­lions de dol­lars. J’en parle à ma femme, nous sommes en désac­cord : elle ver­rait notre mai­son d’é­té plu­tôt à Mali­bu en Cali­for­nie, près de celle de Spiel­berg. Moi je suis plu­tôt Bri­gitte Bar­dot et St Tropez.

Quinze jours plus tard, l’ac­tion Cnet perd 15% en un jour. Les négo­cia­tions sont inter­rom­pus. Six mois plus tard, j’an­nonce à mes soixante employés ras­sem­blés dans une salle de réunion un Ven­dre­di matin de pas­ser me voir indi­vi­duel­le­ment dans la jour­née, car Lun­di nous serons trente dans la socié­té. Deux mois plus tard nous sommes quinze employés ; Micro­soft envoie quelques vau­tours en pan­ta­lon de toile à pinces et che­mi­sette pour récu­pé­rer les meilleurs ingé­nieurs et notre pro­prie­té intel­lec­tuelle au rabais.

Je démé­nage de San Fran­cis­co à New York où je retrouve un ami Fran­çais. Il a inven­té une méthode pour recon­naitre les visages à par­tir des détails de la peau, plu­tôt qu’à par­tir des traits du visage comme le font tous les concur­rents. Me voi­là repar­ti pour chan­ger le monde, ou au moins le monde des ins­pec­teurs des douanes et de l’im­mi­gra­tion. Un an plus tard, nous tes­tons la tech­no­lo­gie à Mont­réal lors d’un grand ras­sem­ble­ment de jumeaux iden­tiques : soixante tests, 2 à 65 ans, 100% de réus­site. Même Yvan et Yvon, deux sexa­gé­naires qué­be­cois iden­tiques à la ride près, ne peuvent nous trom­per. Nous mon­trons ces résul­tats à Sagem à Cer­gy Poin­toise, qui nous dit pou­voir faire mieux. Nous essayons Tha­lès au Vési­net. On nous envoie le res­pon­sible stra­té­gie, fraî­che­ment trans­fé­ré des fré­gates, qui nous fait attendre. Je tra­verse la rivière Hud­son pour ren­con­trer dans le New Jer­sey Iden­tix, le lea­der amé­ri­cain. Deux mois plus tard, il nous rachète pour plu­sieurs mil­lions. Cinq mois plus tard, grâce à notre tech­no­lo­gie, Iden­tix emporte l’ap­pel d’offre pour les pas­se­ports amé­ri­cains, une base de don­nées de 35 mil­lions de visages.

L’efficacité des marchés mondiaux

Décembre 2005, Buca­rest, Rou­ma­nie. Vous l’a­vez devi­né, j’ai démar­ré une nou­velle start-up, à New York. L’i­dée est d’u­ti­li­ser le prin­cipe col­la­bo­ra­tif de l’in­ter­net actuel (« wiki » et autres « blogs ») pour créer le meilleur guide du logi­ciel pro­fes­sion­nel. Dès l’i­dée vali­dée, en Juillet 2005, je pars recru­ter deux X sor­tant de l’É­cole, comme c’est deve­nu mon habi­tude. Tou­te­fois, après quelques mois, l’un d’entre eux me com­mu­nique son manque de pas­sion pour le pro­jet et son sou­hait de s’o­rien­ter vers les mathé­ma­tiques finan­cières. Pour le rem­pla­cer, je pense d’a­bord retour­ner à Palai­seau. Puis me vient une idée plus auda­cieuse : pour­quoi ne pas cher­cher dans les écoles poly­tech­niques un peu plus loin vers l’Est ? Trois semaines plus tard, me voi­là donc à Buca­rest, fai­sant pas­ser des entre­tiens aux poly­tech­ni­ciens rou­mains, après les poly­tech­ni­ciens lithua­niens de Vil­nius et les poly­tech­ni­ciens ukrai­niens de Kiev. J’en embauche quatre au total. Cha­cun d’entre eux me coûte exac­te­ment un cin­quième de ce que me cou­tait le poly­tech­ni­cien Fran­çais – dit autre­ment, leur salaire men­suel est le prix d’un bon dîner à New York. Mais le jeune cama­rade qui vient de me quit­ter ne mour­ra pas de faim pour autant : il vient de trou­ver un tra­vail dans la finance à New York, pour un salaire cinq fois supé­rieur à ce que je le payais !

Yahoo building

Leçons à en tirer ?

Les suc­cès de Yahoo et d’e­Bay ne sont ni l’ef­fet du hasard ni l’œuvre de sur­doués. Ils sont pous­sés par un sys­tème d’une puis­sance extra­or­di­naire : le sys­tème de l’en­tre­pre­na­riat aux États-Unis. Dans ces deux cas, les ven­ture capi­ta­listes ont joué un rôle très impor­tant – Yahoo a été finan­cé par Sequoia, eBay par Bench­mark, deux des meilleures socié­tés d’in­ves­tis­se­ment. Mais tout l’en­vi­ron­ne­ment a contri­bué à leur suc­cès. Les Ètats-Unis en géné­ral, et la Sili­con Val­ley en par­ti­cu­lier, ont créé une machine à pro­duire des socié­tés à suc­cès. L’A­mé­rique béné­fi­cie bien sûr de son énorme mar­ché interne. Mais je vois deux autres grands fac­teurs de succès :

- les réflexes et l’ex­per­tise déve­lop­pés à tous les maillons de la chaîne, du pro­fes­seur au ban­quier d’in­ves­tis­se­ment en pas­sant par l’en­tre­pre­neur et l’avocat.
– la ten­dance des entre­prises amé­ri­caines à prendre des risques et à adop­ter rapi­de­ment les nou­velles technologies.

J’ai un peu noir­ci le tableau côté Fran­çais. La France compte main­te­nant des beaux suc­cès pous­sés par des entre­pre­neurs talen­tueux et des inves­tis­seurs pro­fes­sion­nels. Mais la France reste quand même pri­son­nière de son sys­tème d’a­près guerre. Les pro­cé­dures res­tent com­pli­quées, les lois rigides. Le rôle de l’E­tat demeure impor­tant, ce qui a ten­dance à ralen­tir les déve­lop­pe­ments de nou­veaux mar­chés (avec quelques excep­tion bien sûr, comme la carte à puce ou le GSM, mais l’arbre ne doit pas cacher la forêt). Au total, les clients ne prennent pas de risque, les nou­velles socié­tés prennent du temps à se déve­lop­per, leurs inves­tis­seurs gagnent moins d’argent, les valo­ri­sa­tions res­tent basses. A cela s’a­joute l’é­troi­tesse du mar­ché. Je suis un fervent Euro­péen, mais la construc­tion d’un vrai mar­ché unique va prendre des décennies.

Bref, dans le sec­teur des tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion, la France a besoin du savoir faire entre­pre­neu­rial et du mar­ché amé­ri­cain. L’at­ti­tude de riva­li­té actuelle est contre-pro­duc­tive, à l’ins­tar de Jacques Chi­rac mena­çant de sa lance le mou­lin à vent goo­glesque. La pres­sion va s’ac­croître à mesure que les pays de l’Est, l’Inde et la Chine se déve­loppent. L’Inde et la Chine l’ont d’ailleurs bien com­pris, en construi­sant une sym­biose avec les Etats Unis à tra­vers leurs émi­grants. La France devrait suivre leur exemple. « Embrace and extend », c’est aus­si la stra­té­gie de Micro­soft. Elle a pour elle le mérite de l’efficacité !

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