Albéniz, Kurt Weill, Svetlanov, Chostakovitch
Beethoven, Schubert, Schumann, Chopin : peut-on oser exprimer un sentiment de satiété devant ces musiciens qui s’essoufflent à essayer de nous montrer qu’ils ont leur propre vision de telle œuvre, alors que notre religion est faite depuis longtemps au profit de nos interprètes favoris et irremplaçables ? Pourquoi essayer de concurrencer Furtwängler, Samson François, Karajan, Perlman, Bernstein, alors que tant d’œuvres dorment encore dans des cartons, que les musiciens d’aujourd’hui pourraient nous faire découvrir ?
Le génie abhorre les sentiers battus ; il préfère ouvrir un sillon dans les champs à creuser une ornière sur la route.
Jules Petit-Senn, Bluettes et boutades
Albéniz, Iberia
Qu’Albéniz, Granados, Falla, Turina, Mompou soient si peu joués est inexplicable. Nelson Goerner vient d’enregistrer la suite Iberia d’Albéniz et c’est un enchantement. Une écriture pianistique d’une extrême subtilité et d’une grande virtuosité qui relègue Liszt au rang des vieilles lunes, et par-dessus tout une invention mélodique et rythmique qui débouche sur une écoute jubilatoire. Le pianiste argentin, un des très grands d’aujourd’hui, révèle cette musique exquise et complexe par un jeu cristallin, délié, qui ne laisse aucun détail dans l’ombre. Un renouveau, un petit chef‑d’œuvre.
Ievgueni Svetlanov compositeur
On connaît bien ce chef russe, sa direction dionysiaque, ses envolées à couper le souffle. Ces qualités s’expriment bien dans Petrouchka, le ballet de Stravinski qu’on peut à juste titre placer au sommet de son œuvre (et même au-dessus du Sacre) et qu’il dirige à la tête de l’Orchestre philharmonique de Radio France. Mais la révélation de ce disque est le Poème pour violon et orchestre à la mémoire de David Oïstrakh, avec Vadim Repin au violon. Svetlanov utilise la palette de la musique russe romantique sans se croire obligé d’y glisser des dissonances, voire pire, pour « faire chic ». Le résultat est une pièce profondément émouvante, superbement écrite, qui montre, s’il en était besoin, que l’on peut aujourd’hui composer – hors la musique de film – de la musique rigoureusement tonale pour le concert, aux seules conditions d’être inspiré et de posséder le don de l’écriture et de l’orchestration.
Symphonies
Kurt Weill est surtout connu, en France, pour ses musiques pour la scène – L’Opéra de quat’sous, Mahagonny, etc. – et ses chansons (ses songs, disent les snobs). En réalité, avant de fuir le nazisme qui avait classé sa musique parmi la entartete Musik (musique dégénérée) pour la France puis les États-Unis, il a d’abord été un compositeur de musique de concert, aux côtés de Berg et Zemlinsky : cantates, musique symphonique, musique de chambre. Son style « expressionniste » – harmonies classiques mais enchaînements improbables, orchestrations très originales faisant la part belle aux vents – lui a permis d’écrire de la musique populaire, tout comme Gershwin et Bernstein, et de gagner sa vie aux USA tout en restant avant tout un « classique ». Sa 2e Symphonie, terminée et créée à Paris grâce à la princesse de Polignac, que vient d’enregistrer l’Orchestre philharmonique de Rotterdam dirigé par Lahav Shani, est une révélation : une belle musique, intelligente, provocante et séduisante au premier abord, comme un tableau de Kirchner. On attend avec impatience de découvrir ses quatuors, son concerto pour violon, ses cantates, ses opéras : une mine inépuisable pour des interprètes prêts à sortir des sentiers battus.
Sur le même disque, par les mêmes interprètes, la 5e Symphonie de Chostakovitch, une des plus belles et des plus jouées ; elle réconcilia le compositeur avec la critique soviétique qui ne perçut pas son caractère parodique, enthousiasmée par la marche finale, « triomphe » que Rostropovitch qualifiera plus tard de « triomphe des idiots ».
La 10e Symphonie, enregistrée par Tugan Sokhiev à la tête de son Orchestre national du Capitole de Toulouse, est d’une tout autre période que celle où Chostakovitch dormait tout habillé en attendant la visite du KGB. Composée après la mort de Staline, elle veut, selon les mots du compositeur, « exprimer les sentiments et les passions de l’homme », mais elle n’échappe pas, justement, à l’oppression et l’inquiétude qui ont marqué la vie de Chostakovitch tout en se résolvant, in fine, dans la joie apparente. La grande symphonie d’une vie.
Commentaire
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Merci, cher camarade, pour ces éléments passionnants. KWeill me fait penser à un autre compositeur tombé dans l’oubli pour des raisons idéologiques autant que musicales,Hanns Eisler, dont j’ai enregistré en concert à la Maison de la Radio la 2° sonate en 1980 (à +ou- 1 an près). Il a également été élève de Schönberg et mon maître Max Deutsch en avait conservé des partitions dont cette sonate qu’il m’avait confiée. Des musiques de scène furent souvent jouées dans les cabarets berlinois des années 20, celles de Weill, Eisler ainsi que des Kabarettlieder de ces 2 auteurs sur des poèmes de Tucholsky.
Bien amicalement.
Daniel Cadé (X61)