Albert JACQUARD (45), la science au fondement de l’humanisme
À neuf ans, à la suite d’un accident de voiture où il perdra son frère et ses grands-parents, Albert est défiguré. Le regard que les autres portent sur lui commence alors à prendre une importance considérable.
Il veut racheter son existence en prouvant sa valeur par les études. Élève brillant, il obtient un double baccalauréat en mathématiques et philosophie.
Il intègre Polytechnique en 1945. Il est dans le moule, celui de l’élite nationale dans lequel tant de générations se sont succédé et qui fait encore rêver les jeunes. Pourtant, à l’X, Albert ressent l’égoïsme des ambitions des uns et le manque de discernement des autres.
“ J’ai été un passager de l’histoire ”
Cela l’invite à réfléchir sur le conformisme et l’attitude passive face aux événements entretenue par cette machine à fabriquer des cadres supérieurs de l’État.
Il dira plus tard : « J’ai vécu la Libération comme un événement extérieur. J’ai été un passager de l’histoire. J’ai été très long à m’apercevoir qu’il fallait que je choisisse mon camp. J’étais dans le camp des salauds : ceux qui laissent faire et finalement attendent que les choses s’arrangent. »
Le parcours d’un marginal
La biologie n’est alors pas enseignée à l’X dont les programmes restent très imprégnés de mathématiques et de techniques. Et, s’il a l’intuition que c’est un domaine porteur, il restera dans une voie tracée par l’École pendant encore quinze ans (ingénieur des Manufactures, puis à la Seita).
C’est en 1966 qu’il partira finalement étudier la génétique des populations aux États-Unis, changeant ainsi radicalement d’orientation. Même si cette découverte des mécanismes biologiques arrive tard (il a 45 ans lorsqu’il obtient son doctorat de génétique), elle lui donne des armes redoutables pour les combats conceptuels qu’il mènera toute sa vie (le racisme, l’intelligence, l’inné et l’acquis).
Il occupe ensuite plusieurs postes d’enseignement à l’université. Ses méthodes pédagogiques sont révolutionnaires ; il refuse les examens traditionnels et donne la même note à tout le monde. Il se bat pour que les élèves se questionnent et raisonnent au lieu d’apprendre par cœur.
Ces approches ne font cependant pas l’unanimité : sa hiérarchie le force plusieurs fois à changer de poste. Pourtant, l’éducation est le point névralgique de la société.
Le monde de demain se construit aujourd’hui dans les écoles. C’est une évidence pour Jacquard. À l’heure où la télévision et Internet abrutissent les masses en livrant une information reçue passivement et en supprimant les questionnements, le rôle crucial des professeurs est d’inculquer l’envie de comprendre par soi-même.
Il s’agit avant tout de susciter l’émerveillement devant le monde qui nous entoure et dans lequel il faut savoir faire preuve de bon sens pour avancer. Or notre système éducatif, constate-t-il avec amertume, est fondé sur l’esprit de compétition et la sélection.
Ce sont les moteurs d’une économie en crise, d’un monde où l’humain et le collectif disparaissent pour laisser place au profit et à l’individualisme.
Accessible à tous
Les médias commencent progressivement à s’intéresser à cette figure originale du scientifique engagé qui se rend accessible à tous.
“ On le voit sur tous les fronts du combat humaniste”
On le voit sur tous les fronts du combat humaniste, sur le devant de la scène lorsqu’il s’agit des questions de discriminations et de droit au logement pour les plus démunis, dans les coulisses en tant que membre du Comité consultatif national d’éthique ou de l’Organisation mondiale de la santé.
Nombreux sont ceux qui auront pu bénéficier de son soutien. Innombrables ceux qui ont reconnu dans son discours et ses ouvrages le bien-fondé de son propos et qui perpétuent son action aujourd’hui.
Une quête personnelle
Qu’apporte le récit de ce parcours aux polytechniciens du XXIe siècle, pas encore ou à peine sortis de cette École qui, de toute façon, a bien changé depuis soixante-dix ans ?
ÉVITER LE « BURN-OUT »
Qu’y a‑t-il encore de vrai dans cette vision ? Presque rien, presque tout. Les X intègrent en grande majorité l’École sans savoir ce qu’ils veulent faire de leur vie et beaucoup admettent l’avoir choisie sans vraiment savoir ce qui les attendait.
À peine a‑t-on le temps de questionner nos valeurs et nos désirs et nous voilà catapultés dans le monde du « travail » en même temps que dans celui des « adultes » que nous sommes devenus sans nous en rendre compte. Facile alors d’être happé par telle ou telle entreprise, laboratoire ou cabinet, encensé par une réputation qui nous précède.
Il faut attendre plusieurs années avant de s’apercevoir si ce chemin nous correspond ou pas ; mais alors il est difficile d’en changer. Au lieu de se casser la tête à réussir son plan de carrière, peut-être devrait-on s’employer à éviter le burn-out.
Si le début du parcours d’Albert Jacquard semble tracé comme une route nationale, l’X lui offre enfin l’occasion de s’interroger sur sa philosophie de vie. Certes il est diplômé de la plus prestigieuse des écoles d’ingénieurs françaises (comme disent les médias), mais l’X ne lui a pas plu. Elle l’a dégoûté du conformisme et il s’en servira souvent comme d’un mauvais exemple.
Cette expérience n’est pas recommandable selon lui car elle cristallise l’hypocrisie de la société qui crée des générations d’élites, sélectionnées selon des critères malsains. Des potentiels accaparés dans de hautes fonctions peu utiles tandis que la société se casse la figure.
Ce que l’on peut apprendre au travers de l’histoire d’Albert Jacquard, c’est qu’il est possible de réussir admirablement au terme d’un parcours atypique. Son chemin se construit sur une quête personnelle de valeurs et d’un regard sur le monde. Les sciences lui ont permis de les trouver et son engagement l’a mis en cohérence avec cette quête et ce regard.
Les nouvelles révolutions
Une autre réflexion de Jacquard doit trouver une résonance particulière pour les X : celle qu’il a menée sur le contexte scientifique et les paradigmes de notre époque. L’histoire des croyances a toujours été marquée de concepts phares que nul n’osait remettre en cause tant ils étaient ancrés dans le quotidien (pensons à la Terre plate).
Mais certains hommes, usant à la fois de démonstrations scientifiques rigoureuses et (surtout) de courage se sont opposés à ces idées reçues et ont permis le changement des concepts.
On parle de révolutions scientifiques, telles que celles de Copernic et Galilée. Jacquard considère le XXe siècle comme la plus grosse de ces « révolutions ».
“ Le siècle précédent a été celui de la déconstruction ”
Tous les concepts paradigmatiques que nous avions sont remis en cause : le déterminisme avec Poincaré et la théorie du chaos, le temps et l’espace avec la relativité d’Einstein, la matière avec la mécanique quantique, la vie et la médecine avec la biologie moléculaire et la génétique, l’esprit humain avec la psychanalyse freudienne, l’information avec Internet, etc. Tout est à revoir.
Le siècle qui précède le nôtre a été celui de la déconstruction. Comment progresser dans le champ de ruines de concepts qu’il nous a laissé ?
D’un point de vue scientifique, la recherche propose d’elle-même les nouveaux paradigmes qui inactivent les anciens (la mécanique quantique remplace la classique, la relativité remplace l’idée de temps linéaire).
D’un point de vue sociétal, les ruptures se font souvent sans apporter de pont vers un nouveau paradigme. On peut penser au gouffre que représente l’invention du numérique. Il s’agit d’une modification cruciale de la société bien plus grande que la révolution copernicienne qui, après tout, ne changeait pas le quotidien de la majorité des gens (qui se moquaient bien des querelles théologiques).
Au XXIe siècle, tout le monde est touché par ces nouvelles données et personne ne peut avoir idée de ce qu’il adviendra demain, de la façon dont la communauté mondiale va s’y adapter.
“ On emploie des mots vides de sens ou trompeurs ”
Jacquard fait lui-même partie de cette lignée de casseurs de paradigmes. Sa démarche est astucieuse. Pour trouver les concepts désuets dont nous restons prisonniers il faut s’attaquer à ce qui nous empêche de les déceler : l’habitude, certes, mais surtout le langage. Il est tellement commun de parler, cela fait partie de l’inconscient, si bien qu’une fois appris on emploie des mots vides de sens ou trompeurs.
C’est le cas de la problématique autour des « races ». Selon Jacquard, le racisme n’a pas de fondement car le mot même qui lui sert de support n’a pas de sens : depuis l’arrivée de la génétique nous savons qu’il n’est pas possible de différencier le génome d’un Éthiopien de celui d’un Suédois et que les traits physiques n’ont aucun lien avec les traits de comportement.
Penser pouvoir classer les populations selon tel ou tel critère physique est déjà absurde, mais le pire est que ceux qui s’adonnent à ces comparaisons font l’horreur de substituer à la différence qu’ils observent la hiérarchie qui les rassure.
Remettre l’humain au centre
La frénésie de la remise en cause scientifique est intrinsèquement liée à la condition humaine qui cherche à comprendre ce qui l’entoure. Mais, de par sa vitesse, elle conduit au monde que l’on connaît et qui échappe littéralement à tout contrôle.
COMPRENDRE ET TRANSMETTRE
Cité dans l’annuaire de l’X parmi les « polytechniciens illustres » dans la catégorie « vocations singulières », Albert Jacquard est une figure qui nous touche.
Son parcours prouve que l’anticonformisme est une clé pour se construire une personnalité. La sienne était forte, complète et assumée. Fondée sur une lucidité scientifique à l’égard du monde, sa philosophie est à la portée de tous.
En tant que polytechniciens, n’oublions pas que nous sommes des hommes et des femmes ayant bénéficié d’une éducation scientifique du plus haut niveau et que nous sommes de fait les ambassadeurs du raisonnement et du bon sens.
Comme l’a fait Albert Jacquard, nous devons cultiver toujours cette envie de comprendre et ce devoir de transmettre.
Se dirige-t- il vers un suicide de l’humanité (les façons sont multiples : pandémie, guerre nucléaire, réchauffement climatique, etc.) ou aboutira-t-il à un nouvel équilibre (avec ou sans l’homme sous sa forme actuelle) ? Les deux alternatives ont leur part de vraisemblance.
Comment trouver un tant soit peu d’optimisme dans ce chaos menaçant ? Il faut chercher des repères, des valeurs stables qui nous aident à nous conduire au quotidien et à vivre avec ces constantes révolutions. La réponse de Jacquard est de remettre d’urgence l’humain au centre de toutes les priorités. Nous avons oublié complètement l’Autre pendant ce siècle de déconstruction qu’a été le XXe siècle, alors qu’il est notre seul rempart contre l’excès.
Agissons de manière à effectuer cette opération élémentaire qui consiste à se dire que l’autre est comme moi, que nous avons des génomes quasi identiques et que par conséquent il y a un peu de moi en lui. Il n’en faut pas davantage pour faire émerger les valeurs morales dans l’homme.