Albert PLENT (39) 1919–2000
C’est entouré de l’affection de sa femme, de ses enfants, de ses petits-enfants, qu’Albert Plent s’est éteint le 24 octobre dernier à Bonson dans les Alpes-Maritimes. À ses obsèques se pressait une foule dense d’amis, de voisins, et d’élus des communes environnantes. Le maire du village, Jean-Marie Audoli, commença son discours par quatre mots qui résumaient l’essentiel : » un homme d’exception nous a quittés « .
Qui était donc ce camarade ainsi regretté de tous ?
Albert Plent est né en 1919 dans une famille d’agriculteurs des Alpes- Maritimes.
Reçu à l’X en 1939, il fait ses études à Lyon en 1940–1942. Pour la plupart de ses camarades il semble effacé, alors qu’il est simplement discret. Ses intimes ont perçu, sous une carapace de » bon sauvage « , une personnalité ardente et généreuse, pétillante d’idées sur les thèmes les plus variés.
Quoique peu porté sur un rythme intense de travail, il sort 14e de sa demi-promotion (la promo 39 a été fractionnée), et il est admis dans le GM dont l’école est alors implantée à Toulon.
Après une première année trop théorique à son gré, il passe à Paris une deuxième année plus active, où il manifeste, aux yeux des camarades avec qui il fait popote, une ferveur mystique qui resurgira trente ans plus tard dans sa retraite montagnarde.
Sa prise de fonction à Toulon libère sa capacité d’innovateur et de réalisateur, avec une vocation dominante : le développement des hommes. Sur sa demande, il est chargé, avant même d’être affecté au Département des torpilles, de la direction de l’École d’apprentissage.
Portrait d’Albert Plent, peint par Albert Herreng.
Il y introduit des méthodes pédagogiques nouvelles qui en feront plus tard un modèle pour d’autres établissements. Notamment les méthodes de TWI qui ont si bien réussi aux États-Unis pendant la guerre.
Son contact avec les jeunes est tout de suite confiant et entraînant ; la distance qu’il maintient dans sa vie avec le petit monde des » installés « , sa curiosité pour les idées neuves, et sa sympathie pour les comportements insolites lui permettent de tirer de ses apprentis une ardeur au travail inaccoutumée.
Au bout de dix ans à Toulon il est toujours passionné par le développement des hommes que la Marine lui a confiés mais il cherche un nouveau terrain d’action.
Il le trouve à la DCAN de Dakar où deux défis lui sont offerts : l’un industriel, accroître des performances de qualité et de productivité, l’autre politique et humain, préparer et mettre en œuvre un plan de sénégalisation du personnel.
Autour de ces objectifs, il bâtit un programme et obtient un budget qui lui permet de faire venir de France, grâce à divers avantages, d’excellents collaborateurs acceptant, comme lui, de jouer un double rôle de technicien et de formateur.
Pour souligner l’importance de la gestion du personnel, il en prend directement la responsabilité, en étendant son intervention au personnel des sous-traitants.
Ses négociations avec la municipalité pour les logements et les transports du personnel l’amènent à collaborer avec les membres du parti d’opposition et il se sent espionné à ce sujet. Cela ne l’empêche pas d’être décoré, par le président Senghor lui-même, de » l’Ordre du Lion « .
Sur le chantier, il apprend à connaître personnellement tous ses hommes et fait établir pour chacun un plan de formation spécifique ; il invente, avant que la mode ne s’en empare, les cercles de qualité et les équipes autonomes, afin de responsabiliser chaque individu.
Au bout de deux ans, l’arsenal de Dakar est en nette progression et, en 1961, la Jeanne elle-même vient y faire sa révision périodique.
Cette réussite attire sur Albert Plent l’attention des consultants d’EUREQUIP, en mission au Sénégal, et Silvère Seurat, leur patron, l’invite à venir le voir.
Laissons la parole à Silvère Seurat :
» Le courant est passé tout de suite entre nous au cours d’un entretien qui est toujours présent à ma mémoire. À cette époque – 1962 – Albert est encore dans la Marine, mais il pense y avoir fait le tour de ce qui le passionne le plus : la découverte et le développement des hommes. D’abord à Toulon avec la formation des jeunes apprentis, ensuite à Dakar dans la conduite simultanée du plan de sénégalisation du personnel et de la reconquête de la qualité.
Il me fait bien comprendre que cette passion ne l’a pas conduit à rejeter la technique ni la culture scientifique. Il s’est au contraire ingénié, me précise-t-il, à concilier les travaux des psychologues suisses – Carrard et surtout Piaget -, avec les leçons données par les Américains en guerre, s’appuyant sur le TWI.
Mais il ajoute avec son sourire : » Comment poursuivre dans cette voie ? Dans la Marine, à mon grade, il faut faire des choses réputées plus sérieuses ; dans une Université on me demandera des diplômes que je n’ai pas, et dans les entreprises, on me rira au nez. »
En entendant un propos aussi lucide, je me sens conquis par le personnage, souriant, modeste, profond, aussi bien que par son parcours professionnel rejoignant les ambitions d’EUREQUIP que j’ai lancée trois ans plus tôt. Je lui décris quelques contrats de préparation d’équipages pour des usines en construction, déjà réalisés par mon équipe pluridisciplinaire en France, en Espagne, au Maroc, en Mauritanie. Il écoute, interroge, me fait parler de la composition de cette équipe, qui comprend, outre des ingénieurs, des HEC, des psychologues et même deux médecins, dont un neuropsychiatre. Cette variété le décide à sauter le pas, et six mois plus tard, Albert démarre sa carrière de consultant.
L’ensemble de ses qualités, en particulier la solidité de sa culture et de ses expériences, ainsi que sa capacité d’écoute, le font rapidement adopter par tous ses collègues, et lorsque au bout de deux ans il est promu DGA, je ne fais que confirmer une situation de fait.
Ses apports au cours d’une collaboration de dix ans à EUREQUIP furent très riches. Je n’en citerai que deux, toujours élaborés en groupe.
D’abord la formation des cadres : elle suscitait alors un engouement, mais l’habitude était de la pratiquer autour d’études de cas théoriques, soigneusement ordonnées.
» Au diable cette dissection de momies ! » s’exclame Albert qui concevra une formation autour du traitement de problèmes réels de l’entreprise celle-ci étant prise comme une » Université du Réel « .
Autre exemple : de son expérience sénégalaise il a retenu la difficulté de tous types de changements et la nécessité d’une stratégie adaptée. Il étudiera ainsi, dans des situations diverses, les stratégies de changement optimales et il englobera ses conclusions dans un néologisme forgé avec un grand éclat de rire : la Transformatique. Le mot ne survivra pas, hélas ! mais le concept se révélera très porteur auprès des entreprises.
En 1973, des problèmes de santé l’obligent à renoncer au climat parisien. Son départ est unanimement regretté par ses collègues qui lui proposent un cadeau d’adieu : contre toute attente il demande une bétonnière, c’est une façon de nous annoncer ses projets. »
En effet, après son départ d’EUREQUIP, Albert se met au service du nouveau pays qu’il s’est choisi : le Val d’Estéron. C’est une vallée du Haut pays niçois, parallèle à la côte, creusée dans un massif montagneux.
Ce pays comprend trois cantons et 30 communes, mais au total cela ne fait, dans les années 80–90, guère plus de 6 000 habitants. Avec 9 habitants au km2, c’est visiblement un pays qui se meurt, alors qu’il a été, pendant des siècles, le joyau du Comté de Nice, avec des cultures en terrasse, des châteaux haut perchés, et une abondante population agricole.
Albert Plent prévoit-il dès le départ qu’il va contribuer puissamment à faire renaître ce pays ? certainement pas. Il commence par restaurer son propre territoire : un terrain de 11 hectares au relief chahuté, planté d’oliviers et de pins d’Alep, et doté d’une fermette tout juste habitable.
Loin des débats intellectuels, il travaille douze heures par jour de ses mains, au coude à coude avec les terrassiers, les maçons et les charpentiers de la commune : il nettoie son maquis, consolide sa maison, en construit une deuxième, et fait ainsi revivre un petit morceau de l’ancien paysage du Roquesteron, son canton.
Sa coopération avec les artisans locaux fait de lui un enfant du pays. D’autant plus qu’il a fait la connaissance de presque tous les villages avoisinants et il a repéré des amorces de renaissance.
Dans son seul canton il existe déjà 23 associations (chasse, pêche, bibliothèques…). Il en encourage de nouvelles, plus tournées vers l’économique et l’environnement. Celles-ci commencent par des » comités de défense » contre les projets des » technocrates de Nice » (barrages, lignes électriques, voies rapides…), mais se transformeront vite en » forces de propositions » avec l’aide d’Albert.
Pour renforcer l’identité locale Albert Plent encouragé par ses amis de l’AIMVER* lance en 1994 une revue trimestrielle Au fil de l’Estéron, riche en illustrations colorées et en témoignages variés. 32 communes et une vingtaine de rédacteurs vont progressivement y participer. Albert se réserve l’éditorial où il élève le débat au niveau de la vocation de l’être humain de la Planète Terre.
C’est alors qu’intervient un drame qui aurait pu décourager les meilleures volontés : un incendie ravage en deux heures 400 hectares d’olivaies et de pinèdes, soit les 2⁄3 de sa commune de Bonson. Bien que touché personnellement, il ne laisse pas le deuil s’installer, et propose tout de suite, en liaison avec la municipalité, un plan collectif de déblaiement, de replantation, et bien entendu de recherche de subsides. Ainsi, il retourne les tristes effets de cette catastrophe en une relance de son grand projet sur le Haut pays niçois : la régénération des olivaies laissées à l’abandon.
Dans l’élan qui a été donné, de nombreuses initiatives sont prises par la population pour accueillir de nouveaux habitants notamment des jeunes familles. Le recensement de 1999 fait apparaître un redressement sensible de la courbe démographique.
Albert Plent, qui est depuis 1995 au Conseil Municipal de sa commune, la main dans la main avec son jeune maire, ne se contente pas d’apporter de la vigueur et de l’espérance à ses concitoyens, il leur apporte aussi de la sagesse :
- d’abord, donnez-vous la main d’un village à l’autre : respectez les impératifs de la masse critique, construisez des relations intercommunales,
- ensuite : ne fabriquez pas du folklore, quel que soit l’énorme réservoir de touristes que vous avez à votre porte. Restez comme vos anciens, des jardiniers de la terre méditerranéenne. Et pour compléter votre revenu ne refusez pas la redevance que les citadins vous doivent pour la conservation d’un des plus beaux joyaux du patrimoine français.
Tel fut, en substance, le testament d’Albert Plent, au terme de la troisième et dernière étape de sa vie. Quand, à 80 ans, la maladie incurable l’atteint, il la laisse, selon le mot pudique du maire de Bonson, dérouler son » calendrier naturel » et il meurt courageusement, fidèle à son espérance.
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Ainsi, au cours des trois étapes de sa vie active, Albert Plent s’est d’abord construit une base de compétence technique, puis a acquis la capacité de répondre aux questions nouvelles posées à l’ingénieur par la société contemporaine : le développement des hommes et le respect de l’environnement.
Il est permis de voir en Albert Plent la préfiguration de l’ingénieur du siècle nouveau, homme total riche de talents adaptés aux attentes de la Société.
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* Association d’Ingénieurs pour la Mise en Valeur de l’Espace Rural, fondé par Georges Comès (54) et Gérard de Ligny.