Alexandre du Moncel (X 1802) Polytechnicien-agriculteur
L’agriculture n’est pas un secteur où les travaux des polytechniciens soient particulièrement célèbres. Pourtant Alexandre du Moncel (1784−1861), par ailleurs officier du Génie, développa et géra lui-même, à partir de 1820, une très grande exploitation agricole qui fut considérée comme une des plus remarquables de son temps.
Alexandre du Moncel naquit en 1784 dans une famille de petite noblesse du nord de l’actuel département de la Manche. Il entra à l’X en l’an XI (1802) et choisit à la sortie une carrière militaire, dans le Génie, comme son père et nombre de ses ancêtres. À partir de 1809, il fut engagé dans les guerres de l’Empire, dans l’armée d’Allemagne puis dans celle du Brabant ; il participa à la campagne de Russie et fut nommé chef de bataillon et décoré de la Légion d’honneur par Napoléon sur le champ de bataille. Il fut fait prisonnier lors de la capitulation de Dresde en novembre 1813 et resta en captivité en Hongrie jusqu’à la fin de l’Empire. À la Restauration, il devint « directeur du casernement » de la Maison militaire du roi et conserva ce poste jusqu’en 1830.
Une vocation agricole
Ses nouvelles fonctions militaires n’épuisant apparemment pas toutes ses énergies, il décida en 1820 de prendre la gestion directe du domaine de Martinvast, hérité de son père en 1809, qui s’étendait sur 160 ha à 7 km de Cherbourg. Il s’en expliqua plus tard en observant qu’un des freins à la modernisation de l’agriculture était « le peu de propriétaires riches qui s’en occupaient directement » : les petits propriétaires, peu instruits, ou les fermiers, avec des baux trop courts, n’avaient pas les ressources ou les incitations nécessaires pour expérimenter de nouvelles pratiques, améliorer leur outillage ou les races de leurs bestiaux. À partir de 1821, il étendit ses propriétés à 420 ha puis à 520 ha en achetant à l’État des bois très dégradés qui faisaient partie de l’ancienne forêt primaire de Brix, puis une lande et d’autres propriétés privées. Il fit défricher 120 ha des parties les plus abîmées de l’ancienne forêt et put ainsi disposer de 270 ha de terres agricoles et de 250 ha de bois. Vers 1830, il employait une trentaine de personnes à l’année.
L’agriculture étant encore, à son époque, préscientifique (les premiers principes chimiques de la végétation, le cycle de l’azote, ne furent découverts qu’en 1840 par Justus Liebig), il dut développer lui-même ses pratiques agricoles, par l’observation et l’expérimentation. Nous ne savons pas en détail comment il se constitua une solide compétence agronomique, mais il avait lu les meilleurs traités de son temps et il avait visité des fermes modèles en France, en Angleterre, en Belgique et en Hollande. Il expérimenta énormément par lui-même : il déclarait avoir « essayé presque toutes les cultures » et « fait venir et essayé successivement tous les instruments aratoires nouveaux qui ont été employés avec plus ou moins de succès en France, en Angleterre ou en Belgique ». Il expérimenta de même des croisements entre les races locales de moutons et de porcs et des sujets originaires d’Espagne ou d’Angleterre.
Un entrepreneur
Il adopta rapidement trois principes de base pour ses cultures. Le premier était de bien nettoyer la terre en plaçant en tête d’assolement des cultures sarclées, comme la pomme de terre, dont la préparation éliminait efficacement les mauvaises herbes. Le second était d’augmenter la masse des fourrages, afin d’accroître le cheptel et donc la production d’engrais, en adoptant des herbacées productives (luzerne et trèfle incarnat) et diverses racines fourragères. Le troisième était d’accroître la masse des engrais par tous les moyens possibles : non seulement il se dota d’installations permettant de recueillir efficacement les déjections des animaux, mais il prit à bail l’enlèvement d’une partie des « boues » de la ville de Cherbourg, il se procura du varech sur les côtes proches et enfin il s’organisa pour conserver les sous-produits de transformation de ses récoltes.
Il voulait en effet accroître la valeur ajoutée de ses productions. Dans ce but, il fit aménager le cours d’un ruisseau qui traversait sa propriété de façon à mettre en mouvement plusieurs moulins hydrauliques. Il commença par mécaniser le battage et le vannage de ses grains et installa un moulin moderne « à l’anglaise » (à rouleaux) ; puis il créa une huilerie pour traiter son colza, une féculerie pour traiter ses pommes de terre et une amidonnerie. Il ne vendit donc plus que de la farine, de l’huile, de la fécule et de l’amidon, et conservait les résidus pour l’alimentation de son bétail ou pour ajouter des composts à ses engrais. Ainsi équipé, il acheta en quantité du blé et des pommes de terre pour les transformer, en sus de sa propre récolte : il amortissait mieux ses installations et augmentait encore la masse des résidus valorisables. Il créa alors un atelier de production d’aliments composés pour le bétail, dans lequel il faisait préparer des « soupes » ou des « pains » constitués de pailles ou de racines hachées mécaniquement et de résidus de minoterie ou d’amidonnerie ; cela lui permit de porter son cheptel, vers 1845, à 580 têtes. L’ensemble de ces « usines » finit par employer une trentaine de personnes à plein temps. Il n’avait pas oublié d’équiper d’outils modernes mus par les mêmes moulins (scie circulaire, machine à percer, etc.) un atelier dans lequel une dizaine d’artisans fabriquaient les mécanismes de ces usines et tous les instruments agricoles.
Une gestion moderne
Il avait une vision claire de son marché. À une époque où les produits agricoles voyageaient difficilement (le chemin de fer n’atteignit Cherbourg que peu avant sa mort), la présence à peu de distance d’une ville importante et d’un port en rapide développement était une opportunité essentielle : il privilégia la culture des pommes de terre et l’élevage des porcs, dont la ville et la marine faisaient une consommation importante (12 000 porcs par an). Il se défiait des céréales dont il anticipait que la concurrence ferait tendanciellement baisser le prix relatif (on sait que l’arrivée de blés en provenance d’Amérique et de Russie déclencha en France, vers 1875, une crise agricole majeure) et, progressivement, il donna la priorité à l’élevage. En tout état de cause, les instruments de gestion dont il se dota lui permettaient d’adapter rapidement ses productions à l’évolution des cours. Il était par ailleurs opportuniste : pendant les phases les plus intenses de la construction du port militaire de Cherbourg, il retira de la culture tous ses chevaux, les remplaça par des bœufs et, avec une trentaine de chevaux et onze charretiers, il forma une entreprise de transport qu’il fit travailler aux chantiers de la Marine.
Il avait adopté des méthodes de gestion très rigoureuses, dont certaines étaient inspirées par son expérience militaire : il distribuait les rations de nourriture du personnel le samedi soir et celles destinées aux animaux le dimanche matin. Il demandait à chaque employé un compte rendu d’activité quotidien, qui alimentait une comptabilité générale et analytique très détaillée tenue par deux comptables à plein temps. Il connaissait ainsi au fil de l’eau les coûts de revient de chaque production et la rentabilité de chaque parcelle ; des documents hebdomadaires de synthèse lui permettaient de piloter son exploitation à distance quand il était de service.
Vers 1845, il employait 115 personnes à plein temps, plus 40 à 60 journaliers, des nombres exceptionnels pour l’époque.
Vers la reconnaissance
Les mérites de son exploitation furent très vite reconnus. La Société royale et centrale d’agriculture (future Académie d’agriculture) lui décerna une médaille d’or en 1837 et la grande médaille d’or en 1847. Elle déclara que ses résultats montraient que « la science des ingénieurs formés à nos grandes écoles [pouvait] s’appliquer avantageusement aux travaux des campagnes » et que son exemple devrait inciter « les jeunes gens destinés aux professions agricoles [à] se livrer avec courage à l’étude des sciences applicables » ! Il fut élu six fois président de la Chambre d’agriculture de l’arrondissement de Cherbourg. En 1850, il proposa son domaine pour l’installation d’une ferme-école départementale.
En revanche, son avancement dans son corps ne fut pas très rapide après la Restauration : il avait été nommé lieutenant-colonel en 1821, mais il dut attendre jusqu’en 1835 pour passer colonel. Il s’en était ému, à diverses reprises, auprès du ministère de la Guerre. Les rapports que les inspecteurs généraux du Génie rédigèrent alors montraient qu’on n’ignorait pas l’attention qu’il portait à son exploitation agricole, au demeurant admirée. L’un de ces rapports observait malicieusement qu’Alexandre du Moncel n’était « plus très propre à faire la guerre à cause de son embonpoint fort prononcé » et que cet officier supérieur du Génie n’avait pas d’autre expérience des constructions que celle de ses bâtiments agricoles… Il fut néanmoins nommé maréchal de camp (général de brigade) en 1843 et inspecteur général du Génie en 1844, peu avant sa mise à la retraite.
Les qualités de noble, militaire et grand propriétaire désignaient Alexandre du Moncel comme un des grands notables de la monarchie censitaire et suffirent pour qu’il fût très tôt élu deux fois à la Chambre des députés (1815−1816 et 1827–1830). Plus tard, il siégea deux fois au Conseil général de la Manche (1840−1848 et 1852–1861) et il fut élevé à la pairie en 1846.
Ses obsèques, le 20 octobre 1861 à Martinvast, furent solennelles, en considération de sa position sociale et de l’estime générale dont jouissait cet homme qui fut « sans contredit un des grands propriétaires qui ont rendu le plus de services à la science agronomique et à l’industrie agricole en France ». Les cordons du poêle furent tenus par le sous-préfet, deux généraux et un colonel ; il reçut les honneurs militaires et son convoi fut suivi par « plus de 3 000 personnes ».