Alexis Lichine, le pape du vin
La scène se passe à Bordeaux, vers la fin des années cinquante. Nous sommes dans le meilleur restaurant de la ville, non loin du quai des Chartrons. Un homme grand, l’allure jeune, les cheveux noirs rejetés en arrière, portant des habits de coupe anglaise, se tient debout, un verre à la main. Il semble se concentrer intensément sur ce verre qu’il tient par le pied, comme il sied à un dégustateur professionnel.
Ses compagnons de déjeuner, répartis autour d’une grande table ovale représentent la fine fleur du négoce bordelais et des propriétaires de grands vignobles. Certains visages sont graves, conscients de la solennité de l’instant ; d’autres sont moqueurs et ont l’air réjoui de quiconque voit un de ses concurrents entamer un remake de Daniel dans la fosse aux lions.
Il s’agit d’un jeu, mais d’un jeu qui va consacrer ou entamer une réputation. On vient de tendre à Alexis Lichine une bouteille sans étiquette, et il faut qu’il détermine le cru et l’année du flacon. Ses collègues et amis bordelais savent qu’Alexis goûte très bien, comme on dit dans le monde du vin. L’épreuve n’en est pas moins redoutable, et les plus aguerris des dégustateurs n’en sont pas toujours sortis vainqueurs.
Les dates, les noms, les sensations se bousculent dans l’esprit d’Alexis, mais sa mécanique intellectuelle et sensorielle s’est mise en marche avec souplesse et rapidité. Il faut procéder dans l’ordre et avec méthode.
La couleur ? La robe assez évoluée avec des reflets tirant vers le brun laisse présager qu’il s’agit d’un vin déjà ancien, qui a probablement plus de vingt ans de bouteille.
Le nez ? Un bouquet subtil de sous-bois et de fruits à l’eau-de-vie, avec une pointe de cèdre permet de penser qu’il s’agit d’un Médoc.
En bouche, l’attaque est douce. La rondeur évoque un Saint-Estèphe. La longue finale montre qu’il ne peut s’agir que d’un grand millésime. L’absence de tannins indique que ce n’est pas un vin des années quarante ou cinquante. Il ne peut s’agir non plus d’un 1934 ou d’un 1937, qui ont encore une certaine raideur. Ce ne peut donc être qu’un vin d’une des quatre grandes années de l’entre-deux-guerres 1924, 1926, 1928 ou 1929. Mais les 1926 et 1928 ont toujours eu une forme de dureté qui ne se retrouve pas dans ce vin particulièrement bien équilibré. La douceur de son attaque fait penser à 1924, grande année mais un peu faible, ou 1929.
Alexis goûte à nouveau. La saveur pleine et profonde, la longueur sont autant d’indices qui font pencher la balance en faveur du millésime 1929.
Il n’existe que trois grands châteaux susceptibles de produire un vin de cette classe dans la commune de Saint- Estèphe : Calon-Ségur, Montrose et Cos d’Estournel. Ce vin est trop rond pour être un Calon. La profondeur et la finale très légèrement chocolatée feraient plutôt pencher la balance du côté de Cos que de celui de Montrose.
Alexis lève les yeux, il parcourt lentement l’assemblée du regard avant d’émettre son diagnostic : “Cos d’Estournel 1929 ”.
Les applaudissements crépitent. Ceux qui arboraient auparavant une expression goguenarde s’empressent autour du vainqueur : “ Je savais bien, Alexis, que toi seul étais capable d’un tel tour de force. ”
Alexis Lichine, que les Américains ont déjà surnommé le pape du vin, vient définitivement de s’imposer devant ses pairs, à l’âge de quarante-six ans, comme le meilleur dégustateur de la place de Bordeaux. Il savoure sa victoire.
Que de chemin parcouru depuis ces jours de septembre 1917 où serré entre sa sœur Irène et Natacha, sa gouvernante, il regardait la neige tomber sur la plaine russe à travers la portière du Transsibérien qui l’emportait vers Vladivostok, pour fuir les premiers soubresauts de la révolution d’octobre !
Un enfant de bohème
“ Nous n’habiterons pas toujours ces terres jaunes, notre délice… ” Très tôt, la vie d’Alexis sera marquée par l’exil. Il n’a que quatre ans, quand la famille Lichine quitte la Russie. Riche banquier, le père d’Alexis a compris que la Révolution va emporter le régime tsariste. Il a donc décidé de prendre les devants, de partir à l’étranger avec les siens, en emportant dans ses bagages un peu d’or et quelques titres.
La famille s’installe à Paris au début des années vingt. Parfaitement bilingue (il deviendra citoyen américain en 1936), Alexis débute dans la vie active en devenant courtier de publicité pour le New York Herald Tribune de Paris, l’ancêtre du International Herald Tribune. C’est à ce moment-là qu’il commence à être un professionnel du vin.
La chance de sa vie sera la suppression de la prohibition aux États-Unis, en 1935. Alexis décide d’avoir sa part du pactole que va représenter l’explosion du marché américain des vins et spiritueux. Il démissionne du Herald Tribune et part pour New York. Son but est de devenir le représentant exclusif d’un certain nombre de négociants français de vins haut de gamme.
Ses méthodes de vente sont aussi efficaces qu’originales. En janvier 1939, il va déjeuner chez “ Antoine ”, le meilleur restaurant français de La Nouvelle-Orléans. À peine installé, il commande cinq vins parmi les plus coûteux de la carte pour accompagner son repas.
Désireux de mieux connaître un aussi bon client, Roy Alciatore, le patron du restaurant, vient lui présenter ses respects. Alexis se plaint de la médiocrité des vins qu’on lui a servis, indignes d’une maison de cette classe. Alciatore fait alors monter plusieurs autres bouteilles de sa cave. À minuit, Alexis est toujours à table, et il a refait la carte des vins de “ Antoine ”.
Alexis a trouvé sa voie : la plus grande partie de sa vie professionnelle sera désormais consacrée à la vente des vins français aux États-Unis.
En 1942, il est officier dans l’armée américaine. Il finira la guerre avec le grade de commandant, non sans avoir été aide de camp d’Eisenhower. Démobilisé en 1946, il reprend son existence de négociant, parcourant inlassablement les États-Unis pour y vendre des vins de Bourgogne et de Bordeaux, créant sa propre société de négoce “ Alexis Lichine & Co ”, qu’il vendra en 1966 à Bass Charrington, le grand brasseur anglais.
Ces vingt années représenteront le sommet de son activité professionnelle, c’est à ce moment-là qu’il deviendra le “ pape du vin ”, l’homme qui convertit les Américains à ce type de boisson. À partir du début des années soixante-dix, son influence commencera à décliner. Cet homme aux multiples talents se tournera alors vers l’écriture, faisant paraître notamment une Encyclopédie des vins et spiritueux, publiée en neuf langues, qui fait toujours autorité, ainsi qu’un Guide des vins et vignobles de France, publié en six langues. Il mourra en 1989, à l’âge de 75 ans, à Prieuré-Lichine.
Un prieuré pour le pape du vin
L’amour du vin ne saurait être complet sans l’amour de la terre qui porte les vignes. C’est au début de l’année 1950 qu’Alexis visita pour la première fois le Château Cantenac-Prieuré, cru classé de Margaux, qui était à vendre.
La propriété était dans un triste état. Le toit laissait passer la pluie. Il n’y avait ni eau courante ni salle de bains. Des chauve-souris nichaient dans les chais. Les vignes étaient mal entretenues et la superficie de la propriété n’était plus que de onze hectares (contre vingt en 1855, lors du classement). Alexis se décida à l’acheter en 1953.
Ce fut la meilleure affaire de sa vie.
La propriété achetée 8000 £ vaut maintenant plusieurs centaines de millions. Le nom en a été changé en celui de Prieuré-Lichine et la superficie portée, par rachats successifs de parcelles appartenant à d’autres crus classés, à 75 hectares. En 1999, Prieuré-Lichine a été cédé à Louis et Armand Ballande, deux frères qui ont fait fortune en Nouvelle-Calédonie dans l’exploitation du nickel et le commerce avec l’Asie, et ont pris toutes les mesures nécessaires pour que le domaine compte parmi les meilleurs de Margaux. Le Prieuré restera digne du grandiose souvenir du “ pape du vin… ”.