Alfred Grosser : réflexion sur le lien franco-allemand
Des différences culturelles expliquent peut-être pourquoi peu d’X font leurs études outre-Rhin alors que les économies française et allemande sont complémentaires.
On dit quelquefois que l’enseignement français est très généraliste, alors que l’enseignement allemand est plus spécialisé. Qu’en pensez-vous ?
Mais est-ce que l’enseignement français est vraiment généraliste ? Il n’est pas généraliste ! Déjà en classes préparatoires, c’est extrêmement spécialisé, quelquefois d’ailleurs dans des matières qui ne serviront pas toujours aux étudiants et qui sont enseignées sans beaucoup de sens pratique.
Ça me fait penser à une plaisanterie : deux industriels de la chaussure, l’un français l’autre allemand, envoient chacun un représentant au Sahara. Le Français envoie un télégramme au bout d’un mois : “Gens portent pas chaussure. Limiter production. ” L’Allemand télégraphie : “ Gens portent pas encore chaussure. Augmenter production. ”
Vous avez l’impression que le système allemand est plus pragmatique ?
En France, dès le primaire, tout ce qui est manuel est dévalorisé. En Allemagne, ce n’est pas le cas. Il y a quelque temps, je suis intervenu à l’occasion d’une remise de diplômes de maîtrise en Allemagne, maîtrise entendue au sens de maître, c’est-àdire venant de la notion de compagnonnage. Et c’était une cérémonie très importante.
En France, l’idéal d’un instituteur c’est de sortir ses élèves du risque de les voir faire des travaux manuels. Et l’enseignement est tout entier construit sur cette idée.
Je vais vous donner deux exemples. Premièrement, aucun médecin n’a aucune idée de ce que fait un kiné. Il n’a jamais appris à se servir de ses mains. Deuxièmement, je sais qu’il y a une dizaine d’années on pouvait aller jusqu’en quatrième année dentaire sans avoir de main, car ce qu’on demande aux étudiants est purement intellectuel.
En Allemagne, ça ne fonctionne pas comme ça. L’artisanat a de l’importance. En France, les artisans cherchent vainement de la main‑d’oeuvre. Ils ne trouvent pas d’apprentis, d’abord parce que le rythme de travail est lourd, mais aussi parce que ce n’est pas valorisé. On dit aux jeunes : “ Si vous ne réussissez pas, on va vous mettre en enseignement professionnel.” L’enseignement professionnel est destiné à des gens à qui on dit qu’ils sont en situation d’échec.
Parlons des polytechniciens. Ils ont la possibilité de terminer leur cursus par une formation à l’étranger. Or, bien que la moitié de la promotion parle allemand, très peu choisissent de partir en Allemagne. Avez-vous une explication ?
Les États-Unis passent en premier et ce n’est pas surprenant. Quant à l’intérêt que suscite l’Allemagne dans les choix restants, il y a des différences d’une école à l’autre. J’ai l’impression qu’HEC a des échanges très vifs avec l’Allemagne. Polytechnique est peutêtre pour le moment un cas particulier.
Tout de même : l’Union européenne est construite sur un lien franco-allemand, et il semble qu’il n’y ait pas d’échanges à la mesure de ce lien.
Dans l’ensemble, il y a énormément d’échanges universitaires. Mais ce qui est en train de se tarir, par contre, c’est la connaissance linguistique. En sixième, le choix de l’allemand chute considérablement.
D’une manière générale, l’espagnol progresse. Et l’anglais est évidemment très dominant. C’est logique, d’ailleurs. On m’a demandé un jour pourquoi j’avais choisi de m’exprimer en anglais dans un colloque et j’ai répondu que c’était pour faire connaître la France ! On ne peut pas capter l’attention d’un public international si l’on ne parle pas une langue comme l’anglais, que ce public maîtrise aussi.
Le déclin de la langue allemande peut donc être un premier facteur. Est-ce que vous pensez aussi que la Deuxième Guerre mondiale peut être à l’origine des réticences de certains Français ?
Oui, par la faute de la télévision. La presse, elle, a fait des progrès extraordinaires : par exemple Le Monde n’a plus de position partisane sur l’Allemagne au bout de quarante ou cinquante ans. Mais prenez les programmes télé et pointez une semaine : il y aura au moins deux fois un film sur la période hitlérienne. Mais un sujet sur l’Allemagne des cinquante dernières années, vous n’en trouverez pas un par an. L’Allemagne, à la télévision, c’est Hitler d’une part et Michael Schumacher et Stefi Graf d’autre part (rires).
J’ai beaucoup de sympathie pour Stefi Graf, aucune pour Michael Schumacher, ce n’est pas le problème (rires). C’est juste pour dire que l’Allemagne, à la télé, ce sont les sportifs et Hitler. Et ce que je trouve effrayant, c’est qu’Arte en fait autant.
Pourtant quand il y a un problème intéressant en France, par exemple une grève des fonctionnaires, on pourrait parler du cas allemand : la grève des fonctionnaires est interdite en Allemagne. Beau sujet de comparaison. Les syndicats sont riches en Allemagne, ils sont pauvres en France. Pourquoi ? On n’en parle jamais.