Alimentation et agriculture : comment sortir du greenwashing ?
Il faut changer notre production d’alimentation, qui actuellement détruit la planète. Mais il faut pour cela faire des arbitrages, qui doivent être éclairés par une comptabilité environnementale. Or nos outils sont à ce jour inadaptés. La première chose à faire est donc de créer les nouveaux outils comptables indispensables.
Les chiffres sont bien connus et font froid dans le dos. Notre alimentation détruit notre planète. L’agriculture mondialisée est identifiée comme une menace pour 86 % des espèces en voie de disparition et représente 30 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, 80 % de la déforestation et 70 % de la consommation d’eau. La disparition des insectes, des oiseaux, ainsi que la dégradation des écosystèmes marins, est causée directement par la façon dont nous produisons et consommons notre nourriture.
Changer notre façon de produire ?
Il faut donc changer notre façon de produire de l’alimentation, et ça n’est pas simple. Car derrière ces chiffres agrégés se cachent des réalités diverses et complexes. Quiconque s’intéresse au sujet de l’alimentation comprend vite qu’il n’y a pas de solution unique applicable partout et qu’il faut faire du cas par cas en fonction des territoires et des stratégies de production locales.
Supprimer l’élevage n’a par exemple aucun sens si l’on veut développer des cultures biologiques : l’agriculture bio a besoin d’animaux pour produire des fertilisants organiques. Réduire l’irrigation n’a réellement d’intérêt que dans des zones de stress hydrique. Quant à relocaliser les productions, mantra qu’on entend souvent comme solution à tout, cela suppose évidemment qu’on puisse produire localement, ce qui pose question en France pour le chocolat, le café ou le jus d’orange, ou plus dramatiquement en Égypte ou en Algérie pour le blé.
Pas tout d’un coup !
Il est par ailleurs tout aussi naïf d’espérer qu’on puisse réduire tous les impacts environnementaux en même temps et d’un seul coup. L’interdépendance des cycles du carbone, de l’azote et de l’eau dans les écosystèmes vivants impose d’arbitrer entre carbone, méthane, bien-être animal, ressources en eau, santé des sols et biodiversité : ces indicateurs ne peuvent pas être optimisés tous à la fois et doivent être ajustés en fonction des territoires.
« Il est naïf d’espérer réduire tous les impacts environnementaux en même temps et d’un seul coup. »
Si par exemple on cherche à décarboner l’agriculture en ne se focalisant que sur l’indicateur d’émissions GES, on l’invite de facto à ressembler à une usine alimentaire propre, à l’instar d’une ferme de 100 000 vaches enfermées jour et nuit qui minimise les émissions carbone par litre de lait. Mais, dans ce cas, quid du bien-être des animaux ? A contrario, si on ne cherche qu’à valoriser la biodiversité, c’est-à-dire supprimer tous les pesticides et laisser la nature reprendre ses droits, on oriente l’agriculture vers des systèmes vivants et ensauvagés, mais sans doute bien peu productifs. Mais, dans ce cas, quid de notre souveraineté alimentaire ?
Oublions toute tentation simpliste : les arbitrages entre biodiversité, émissions GES, productivité, mais aussi ressources en eau, santé des sols et bien-être animal, sont et seront inévitables. L’avenir de l’élevage en Europe va se jouer sur ces choix d’arbitrage. L’avenir du bio aussi. Tous ces arbitrages sont complexes, politiques, et ils auront un coût. Avec eux se pose la question du financement de la transition écologique de l’agriculture, voire de son modèle économique, de la question du partage des risques et de la valeur dans un monde aux ressources fossiles de plus en plus limitées.
Pour une comptabilité environnementale adaptée à l’agroalimentaire
Reste que, pour arbitrer ces choix, financer la transition ou rémunérer les efforts des agriculteurs, il faut au préalable disposer de bases comptables environnementales robustes et reproductibles, permettant d’assurer un niveau de confiance suffisant pour pouvoir investir, piloter, contrôler des résultats, sans craindre les surprises ou les accusations de greenwashing. Or, si on sait plutôt bien comptabiliser l’empreinte environnementale du secteur secondaire grâce à la méthodologie éprouvée de l’ACV (analyse du cycle de vie des produits, bien adaptée à une production en usine), comptabiliser les impacts environnementaux de l’agriculture est un chantier bien plus ardu, du fait de la spécificité des indicateurs de mesure, de leur caractère local et systémique.
Les indicateurs nécessaires pour mesurer l’impact de l’agriculture sont en effet bien plus variés que ceux de la production en usine, dont on peut facilement lister les polluants ou les déchets. Quels impacts comptabiliser par exemple pour évaluer la pression sur la biodiversité ? Doit-on se focaliser sur la biodiversité terrestre (rongeurs), souterraine (vers de terre), fluviale (poissons), aérienne (insectes et oiseaux) ? Doit-on comptabiliser les impacts sur les espèces (le nombre d’individus) ou sur la diversité génétique (le nombre d’espèces) ? Ou plutôt comptabiliser les causes des impacts (les pratiques agricoles) et les moyens mis en œuvre pour protéger la biodiversité (les haies) ? De même pour les ressources en eau : faut-il comptabiliser l’eau nécessaire à l’activité agricole ou celle qui est effectivement utilisée, ou simplement celle polluée par l’activité agricole ?
Deux difficultés
Les réponses à ces questions ne sont pas simples : elles dépendent des filières et des territoires sur lesquels on souhaite agir. On ne comptabilise pas les mêmes indicateurs selon que l’on cherche à réduire l’impact du lait dans le Poitou ou celui du chocolat en Côte d’Ivoire. Les indicateurs de mesure doivent être adaptés à chaque contexte et à chaque filière, ce qui rend cette comptabilité nettement plus complexe que la traditionnelle ACV. Seconde difficulté : à quelle échelle géographique doit-on comptabiliser les impacts ?
Contrairement à une usine, un territoire est fragmenté, composite, et bien souvent l’impact d’une activité agricole dépasse très largement la parcelle ou même l’exploitation qui en est la cause. Par ailleurs, certains indicateurs comme la biodiversité aérienne n’ont de sens qu’à une échelle territoriale large, où la structure des paysages joue un rôle majeur (forêts, bocages). Il faut donc une comptabilité qui sache articuler les échelles locales et territoriales et qui puisse allouer les impacts entre ces différentes mailles géographiques.
Avoir une vision systémique
Enfin, contrairement aux usines, un territoire est un « espace partagé » entre différents acteurs économiques, différentes productions agricoles et différents écosystèmes naturels. Une comptabilité équitable des impacts de l’agriculture doit prendre en compte cet aspect systémique. Dans une rotation culturale par exemple, chaque culture impacte – positivement ou négativement – la culture suivante. Or ces cultures sont vendues à des acteurs économiques différents : un plan de réduction des impacts doit donc s’adosser à une comptabilité commune prenant en compte les effets de cette rotation et inciter les acteurs à collaborer, ou du moins à aligner leurs plans d’action. De même dans les systèmes en polyculture élevage, les déchets des animaux sont les intrants des plantes qui sont elles-mêmes les intrants des animaux. Une allocation « juste » des impacts à la viande et aux produits végétaux devrait donc refléter la contribution de chacune des parties au système global.
De nouvelles initiatives
On le voit, une comptabilité environnementale efficace pour l’alimentation doit pouvoir compter les impacts « industriels » et les impacts « territoriaux », ce qui est bien normal pour un secteur fondé sur la production de matière vivante. Or les standards de comptabilité actuels, héritiers d’une vision purement industrielle, restent encore dans leur grande majorité inadaptés au secteur alimentaire. D’où la floraison de nouvelles initiatives de standardisation (SBTi-SBTN, SIA, GHG Protocol Agricultural Guidance, WFN Water Footprint Network, pour ne citer que les plus connus) dont on peut espérer qu’elles porteront bientôt leurs fruits. L’enjeu est crucial pour les acteurs de l’agroalimentaire qui devront, dans les prochaines années, effectuer des arbitrages cornéliens permanents entre disponibilité des approvisionnements, prix et impacts, risque économique, climatique et réputationnel. Le sujet du risque sera de plus en plus présent, et cela nécessitera un pilotage au cordeau.