Allergies alimentaires : évaluation de l’innocuité des nouveaux aliments, notamment transgéniques
Des risques en croissance rapide
L’incidence des allergies alimentaires est en constante et rapide croissance. Des études récentes l’évaluent à plus de 3 % de la population générale. Ce chiffre peut paraître faible au regard du nombre d’allergènes potentiels, mais c’est une fraction non négligeable de la population qui est ainsi touchée. Il constitue un groupe à risque important, d’autant que la gravité des accidents observés est elle-même en augmentation.
Les « aliments nouveaux » apparaissent donc comme des allergènes potentiels ; de nouvelles techniques de production, ou de transformation, notamment la production de protéines recombinantes par transfert de gènes, peuvent faire apparaître ou rendre biodisponibles des structures immunoréactives ou entraîner des surexpositions à des substances déjà réactives.
Le nombre de chocs anaphylactiques répertoriés comme étant consécutifs à une allergie alimentaire a été multiplié par cinq en dix ans. Beaucoup d’entre eux sont maintenant mortels, notamment ceux provoqués par l’ingestion de produits dérivés de l’arachide. L’allergie alimentaire est devenue un des aspects les plus graves et préoccupants de la toxicologie alimentaire.
Le nombre d’aliments incriminés est lui aussi en augmentation, certainement en liaison avec la diversification des habitudes alimentaires et avec le développement des allergies respiratoires dues aux pollens. Des phénomènes de réactivité croisée entre allergènes de différentes origines apparaissent, dus à des fragments de molécules présentant des propriétés immunologiques et des caractéristiques de structure voisines.
Deux phases distinctes successives
Les allergènes alimentaires sont en règle générale des protéines solubles.
Lors d’un premier contact, l’allergène ingéré est plus ou moins complètement dégradé par les enzymes digestives avant d’être absorbé à travers la muqueuse intestinale, puis remanié par les cellules compétentes qui le présentent au système immunitaire.
La réaction allergique est en fait la résultante d’interactions complexes entre un terrain prédisposé (allergique), un aliment et des facteurs environnementaux qui peuvent jouer le rôle d’adjuvants.
Chez les individus génétiquement prédisposés, dits atopiques, la réponse immunitaire est alors dérégulée vers une production excessive d’une classe d’anticorps particulière : les IgE. Un contact ultérieur avec le même allergène, ou avec d’autres aliments qui partagent avec lui des structures immunoréactives communes, déclenche la réaction allergique et les manifestations cliniques provoquées par la libération de médiateurs pharmacologiques actifs, notamment l’histamine.
L’allergénicité peut se définir comme l’aptitude pour un composé à induire la synthèse d’IgE spécifiques et à être reconnu par ces IgE. Les symptômes de l’allergie alimentaire se manifestent le plus souvent au niveau cutané ou respiratoire. La médiation d’IgE la distingue des aversions alimentaires (psychologiques), des intolérances dues à un déficit enzymatique, ou des pseudo-allergies non immunologiques. À l’inverse des empoisonnements par une substance toxique, il n’y a pas de relation bien établie entre la « dose » et l’effet.
Difficulté d’évaluation du risque allergénique d’un nouvel aliment
L’importance du danger justifie une évaluation préalable à la mise sur le marché d’un aliment nouveau obtenu par l’introduction ou la modification d’une protéine, qu’elle soit issue d’un produit existant ou obtenue par transgénèse. Mais cette « prédiction », permettant éventuellement d’arrêter le développement et la commercialisation ou de prévenir les consommateurs, présente des difficultés considérables.
L’allergénicité d’un aliment complexe est rarement due à une seule protéine, mais à un grand nombre, pouvant elles-mêmes présenter de nombreuses isoformes. L’allergénicité est d’origine multigénique. Cet ensemble constitue le « répertoire » des allergènes pouvant être reconnus par les IgE d’individus sensibles.
Chaque individu sensible réagira à une partie, plus ou moins importante, de cet ensemble. Si plus de 50 % de cette population réagit, on parle d’allergènes majeurs, d’allergènes mineurs si la fréquence de reconnaissance est plus faible. Ces dénominations n’ont rien à voir avec la gravité des symptômes.
D’autre part, pour une molécule donnée, les déterminants, structures ou régions qui peuvent être impliqués présentent une grande diversité ; certains individus réagissent à un fragment, certains à d’autres.
Selon la plupart des instances internationales, huit groupes d’aliments (les « big eight ») sont impliqués dans 90 % des cas reconnus d’allergie alimentaire : arachides, soja, noix/noisettes, lait, œufs, poissons, crustacés et blé.
Mais d’autres aliments peuvent également être des allergènes importants pour des fractions notables de la population. Certains sont rarement évoqués. L’absence de description de cas d’allergie ne constitue pas une preuve d’innocuité.
On ne dispose pas actuellement de test universel fiable et pertinent et il faut donc faire appel à différentes approches selon les cas. L’origine de la protéine étrangère ou du transgène introduit est un élément important de la stratégie d’évaluation.
Introduction ou expression d’une protéine issue d’un aliment reconnu comme allergène
On peut alors recruter des patients sensibles à cet aliment et réaliser des tests in vitro sur leur sérum.
C’est ainsi que des études réalisées sur un substitut de matière grasse obtenu à partir de protéines de lactosérum microparticulées ont montré une allergénicité comparable à celle des protéines du lait qui avaient servi à sa préparation. Une mention a été portée sur l’étiquette afin d’avertir de ce risque les consommateurs allergiques au lait.
Il n’y a vraisemblablement pas de différence d’allergénicité entre une protéine recombinante et la protéine conventionnelle correspondante qui lui est équivalente.
Dans le cas des plantes transgéniques, si le transgène code un allergène connu il est tout à fait probable que la plante va exprimer la protéine exogène (recombinante) avec son potentiel allergénique. Par exemple le soja dans lequel on a intégré un gène codant l’albumine 2S de la noix du Brésil, pour rééquilibrer la composition protéique et augmenter la valeur biologique du soja pour l’alimentation animale, a provoqué une réaction allergique chez les patients sensibles à la noix du Brésil.
La β‑lactoglobuline recombinante, exprimée dans E. coli, à des fins de recherche, possède les mêmes caractéristiques immunologiques que la β‑lactoglobuline bovine, allergène majeur du lait de vache, reconnu par plus de 60 % des patients allergiques et naturellement présente dans le lactosérum.
Introduction ou expression d’une protéine issue d’un aliment non reconnu pour son allergénicité
Il faut utiliser des méthodes indirectes qui doivent faire l’objet d’une application et d’une évaluation critique, au cas par cas.
C’est la situation la plus fréquente. Dans le cas des aliments issus d’organismes génétiquement modifiés (OGM), il s’agit souvent de protéines d’origine bactérienne dont l’allergénicité n’est pas, ou peu, documentée et mal établie. Peu de données historiques cliniques ou épidémiologiques sont généralement disponibles, les cas d’allergie sont peu ou pas répertoriés et les sérums de patients sensibilisés sont rares, voire inexistants.
Les modèles animaux
On observe chez l’animal d’importantes variations de la réponse anticorps en fonction de l’espèce, de l’individu, du mode de sensibilisation expérimentale, de la nature de l’allergène… Elle ne correspond pas aux caractéristiques d’une sensibilisation « naturelle » des patients allergiques. La réponse IgE humaine est elle-même très diverse, liée à la variabilité génétique de la population.
De nombreuses recherches visent à développer des modèles animaux appropriés, mais l’expérimentation animale ne permet pas de fournir, pour l’instant, des modèles pertinents extrapolables à l’homme.
Analyse de la structure de la protéine
Une approche complémentaire se fonde sur l’analyse des homologies de séquences entre la protéine introduite dans l’aliment et les allergènes connus, notamment les allergènes majeurs des aliments, des pollens, des acariens, des moisissures… responsables d’allergies alimentaires ou respiratoires, dont la structure est connue et répertoriée dans des banques de données accessibles sur Internet. Des programmes de comparaison de séquences permettent d’identifier des fragments analogues, plus ou moins longs.
L’existence de fragments comportant une succession d’au moins huit résidus d’acides aminés identiques ou chimiquement similaires est considérée comme une présomption d’allergénicité. A contrario, l’absence de telles structures homologues témoignerait de l’absence de risque allergénique. On constate ainsi que les aliments constitués ou issus d’OGM actuellement sur le marché ne contiennent pas de protéines étrangères nouvelles ayant la moindre correspondance avec des allergènes connus et ne présenteraient donc pas de risque d’allergénicité.
Cette approche permet d’éliminer rapidement des constructions à risque potentiel. Mais, elle ne constitue pas une garantie formelle d’innocuité – seule une petite fraction des allergènes est répertoriée dans les banques de données – des séquences plus courtes peuvent se rapprocher lors du » repliement » de la molécule et participer à la formation d’épitopes, c’est-à-dire de structures immunoréactives, conformationnels similaires responsables d’une réactivité immunologique. Un grand nombre d’allergènes très puissants font ainsi partie de familles de protéines présentant des caractéristiques communes de structure tertiaire.
Analyse des propriétés physicochimiques de la protéine
Il n’existe pas de lien étroit actuellement bien établi entre la structure ou la fonction d’une protéine et son caractère allergène éventuel. Cependant les allergènes, en tant qu’entité chimique, pourraient se caractériser par un certain nombre de propriétés physico-chimiques comme la stabilité à la température, aux pH acides, plus généralement la résistance aux traitements subis lors des procédés technologiques industriels et à la dégradation par les enzymes digestives.
L’idée sous-jacente est que l’allergénicité serait essentiellement le fait de la molécule protéique intacte et que sa résistance à l’hydrolyse lors de la digestion augmente ses chances d’être absorbée et présentée au système immunitaire intacte. En effet, un test de digestibilité in vitro a fait apparaître une certaine corrélation entre stabilité et pouvoir allergène.
Mais ces critères sont loin d’être absolus ; ainsi la caséine du lait, rapidement et complètement dégradée lors de la digestion, se révèle un allergène aussi puissant que la β‑lactoglobuline, résistante aux protéases.
De plus, il est maintenant bien démontré que des fragments peptidiques, même de relativement courte longueur, conservent une partie non négligeable de l’allergénicité de la molécule entière ; il n’est donc pas indispensable qu’une fraction importante de la protéine franchisse la barrière intestinale sous sa forme native, intacte, pour qu’il y ait manifestation allergique.
Teneur dans l’aliment
Les allergènes majeurs connus représentent une part importante dans la composition de l’aliment. On peut penser que la teneur dans l’aliment d’une protéine « étrangère » est un facteur important conditionnant la manifestation d’une activité allergène. Il a été suggéré qu’en dessous d’un seuil de 1 % du contenu en protéines il n’y aurait pas matière à prise en compte d’un éventuel risque allergique.
C’est en particulier le cas dans les aliments constitués ou issus d’OGM où la « protéine d’intérêt » qui est exprimée représente généralement de l’ordre de 0,01 à 0,4 % du contenu en protéines. Mais on peut citer des exceptions : par exemple l’allergène majeur de la pomme ne représente que 0,3 à 1,5 % des protéines du fruit.
D’autre part les futures générations d’aliments issus d’OGM développés à des fins nutritionnelles ou comme « aliment-santé » auront une teneur en protéines ajoutées ou exprimées bien supérieure à celles actuellement présentes dans les OGM à visée technologique.
Interactions potentielles
Dans le cas d’aliments constitués ou issus d’OGM il peut y avoir une incidence indirecte sur la santé des consommateurs du fait de l’origine multigénique des allergènes alimentaires. En effet, le point d’insertion du transgène dans le génome de la plante est aléatoire. Il faut tenir compte d’interactions potentielles sur le fonctionnement d’autres gènes, par exemple ceux codant les allergènes naturels endogènes dont le niveau d’expression peut être ainsi modifié.
L’allergénicité serait alors augmentée (ou du moins différente) comparée aux lignées traditionnelles correspondantes. Dans le cas particulier du soja modifié, il a pu être montré qu’un tel phénomène ne se manifestait pas, mais on ne peut en déduire une règle générale.
Conclusions
On ne connaît pas encore les mécanismes qui transforment une protéine a priori banale en un allergène puissant. Les méthodes d’évaluation des risques potentiels, et a fortiori de prédiction, n’étant pas encore totalement fiables et validées, une évaluation des aliments nouveaux au cas par cas est nécessaire.
Pour les aliments constitués ou issus d’OGM, surtout si l’on a modifié les caractéristiques nutritionnelles, la mise sur le marché est conditionnée par une assurance d’innocuité et doit faire l’objet d’une étude spécifique combinant les méthodes disponibles d’évaluation de la sécurité alimentaire et de la valeur nutritionnelle.
L’autorisation devrait obligatoirement s’accompagner de la mise en place de mesures et de réseaux de surveillance de l’impact éventuel à long terme sur la santé publique et en particulier sur l’apparition d’allergies nouvelles. Cette surveillance, d’ailleurs prévue par la réglementation communautaire, ne peut s’appuyer que sur l’organisation de procédures de traçabilité rigoureuse de ces produits tout au long de la filière agroalimentaire, qui devrait s’intégrer dans une démarche globale d’assurance qualité.