Allons au théâtre
C’est bien joli de vous répéter tous les mois cette ardente invitation mais, après tout, pourquoi aller au théâtre ? Pour passer un moment agréable sans doute mais comment savoir, d’avance, s’il le sera ? Une telle prévision se révèle difficile, autrement ardue que les prévisions économiques ou boursières, pourtant déjà sujettes à bien des déceptions.
Louis Jouvet disait que le succès d’une pièce dépend de lois précises mais dont nous ne connaissons à peu près rien. Malgré toute son expérience de comédien, de metteur en scène et de directeur de théâtre, il ne monta Knock qu’avec de grandes réticences et à la condition que Jules Romains lui apportât un bon lever de rideau qui aiderait à faire passer le tout. L’auteur s’exécuta et produisit un texte qui fit aussitôt pousser des cris de joie à Jouvet et à son équipe. Or ledit lever de rideau se révéla un tel désastre qu’il fallut le retirer de l’affiche au plus vite, tandis que Knock entamait la carrière que l’on sait. Au point que Jouvet, toute honte bue quant à sa sûreté de jugement, en fit sa pièce “ saint-bernard ”, celle qui sauvait tout en emplissant la salle et les caisses de l’Athénée quand des expériences malheureuses les avaient vidées. Ainsi vont les choses, et ce n’est pas moi qui vous expliquerai pourquoi.
Un lecteur m’écrivait un jour qu’à son avis, ce qui nuisait le plus au théâtre, c’était les décors. Il ajoutait “ surtout quand ils sont prêtés par un antiquaire ”. Prêtés par un antiquaire, en carton bouilli ou même peints en trompel’oeil, le public n’y verra que du feu et seuls les comédiens feront la différence. Certains, dit-on, y attachent de l’importance ; pourquoi les décevoir ? Mais déclarer que les décors nuisent au théâtre est peut-être un peu bien vite pensé. Je soupçonne l’affaire de n’être pas si simple.
Il semble hors de doute que le théâtre tend actuellement à évoluer vers plus de dépouillement, en grande partie pour de banales raisons de coût. Les rutilants décors d’antan, à raison d’un par acte, ont pratiquement disparu. Mais le phénomène n’affecte pas seulement les décors : on assiste aussi à une réduction du nombre de personnages dans les pièces d’écriture contemporaine. Quant aux pièces anciennes comportant un plateau abondant, elles sont devenues quasiment injouables sauf, aux dépens des contribuables, dans des salles largement subventionnées. De même pour les costumes. Sans remonter jusqu’aux étonnantes exhibitions de soieries et de taffetas à quoi s’adonnaient comédiennes, et même comédiens, du XVIIIe siècle, il n’y a pas encore si longtemps que les programmes énuméraient avec complaisance les noms des grands couturiers auteurs des robes portées par les titulaires des premiers rôles, qui de surcroît en changeaient à chaque acte.
Si ces déballages de richesses, propres à faire rêver le parterre, sont devenus plutôt maintenant l’apanage du grand et du petit écran, le théâtre n’en souffre pas : le public trouve ailleurs la satisfaction de cet immuable besoin. Les contraintes financières auront eu au moins le mérite de montrer que le théâtre est parfaitement capable de se passer de décors compliqués. Il suffit pour s’en convaincre de fréquenter les nombreuses petites salles parisiennes.
Les spectacles s’y déroulent sur fond de toiles tendues, qui ne représentent rien. Le jeu des éclairages pourvoit seul à l’enchantement de l’œil et les grands textes y sont au moins aussi bien servis qu’ailleurs. Dans ces colonnes, nous avions parlé en son temps d’un Mariage de Figaro à l’Espace Marais. Là, il n’y a pas même de toiles mais seulement des murs peints en noir mat, et les comédiens qui ne jouent pas attendent dans un angle. Or on y goûtait tout autant Beaumarchais que si les acteurs eussent évolué parmi les ors, vrais ou faux, d’une fin de XVIIIe siècle pur jus. Ces ors en tout cas n’auraient pas apporté plus. Mais auraient-ils nui ?
Existent d’ailleurs des genres théâtraux, dont certains immémoriaux, excluant, comme de facto, l’idée même de décor : théâtre de tréteaux, café-théâtre, théâtre de rue… et ce ne sont pas des genres mineurs, loin de là. Dans ces colonnes aussi avait été évoquée une éblouissante interprétation de Petits boulots pour vieux clowns, de Visniec, en théâtre de rue, par les Macadam Phénomènes de Pierre Dumur. La soirée valait le déplacement, croyez-moi.
Il arrive pourtant que le public, ébloui, applaudisse le seul décor, dès que le rideau se lève. On rencontre aussi des cas où un minimum de décor semble se révéler indispensable. Bien que l’indication de Molière soit, comme toujours avec lui et de son temps, fort succincte (La scène est dans une place de ville), on n’imagine pas bien une École des femmes sans la maison d’Agnès et son balcon. L’on sait d’ailleurs le parti qu’en tira Christian Bérard lorsqu’il conçut pour Jouvet le décor avec ses murs s’ouvrant ou se fermant sur le jardin d’Agnès, si fameux qu’il appartient désormais, peut-on dire, à l’histoire du théâtre et de la mise en scène. L’idée en fut d’ailleurs reprise, voici quelques années, par Marcel Maréchal pour sa propre interprétation de L’École des femmes. J’eus la chance de la voir à Créteil et en garde un souvenir émerveillé. Un seul bémol à l’affaire : Agnès était si fluette qu’on ne l’entendait pas, mais ceci est une autre histoire, qui touche à l’enseignement de la diction dans les conservatoires, et n’a rien à voir avec la conception du décor.
Quant à cette conception – je crois que les personnes de qualité disent à présent “ scénographie ” – m’est avis qu’il en est comme du reste : sa qualité obéit à des règles dont nous ignorons presque tout. De toute façon, le théâtre est un lieu de magie et de rêve et peu importe la façon dont auteur, comédiens, metteur en scène, éclairagiste, décorateur s’y prennent pour nous ensorceler, pourvu que nous le soyons… et même si nous ne savons pas comment.