Amateurs ?
Celui qui est capable d’analyser un vin lorsqu’il le goûte éprouve-t-il un plaisir sensuel d’une autre qualité, ou même simplement d’un autre degré, que celui qui se contente de le boire et d’en jouir, ou bien le premier ajoute-t- il seulement au plaisir des sens la satisfaction intellectuelle – et élitiste – de la compréhension ? De même, une fugue de Bach s’apprécie-t-elle de la même manière selon que l’on pénètre ou non les arcanes de la fugue ? Les œuvres musicales citées ce mois-ci ne requièrent pas de culture musicale approfondie et ne devraient pas départager l’auditeur naïf et l’amateur éclairé.
Chostakovitch, Elgar, Williams
Chostakovitch a été, tout au long de son œuvre, dans l’obligation d’asservir son génie aux contraintes du “ réalisme soviétique ” imposées par le Parti. La qualité et l’originalité de sa musique sont telles que l’on pourrait se réjouir, de manière un peu perverse, qu’il ait subi ce carcan, de même que Racine n’aurait peut-être pas écrit les chefs‑d’œuvre qu’on lui doit sans les contraintes fortes de la tragédie classique : on aurait tort. La 4e Symphonie, écrite en 1935–36, avant le rappel à l’ordre du Parti, témoigne de ce qu’aurait été la musique de Chostakovitch s’il avait été totalement libre. Écrite pour un orchestre aux dimensions inhabituelles, dont dix-sept cuivres et de nombreuses percussions, avec une couleur orchestrale d’une extrême variété, et un soin de la forme, y compris la fugue, très rigoureux, c’est une explosion de complexité et de créativité, dans la droite ligne de Mahler. Le bouillonnant Valery Gergiev, l’interprète par excellence des symphonies de Chostakovitch, dirige l’orchestre du Mariinsky (ex-Kirov) de Saint-Pétersbourg1 comme il le fait toujours, en conciliant rigueur et sens dramatique, dans cette œuvre monumentale de tous les excès.
Le Concerto pour violon d’Elgar, écrit en 1910, est d’un autre temps que le XXe siècle, comme le 2e Concerto pour piano de Rachmaninov : néoromantique ou plutôt romantique attardé. Cela une fois admis, c’est un des plus beaux concertos pour violon de la période 1850–1950, du niveau du Concerto de Brahms : thèmes superbes, construction très élaborée, et surtout un lyrisme tourmenté et exacerbé auquel seul un cœur sec pourrait résister. La belle Hilary Hahn, à qui l’on doit d’inoubliables versions des concertos de Brahms, Mendelssohn, Chostakovitch, Barber, etc., joue celui d’Elgar avec le même mélange de technique transcendante et de grâce adolescente, avec le London Symphony dirigé par Sir Colin Davis2. Sur le même disque, The Lark Ascending, romance pour violon et orchestre de Vaughan Williams.
Piano : Debussy, Kirchner, Beethoven
François Chaplin a entrepris de graver l’intégrale de l’œuvre pour piano de Debussy. Le volume 4 vient de paraître avec Images II, Épigraphes antiques, et huit pièces indépendantes dont Rêverie, D’un cahier d’esquisses, La Plus que Lente3.
Pour jouer Debussy, c’est la couleur qui prime, donc le toucher. Ni sec, ni affecté, ni impressionniste ni néoclassique, le jeu de Chaplin est parfaitement adapté à cette musique subtile, où la pression des doigts doit être dosée au milligramme.
Découvrir un compositeur non mineur est de plus en plus rare. Theodore Kirchner (1823−1903), émule de Schumann et Mendelssohn, a été un compositeur prolifique. Un disque récent présente les Neue Davidsbündlertänze, les Romances pour piano, et dix des douze Spielsachen, joués par Jan Martin4. C’est parfois très proche de Schumann sans être un pastiche, et toujours très agréable.
Les Trios pour clarinette, violoncelle et piano de Beethoven ne sont pas des œuvres majeures mais de la musique de salon, au demeurant très bien écrite. L’enregistrement que viennent de faire du Trio op.11 et de l’opus 38 (transcription par Beethoven de son Septuor) Florent Héau, Jérôme Ducros et Henri Demarquette5 est parfait à cet égard, et donne une bonne idée de ce que devaient être les salons viennois au début du XIXe siècle.
Webern, Schoenberg, Berg, Stravinski
Ce sont en revanche trois œuvres de premier plan, d’une importance majeure dans la musique du XXe siècle, que vient d’enregistrer le Quatuor Manfred6 : le Quatuor 1905 de Webern, le Quatuor n° 2 de Schoenberg et le Quatuor opus 3 d’Alban Berg. Le Quatuor de Webern, d’un seul mouvement, est une pièce postromantique passionnée, d’une écriture extrêmement élaborée, qui annonce à quelque quarante ans de distance Metamorphosen de Richard Strauss. Le Quatuor n°2, avec voix de soprano, est l’œuvre de Schoenberg où l’écriture a basculé, presque insensiblement, vers l’atonalité. Enfin le Quatuor de Berg est, lui, parfaitement atonal. Un disque passionnant, qui résume en trois œuvres la naissance de l’École de Vienne.
Quant à l’Histoire du Soldat, de Stravinski-Ramuz, œuvre à la fois jubilatoire et inquiétante, elle a été enregistrée maintes fois. L’intérêt de l’enregistrement par des solistes de l’Opéra de Paris avec les voix de Geneviève Page, Michel Fau, Éric Pérez7, au-delà de sa qualité propre – vents excellents – est d’associer sur le même disque deux autres œuvres de Stravinski, rarement jouées : les Berceuses du chat, pour mezzo-soprano et trois clarinettes, et la très belle Élégie pour alto solo, écrite dans l’esprit des Suites pour violon seul de Bach.
________________
1. 1 SACD Surround PHILIPS 475 6190.
2. 1 SACD DEUTSCHE GRAMMOPHON 474 8732.
3. 1 CD PIERRE VERANY PV 704091.
4. 1 CD ARION ARN 68621.
5. 1 CD ZIG ZAG 050101.
6. 1 CD ZIG ZAG 041201.
7. 1 CD ARION ARN 68034.