Améliorer la production des données urbaines
Dans plusieurs articles de ce numéro, la rareté ou l’absence des données nécessaires à l’élaboration de stratégies urbaines sont évoquées comme préoccupantes, notamment dans les mégapoles du Sud, celles qui connaissent les croissances les plus rapides. Cela dit, cette doléance se retrouve aussi chez les équipes chargées de proposer aux décideurs politiques des stratégies urbaines dans les mégapoles du Nord.
REPÈRES
Il faut manipuler avec prudence le terme succinct de « donnée urbaine » : une donnée est conditionnée par une date et un périmètre de recueil, voire d’autres « métadonnées » ; et une donnée n’a d’utilité qu’à raison du problème qu’elle va aider à résoudre. Elle doit donc être adaptée au « problème » lui-même et, par là, à l’échelle à laquelle il se pose. Des données trop agrégées ne permettent plus de discerner des caractéristiques de l’espace urbain qu’il faudrait au contraire mettre en évidence.
Les doléances des urbanistes
M. Tout-le-monde a de quoi s’étonner. La réalité qu’il entrevoit spontanément lui paraît, à l’inverse, une surabondance de données : au premier chef les recensements des personnes et des logements, puis les nombreuses enquêtes et comptages sur des sujets variés que certains organismes officiels et médias multiplient et diffusent via Internet. Pour les données « recueillies depuis le ciel » sa surprise est encore plus grande.
Le fichier adresse-îlot français
Ce fut au départ une initiative RATP, IAURIF et CDC qui recueillit l’assentiment de l’INSEE et de l’IGN au milieu des années 1980. Des développements commerciaux nombreux s’ensuivirent, que nous connaissons tous.
Des moyens techniques de plus en plus performants sont à la disposition de tous : observation avec la photo aérienne (par avion ou drone, photo droite et oblique, en couleur), télédétection satellitaire (sur l’étendue du spectre lumineux et l’infrarouge), scannage radar ; moyens de stockage et de traitement, moyens de représentation avec l’infographie.
Les systèmes d’information géographiques (SIG ou GIS en anglais) et leurs « couches de données » permettant des cartes thématiques très parlantes se sont multipliés sur la planète entière1.
Rareté ou surabondance ?
Enfin, les logiciels infographiques sont maintenant aptes à de multiples fonctions. Les systèmes permettant de ranger dans les îlots (ou, à défaut, les parties élémentaires des SIG) des métadonnées recueillies à l’adresse postale, dits « fichiers adresses-îlots », sont au point en beaucoup de lieux.
Pourquoi donc les équipes d’urbanisme se plaignent-elles d’un décalage persistant entre leurs besoins et ce qu’elles obtiennent au moment où ces besoins s’expriment ?
Un terme imprécis
Il est d’autant plus nécessaire de bien comprendre ces doléances que les décideurs politiques et financiers font, sur ce sujet, les réflexions de M. Tout-le-monde et nient le problème. L’origine du malentendu tient à l’imprécision du terme « donnée urbaine ».
Les urbanistes des pays du Nord disposent beaucoup trop souvent de données non ou mal localisées, ne couvrant pas la totalité de l’aire urbaine qui les intéresse, recueillies dans des découpages territoriaux inadaptés aux problématiques urbaines, recueillies à des dates trop différentes pour permettre des diagnostics d’évolution, recueillies selon des découpages trop différents, ayant subi des changements de définitions au cours du temps, recueillies par sondages non aréolaires, ces caractéristiques n’étant du reste pas exclusives les unes des autres.
Les doléances des équipes au travail sur les villes du Nord s’adressent donc rarement à un manque de données de type nouveau comme pourrait le faire croire l’expression ambiguë « manque de données », mais à une inadaptation des données dont ils disposent et aux questions qu’on leur demande de résoudre.
Peut-on espérer que les différents collecteurs de données se soumettent aux règles de chronologie, de définition, de découpage territorial qui conviendraient aux urbanistes ? Évidemment non. Chacun d’entre eux est en effet confronté à une question pour lui prioritaire.
Atteindre son objectif de façon optimale le conduit à des modes de recueil et à des périodicités ayant peu de chances de satisfaire les praticiens de l’urbanisme.
Restreindre les ambitions
Quant aux urbanistes des pays du Sud, ils sont dans une situation encore plus difficile, où l’expression « manque de données » semble, mais semble seulement, perdre son ambiguïté.
Un découpage fréquent mais inadapté
Les objectifs fiscaux, financiers et administratifs auxquels sont dédiés les organismes du type de l’INSEE les poussent ˆ des dénombrements à la seule échelle communale. Or les découpages communaux manquent souvent de pertinence, car beaucoup de communes sont des mélanges complexes : les agrégats qu’elles représentent font disparaître des contrastes que l’urbaniste devrait au contraire mettre en évidence.
La faiblesse des ressources ne permet pas d’y constituer des patrimoines de données diachroniques très riches. Les données qui seraient récentes ailleurs deviennent ici d’autant plus vite obsolètes que les évolutions sont rapides.
Limitées par la part accordée à la recherche de données dans leurs maigres budgets, les équipes d’urbanisme restreignent donc leurs ambitions au « bricolage » des données existantes, souvent dépassées et localisées dans des découpages inadaptés. Le progrès de la réflexion et partant, des stratégies, y est donc limité, alors que la rapidité de l’urbanisation pose des questions plus épineuses que dans les villes du Nord.
Nul doute cependant : le développement économique ne suffira pas à lui seul à résoudre les questions du Sud car les mêmes questions d’inadaptation que dans le Nord s’y posent déjà.
En somme, partout, mais plus gravement dans les pays du Sud compte tenu des enjeux, la production régulière de données nécessaires à la stratégie et à la gestion urbaines apparaît comme une question mal définie, mal posée et donc mal résolue.
Changer de méthode
Préférer la rapidité de production à une précision moins utile
Ne faudrait-il pas rompre avec les méthodes classiques en produisant plus vite des données moins précises mais simultanées et dans des découpages adaptés à chaque question posée ? En effet, la précision coûte cher et l’expérience montre qu’elle n’est pas toujours utile.
En revanche, partout on préférerait disposer, à coût constant, d’ordres de grandeur peu de temps après qu’une question a été posée. Or, les progrès considérables de la géolocalisation et de la géomatique pourraient apporter une solution intéressante à cette question.
L’Îlot, vu du ciel, individu statistique de base
L’expérience des études urbaines montre que les stratégies s’intéressent rarement à des éléments de ville plus petits que « l’îlot », tel qu’on peut l’observer du ciel.
Pourquoi dès lors « faire le détour » par les ménages ou les personnes ? L’îlot, ou plus exactement la part d’îlot de même type d’occupation du sol, deviendrait la « brique élémentaire » de la ville que l’on interrogerait sur ce qu’elle est, allant ainsi directement à une réalité à la fois sociale et spatiale plus proche, par nature, de celle sur laquelle on cherche à agir : quartiers, centre-ville, ensemble de la conurbation ou autre.
L’exploitation des photos aériennes ou des documents satellitaires, documents exhaustifs, datés, réguliers et fréquents, permettrait de recenser ces nouveaux individus statistiques, plus facilement, plus rapidement et à moindre coût que d’autres individus (populations par exemple) par des collectes exhaustives au sol.
Extrapoler à la ville entière
Ce faisant, on suppose qu’à partir des îlots il sera possible d’extraire des réalités invisibles à la vue aérienne (nombre de ménages, d’habitants, CSP, revenus, etc.).
De véritables lois urbaines, au sens où l’on parle des lois du monde vivant
Là aussi, l’expérience de la ville permet de penser que les îlots, matière vivante, peuvent être classés en un nombre limité de types, à l’instar des espèces animales ou végétales, de telle sorte que tel caractère intérieur et invisible de l’îlot puisse être inféré de caractères visibles du ciel ; de même que la connaissance des populations de chaque espèce végétale d’une forêt et d’une caractéristique visible de chaque arbre vu, taille par exemple, permet de calculer avec une approximation acceptable la matière ligneuse de la forêt observée.
Face à toute question posée, chaque type d’îlot serait étudié par des sondages au sol, dits aréolaires, sur quelques individus du type, afin d’y repérer les relations entre les données recherchées d’une part et les éléments observables du ciel qui ont servi à construire la typologie des îlots, ainsi que certaines métadonnées connues et localisées, d’autre part.
On pourrait alors extrapoler à la ville entière les résultats par types.
Analyse mathématique et intuitions
Les intuitions des praticiens urbains à partir de leurs expériences sont évidemment essentielles à la démarche. La qualité de l’approche mathématique, statistique notamment, mais aussi topologique (les voisinages entre les types d’îlots comptent souvent), voire fractale, l’est tout autant.
C’est par cette association d’intuitions et de rigueur d’analyse, ainsi que par les « vues depuis le ciel » que l’on gagnera en rapidité et en coût sur les méthodes classiques. Bien entendu les tâtonnements ne peuvent pas être évités dans l’édification de la méthode.
Le postulat de mécanismes sous-jacents
Les relations supposées entre données visibles sur vues aériennes ou satellitaires reposent sur un postulat : l’existence de mécanismes urbains sous-jacents, parfois de véritables lois urbaines, au sens où l’on parle des lois du monde vivant.
Nul besoin que ces mécanismes soient connus préalablement et même connus un jour : il suffit qu’ils aient des effets. Ainsi, sans connaître la physiologie des arbres on peut repérer certains rapports, liés aux caractères propres des espèces, mais aussi à certaines conditions locales (climat, environnement), entre la taille des individus et leur volume ligneux.
Trente ans perdus… ou gagnés ?
Des relations strictes
Le régime végétal et plus encore le régime animal connaissent des relations assez strictes entre différentes caractéristiques de l’individu de chaque type dont la complexité des villes, même dans leurs éléments les plus simples, paraît lointaine. L’expérience urbaine permet cependant de postuler que des relations internes de même nature existent, avec des incertitudes acceptables pour les questions à résoudre.
Pourquoi ces idées, qui ne sont pas nouvelles, n’ont-elles pas abouti jusqu’ici ? Il y a longtemps que de nombreux chercheurs et praticiens ont perçu l’existence de mécanismes urbains puissants, voire de lois urbaines : la ville est un être vivant et on ne voit pas pourquoi elle ne se plierait pas à la règle du monde vivant selon laquelle deux ou trois caractères pertinents suffisent pour déterminer à 90 % la composition d’un élément, ici d’un îlot particulier.
Cette observation a surtout conduit à des travaux de modélisation, très convaincants aujourd’hui dans des domaines comme les transports, encore peu dans d’autres comme le foncier.
En matière de données urbaines, les perspectives évoquées ici étaient déjà présentes dès la fin des années 1960, chez un certain nombre de praticiens français des villes, travaillant dans les pays du Sud ou en France même lorsque la planification communale a commencé à exiger dans notre pays beaucoup de données localisées à l’îlot.
En 1982, se retrouvant en communauté d’idées, ces praticiens ont mené en commun, avec succès, une expérience dans une ville du Sud, sans toutefois pouvoir donner une suite à cette expérience, faute de moyens financiers.
Faut-il regretter le temps perdu ? Oui et non, car les progrès en recueil de données vues du ciel ont été colossaux durant les trente années écoulées.
Comment associer mathématiciens et urbanistes ?
Cela dit, la leçon du passé doit être comprise. Les délais imposés aux réponses que l’on demande aux praticiens se concilient mal avec les tâtonnements de toute recherche méthodologique.
Pour tirer le meilleur parti des gisements énormes de big data géolocalisées, il est donc probablement nécessaire d’orienter certains laboratoires de recherche mathématique vers des coopérations avec les grandes agences d’urbanisme.
Ces dernières, partant de questions concrètes et des besoins en données « adaptées » qu’induisent ces questions, écarteraient tout risque d’échec en utilisant leurs méthodes traditionnelles d’acquisition (les bricolages traditionnels, suis-je tenté d’écrire) mais testeraient en parallèle la méthode nouvelle avec les laboratoires associés auxquels elles apporteraient leurs intuitions et leurs observations de terrain.
La coopération entre mégapoles du Nord et du Sud serait sans doute très fructueuse, les villes du Nord apportant des moyens plus abondants et celles du Sud des champs d’expérience plus rapidement réactifs.
Vers une physiologie des villes
Last but not least, cette recherche permettrait d’avancer sur la voie des modélisations urbaines. Si l’objectif premier doit rester la fourniture rapide de données recherchées à partir de données disponibles vues du ciel, cette retombée seconde présente un intérêt considérable.
C’est ainsi que se constituera, progressivement, la « physiologie urbaine », c’est-à-dire la compréhension d’ensemble des mécanismes urbains, des lois urbaines et des liens entre ces lois. Face à l’urbanisation de la planète, elle apportera des réponses bien meilleures aux questions rencontrées par les édiles, et cela d’autant plus que les villes seront plus grandes.
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1. Beaucoup de systèmes d’information géographiques ont fort heureusement pris l’îlot comme cellule de base, on verra l’intérêt de cette disposition plus loin.