Aménagement du territoire et mobilité : renouer avec la planification
Le constat
En cinquante ans, le territoire français a connu des transformations sans précédent par leur ampleur, marquées par un double mouvement :
- de concentration, au niveau national, dans de grandes agglomérations, le long des littoraux, dans les grandes vallées fluviales ;
- d’étalement urbain et de spécialisation croissante de l’espace, avec le développement des périphéries, au paysage de zones d’activités et de grandes surfaces commerciales, typiques des entrées de ville à la française.
Peu à peu se sont ainsi structurées des aires métropolitaines autour de pôles urbains entourés de nébuleuses d’urbanisations diffuses, conçues par et pour la voiture.
Cette évolution de l’espace, d’autant plus spectaculaire que l’accroissement de la population urbaine, alimenté par un exode rural tardif, a été rapide, a fortement contribué à l’explosion de la mobilité à toutes les échelles territoriales et à l’hégémonie du mode routier.
Il est important de souligner que toutes les échelles sont liées. C’est ainsi que l’étalement des villes explique la forte demande en infrastructures routières et, pour une part, le recul de la part modale du rail dans les déplacements interurbains, les déplacements de centre à centre cédant le pas aux déplacements de périphérie à périphérie, pour lesquels le rail est moins compétitif.
Inversement, la multiplication des rocades pour soulager la circulation dans le centre des villes a constitué un puissant moteur pour l’urbanisation de périphéries de plus en plus lointaines et a ainsi largement contribué à la consommation excessive de l’espace et à l’augmentation des besoins de mobilité.
Une évolution préoccupante et non soutenable à long terme
Les modes de pensée qui ont jusqu’ici largement prévalu dans le traitement de la mobilité reposent sur quelques postulats, que l’on peut, de façon à peine caricaturale, résumer ainsi :
- des transports à bon marché sont bons pour l’économie et la mobilité est toujours facteur de progrès ;
- pour répondre à la saturation, il convient d’augmenter l’offre de transports, en construisant de nouvelles infrastructures ;
- l’autoroute désenclave et donc constitue un facteur de développement pour les territoires à faible densité.
Quelques décennies d’application de ces principes font apparaître de multiples effets pervers :
- l’explosion de la mobilité, encouragée par les prix bas des transports et la place prépondérante que tient désormais le mode routier, entraîne des pollutions croissantes, dont les coûts pour la collectivité sont encore mal évalués ; le secteur des transports contribue ainsi principalement à la hausse préoccupante des émissions de gaz à effet de serre ;
- la course aux infrastructures nouvelles pour répondre à l’augmentation de la mobilité dans les zones saturées apparaît sans fin et présente un coût croissant, car il est de plus en plus difficile de passer dans les zones habitées ;
- la vision idyllique de l’autoroute pourvoyeuse de progrès est largement à nuancer : les observations qui ont pu être faites prouvent que tout dépend du potentiel de développement des territoires traversés et que dans des espaces fragiles comme les vallées de montagne, les nuisances dues au trafic peuvent constituer un handicap pour l’activité locale fondée sur le tourisme.
Le rapport BRUA1, qui est sans doute l’étude la plus complète qui ait été menée sur l’accessibilité des zones à faible densité, conclut très clairement à l’indépendance entre le développement économique et la qualité de la desserte par le réseau autoroutier. Pourtant, le mythe a la vie dure et la multiplication d’autoroutes non rentables dites d” « aménagement du territoire » fragilise l’équilibre financier du système autoroutier, tout en distrayant des ressources précieuses, qui pourraient être utilisées plus efficacement au profit du développement local ;
- en ville enfin, le culte de l’automobile a entraîné la confiscation de l’espace public par cette dernière et a largement concouru à la déstructuration de l’urbanisme et à la dégradation de la qualité de la vie, particulièrement sensible dans certains quartiers.
Toutes ces constatations conduisent à penser que le système sur lequel est fondée notre action, dans les rapports entre les transports et l’aménagement du territoire, ne garantit pas un développement durable et engendre un gaspillage des ressources. Il convient donc de le reconsidérer.
© RATP – CHABROL
Quels principes fondateurs d’une nouvelle approche ?
Il convient d’abord, à mon sens, de reconnaître que la mobilité n’est pas une fin en soi, qu’il n’y a pas une, mais des mobilités, dont certaines sont contraintes par l’organisation de l’espace (le zonage domicile-travail ou l’éloignement des services de l’habitat dans les villes) ou encouragées par une tarification insuffisante (« avec le juste à temps », les stocks ne sont plus dans les entrepôts, mais sur les autoroutes). Il est ainsi possible d’agir sur ces formes de mobilités et de « découpler » mobilité et croissance, comme on l’a fait il y a vingt ans pour l’énergie, grâce à une action volontariste.
Il convient, en second lieu, de ne plus raisonner en termes d’offre d’infrastructures, mais en termes de niveaux de services aux usagers, dont la satisfaction nécessite une réflexion véritablement multimodale, attachant la même importance à la gestion du service de transports qu’à l’infrastructure elle-même. La loi d’orientation sur les transports intérieurs de 1982 ne dit rien d’autre, mais force est de constater que sur ce point elle n’a pas encore eu d’application. Dans cette optique et comme l’a très bien souligné le rapport CARRÈRE2, il n’est pas justifié d’exiger que tout point du territoire soit desservi par tous les modes à la fois.
Enfin, dans les transports comme ailleurs, l’attitude simpliste consistant à traiter les problèmes les uns après les autres, sans voir leurs interrelations et à considérer l’environnement comme un impact à prendre en compte une fois que les grandes options ont été arrêtées, doit être dépassée : il convient de passer d’une logique de réparation à une logique de prévention, de précaution et d’intégration.
À ce titre, la politique des transports et les schémas directeurs d’infrastructures doivent se donner des objectifs environnementaux, globaux (réduire la contribution du secteur à l’accroissement de l’effet de serre) et spatialisés (ne pas accroître le cloisonnement des grands espaces naturels et maintenir une perméabilité aux échanges, au nom de la biodiversité ; réduire les nuisances pour les populations exposées ; maintenir la qualité patrimoniale de l’espace en préservant des zones de calme…)3 et 4.
Vers de nouvelles méthodes de planification
Il serait injuste d’ignorer l’évolution des esprits et, plus timidement, des pratiques, qui s’est opérée depuis quelques années dans la préparation des décisions. Mais l’expérience de tous les jours montre qu’il est difficile d’arrêter les « coups partis », alors qu’en aménagement du territoire les décisions engagent le long terme. Il y a donc urgence.
La loi du 4 février 1995 nous en donne l’occasion, à travers le schéma national d’aménagement et de développement du territoire (SNADT), qui se voit assigner l’objectif ambitieux de fixer « les orientations fondamentales en matière d’aménagement du territoire, d’environnement et de développement durable » et qui doit en outre déterminer « les principes régissant la localisation des grandes infrastructures de transport, des grands équipements et des services collectifs d’intérêt national « .
C’est au niveau de ce schéma que devraient être affichés les objectifs en matière d’aménagement du territoire et d’environnement à prendre en compte dans l’élaboration des schémas directeurs d’infrastructures. Il revient également au SNADT de définir un processus d’élaboration desdits schémas directeurs, qui assure cette intégration et garantisse une démarche multimodale.
Il est essentiel de décliner ce processus de planification à chaque échelle territoriale en veillant à la cohérence des options entre les différents niveaux : la région, la plus apte à articuler le développement des aires métropolitaines avec celui des réseaux de transports à travers le schéma régional des transports ; l’agglomération, à qui revient de faire le lien entre le schéma directeur d’aménagement d’urbanisme et le plan de déplacements urbains – que la loi sur l’air vient de conforter et de réorienter vers une plus grande multimodalité – et de proposer des options de nature à réduire la mobilité contrainte et la place de l’automobile dans les déplacements quotidiens.
Ce sera l’enjeu des prochains mois et des prochaines années que de mettre en œuvre ce processus de planification à plusieurs étages, renouant d’ailleurs avec l’époque pas si lointaine des OREAM (organisations d’études d’aménagement d’aires métropolitaines, constituées en 1996), dans un contexte qui, certes, a profondément changé avec la décentralisation et la montée des problèmes d’environnement.
Cela suppose un fort investissement méthodologique mais, plus encore, une petite révolution culturelle et de nouvelles manières de conduire l’action publique. Car le monde associatif et l’opinion en général s’impliquent de plus en plus dans les décisions touchant au cadre de vie et à la gestion de la cité. Cette exigence du reste est saine pour la démocratie, pour peu qu’on sache dépasser l’affrontement des intérêts particuliers et trouver la voie d’une concertation véritable en s’en donnant le temps.
C’est l’objet de la commission nationale du débat public, instituée par la loi BARNIER du 2 février 1995 pour les grands projets et de la « charte de la concertation », élaborée à l’initiative de Mme LEPAGE. Les choix d’organisation du territoire et, à un niveau plus fin, d’urbanisme, de tarification des transports, de conditions d’usage de la voiture en ville, sont des problèmes de société justifiant des débats. Il faut nous y préparer.
_______________________________________
1. J. BRUA, Accessibilité des zones de faible densité de population, Rapport, Conseil général des Ponts et Chaussées et Conseil général du Génie rural, des Eaux et des Forêts, 1993.
2. G. CARRÈRE, Transports destination 2002, le débat national, recommandations pour l’action, Rapport au ministre de l’Équipement et des Transports, Paris, juillet 1992.
3. D. DRON et M. COHEN DE LARA, Pour une politique soutenable des transports, Cellule de Prospective et Stratégie, ministère de l’Environnement, Paris, La Documentation Française, septembre 1995.
4. Les enjeux environnementaux de l’Aménagement du Territoire, ministère de l’Environnement, contribution au débat national sur l’aménagement du territoire, janvier 1996.