AMOURS DE VACANCES
Vous avez quinze ans, vous courez revoir un amour de vacances, chez elle, dans la ville. Et c’est un choc : sans le soleil, la source, le lit de feuilles mortes dans la forêt, elle vous apparaît telle qu’en elle-même, banale, à pleurer. Ce n’était donc que cela !
Aussi, lorsque vous vous apprêtez à écouter la transcription sur CD de l’enregistrement par Casals des Suites pour violoncelle seul de Bach, dont la découverte, un jour, fut un éblouissement, vous avez brusquement un doute : et si vous alliez être déçu ?
Pablo Casals
Eh bien non : c’est toujours le même émerveillement. Malgré toutes les excellentes versions que vous avez entendues depuis (Fournier, Tortelier, Yo-Yo Ma, etc.), la version Casals (1938−1939) reste la seule, la vraie, à la fois hors du temps et profondément humaine.
Les Suites de Bach ne sont qu’un des enregistrements de légende qui figurent, sous le titre Pablo Casals – The Complete Published EMI Recordings 1926–1955, dans un coffret qui vient de paraître1 : avec Alfred Cortot et Jacques Thibaud, les Trios « À l’Archiduc » de Beethoven, n° 1 de Schubert, n° 1 de Mendelssohn, n° 1 de Schumann, n° 2 de Haydn, et deux séries de Variations de Beethoven pour trio ; le Double Concerto de Brahms avec Thibaud et l’Orchestre Casals de Barcelone dirigé par Cortot ; les Concertos de Dvorak avec le Philharmonique tchèque dirigé par George Szell, d’Elgar avec le BBC Symphony et Boult, de Boccherini avec le London Symphony ; les 5 Sonates de Beethoven et la 2e de Brahms avec Mieczyslaw Horszowski ou Otto Schulhof ; et de nombreuses autres pièces dont des transcriptions, et même des sardanes avec une cobla de Gérone. Miraculeusement, la numérisation a considérablement amélioré ces enregistrements sans les aseptiser. Et ce qui fait le jeu de Casals unique, et pas seulement dans les Suites de Bach, cette rugosité de paysan catalan alliée à une sérénité de moine bouddhiste et cette capacité de vous emmener très loin, très haut, est épargné et même ravivé, et vous êtes rassuré : oui, je ne m’étais pas trompé, c’était bien cela.
Maria Joao Pires – Chopin
Vous n’avez plus écouté depuis longtemps vos enregistrements en disque vinyle des Valses et des deux Concertos de Chopin par Maria Joao Pires, mélange de fragilité et de sensualité mélancolique dont vous avez gardé un souvenir ému, remisés dans un placard. Et vous abordez avec un peu d’inquiétude les nouveaux enregistrements, après une longue période de silence, de cette pianiste discrète et secrète : la Sonate n° 3 en si mineur, 2 Nocturnes, 9 Mazurkas, 3 Valses, la Polonaise « Fantaisie », et la Sonate pour violoncelle et piano (avec le jeune Pavel Gomziakov)2. Non seulement vous n’êtes pas déçu, mais c’est une nouvelle interprète que vous découvrez : moins de fragilité, de mélancolie, mais plus de sérénité, de distance, d’élévation. Le mouvement lent de la 3e Sonate, le Nocturne en si majeur sont à pleurer, mais de plaisir : jeunes – et moins jeunes – et bouillants pianistes du Festival de La Roqued’Anthéron, écoutez donc cela, nul n’a joué Chopin aussi bien depuis Samson François.
Katia et Marielle Labèque
Les soeurs Labèque auront été des amours de vacances. Car ce sont bien des musiques de vacances qu’elles jouaient naguère, avec un inimitable brio : les songs de Gershwin, Scaramouche de Milhaud, le Concerto pour deux pianos de Poulenc… Vous les avez un peu perdues de vue, et vous allez les écouter en juillet dernier au Festival de Radio France de Montpellier. Sous le nom De fuego y de agua, un programme d’apparence étrange : avec la chanteuse de flamenco et de tango Mayte Martin, un ensemble de pièces espagnoles, chansons traditionnelles, tangos de Gardel, pièces de Falla, poèmes de Lorca, avec parties pour deux pianos écrites par Joan Albert Amargos3. Une véritable merveille, inattendue : une musique d’une grande subtilité dans la lignée de Granados et Albeniz, aux harmonies très recherchées, jouée par des soeurs Labèque plus douées que jamais et qui ont abandonné leurs excès gestuels au profit d’un toucher plus que fin, et toujours cette symbiose assez rare dans les duos de pianistes ; enfin, last but not least, la voix flamenca de Mayte Martin qui vous submerge d’émotion. Adieu musiques compassées, vivent Casals, Pires, les sœurs Labèque, vivent les vacances !
1. 9 CD EMI.
2. 2 CD DGG.
3. 1 CD KML.