Ampère, savant, et humaniste
Ampère “mérite une juxtaposition de regards ”. C’est ainsi que Christian Marbach introduit le remarquable portrait d’Ampère ordonné par Michel Dürr à l’intention des lecteurs du Bulletin de la Sabix. Devant la surprenante diversité des domaines où le savant a exercé son intelligence, Michel Dürr a fait appel à des auteurs érudits appartenant à plusieurs disciplines, afin d’analyser les intuitions et les méthodes du scientifique, les conceptions du philosophe, les convictions et les comportements de l’homme dans la société.
Joseph Janin, professeur honoraire à l’Université Claude Bernard Lyon I, retrace d’abord à grands traits la vie passionnée d’Ampère. L’autodidacte, qui apprit à lire en déchiffrant L’Histoire naturelle de Buffon et s’initia si tôt au calcul différentiel, fit montre d’une exceptionnelle capacité à construire une théorie explicative à partir des faits observés, et à utiliser l’outil mathématique comme appui de l’expérimentation. Alors qu’on décrit parfois Ampère comme un théoricien maladroit, Joseph Janin se dit frappé en examinant sa table d’expériences au Musée de Poleymieux, de l’ingéniosité qu’il a dû déployer pour réaliser ses expériences avec les matériaux de fortune dont il disposait. S’agissant de l’homme, enthousiaste, passionné, poète, romantique avant la lettre, il n’a rien tiré pour lui-même de ses inventions… et il est mort pauvre.
L’enseignement, comme professeur à Bourg-en-Bresse, à Lyon, à l’École polytechnique, au Collège de France, ou comme inspecteur général de l’Université, assura la subsistance d’Ampère tout au long de sa vie. Michel Dürr rapporte quelques-unes des anecdotes amusantes, authentiques ou non, qui se propagent à propos des distractions du savant. En s’appuyant sur les opinions de contemporains, il pose la question de l’aptitude de ce “ professeur de légende ” à enseigner. Pour Arago, ami d’Ampère, la vocation de celui-ci était de ne pas être professeur : distrait comme La Fontaine, d’une timidité invraisemblable, il était incapable de faire une leçon devant un auditoire nombreux sans provoquer par son attitude et par ses gestes des rires irrévérencieux… Mais Michel Dürr cite aussi des témoignages (Sainte-Beuve, Louis de Launay) qui montrent Ampère, animé d’une vive passion de transmettre la connaissance et captivant des auditeurs érudits.
Pour Jean Delhaye, ingénieur I.E.G., l’originalité de l’œuvre d’Ampère “ géomètre et mathématicien ” tient surtout à l’inventivité et la virtuosité dans la conduite du calcul.
En regrettant que les documents archivés soient restés pour la plupart inachevés ou non publiés, il évoque quelques-uns des travaux qui ont marqué la carrière du mathématicien. Ainsi “ l’énigme du mémoire sur la quadrature du cercle” qu’André Marie, âgé de treize ans, aurait adressé à l’Académie de Lyon. Les considérations sur la Théorie mathématique du jeu, mémoire présenté à l’Institut le 12 janvier 1803 et soumis au rapport de Laplace. Le Mémoire sur l’application des formules générales du calcul des variations aux problèmes de la Mécanique soumis à la Société d’émulation et d’agriculture de l’Ain le 2 février 1803 en présence de Delambre…
La théorie chimique d’Ampère, tentative de chimie structurale avant l’heure…, a le mérite d’introduire des règles de combinaison chimique qui présupposent l’existence d’édifices stables (nous dirions de molécules), à une époque où l’actuelle distinction atomes/molécules n’est pas encore faite. Cette réflexion conclut l’analyse critique par laquelle Mme Myriam Scheidecker-Chevallier, maître de conférences au Centre de recherches d’Histoire des idées (Université de Sophia- Antipolis), met en lumière le rôle d’Ampère dans les progrès de la chimie au début du siècle. Ne disposant pas de laboratoire il n’a jamais expérimenté. Mais il a su interpréter les résultats expérimentaux avec une singulière intuition. Mme Scheidecker-Chevallier identifie de manière discursive, en faisant appel notamment à la correspondance échangée avec Humphry Davy, ce qui revient à Ampère dans la découverte des halogènes. Elle fait apparaître les principes logiques et les aspects novateurs de la classification des corps simples qu’il a proposée.
Évoquant l’amitié et la collaboration entre Fresnel et Ampère, Suzanne Gély, agrégée de physique, rappelle le soutien apporté par Ampère à son jeune ami dans le débat qui agita les académiciens, de 1816 à 1819, quant à la nature ondulatoire de la lumière. C’est Ampère lui-même qui aurait suggéré l’hypothèse du caractère transversal des ondes.
Ampère fut-il “ le Newton de l’électricité ” ? Christine Blondel (Centre de recherche en histoire des sciences et des techniques, CNRS) s’interroge sur la portée et la pertinence de ce dire du grand Maxwell. Ce qui l’amène à démonter la démarche et les ressorts des méthodes d’Ampère, à propos en particulier de l’unification des phénomènes électriques et magnétiques, de l’invention du concept de courant électrique, de “ la méthode de zéro ”, de la maîtrise du calcul… Pour conclure que si Ampère fut bien “ newtonien ” dans sa recherche de lois mathématiques pour évaluer des forces s’exerçant à distance, la complexité de sa démarche qui parvient à s’abstenir de mesures précises et sa conviction profonde que les phénomènes électromagnétiques sont dus à une propagation de proche en proche dans l’éther conduisent à infléchir et compléter le jugement du savant écossais.
Ampère, par son effort pour appuyer la science sur une doctrine originale de l’abstraction, mérite d’être arraché à sa postérité réductrice de physicien, aussi glorieuse soit-elle. Voilà de quoi surprendre des ingénieurs. Pourtant bien difficile de contester cette opinion après l’exposé dense et très structuré de Xavier Dufour, docteur en philosophie et agrégé de mathématiques. Notant que l’activité philosophique d’Ampère fut l’objet de ses plus vives préoccupations, et constitue l’axe profond de son œuvre multiforme, il en examine les trois principaux volets : la doctrine de la connaissance élaborée au contact de Maine de Biran, l’épistémologie scientifique qui sous-tend les travaux de chimie et de physique, enfin la classification des sciences.
Se référant aux courants de pensée qui ont pu influencer Ampère (l’Encyclopédie, le rationalisme, l’empirisme de Locke, la critique de Kant…), Xavier Dufour s’intéresse aux cheminements qui amènent le philosophe, dans son effort constant pour déterminer à partir de quel seuil la raison peut sortir de la sphère subjective pour atteindre l’ordre réel jusqu’à “ la théorie des relations ”. S’agissant de l’électromagnétisme il signale le dualisme qui affecte et fragilise cette théorie : la loi mathématique en elle-même constitue une description des phénomènes, mais c’est la structure microphysique qui en assure l’explication, par le jeu des particules et des forces qui constituent le réel physique. À la suite d’essais innombrables Ampère a publié à la fin de sa vie son Essai sur la philosophie des sciences, une classification ambitieuse de toutes les connaissances humaines (1834). Xavier Dufour procède à l’analyse critique des principes de cette classification complète et systématique, qui intègre à la fois une classification des objets du monde matériel et une classification des actes de l’esprit, et dont l’originalité est d’avoir donné à l’acte classificateur un fondement épistémologique et ontologique. Dans sa conclusion Xavier Dufour, qui a traité de l’importance de la foi religieuse du savant dans un Bulletin de la Société des amis d’Ampère, rapporte que celuici affirmait dans une lettre à son ami Bredin, tenir les spéculations scientifiques et philosophiques pour de pures vanités. Il n’empêche…
L’éclectisme de l’activité intellectuelle d’Ampère, et sans doute aussi son tempérament chaleureux, expliquent la multiplicité des cercles de relations auxquels il a appartenu. Michel Dürr, en traitant d’Ampère et les milieux littéraires et scientifiques de son temps, donne la mesure de la profondeur et de l’étendue de ses recherches dans les sources documentaires. Le lecteur voit apparaître, dans leurs rapports avec Ampère, une suite d’institutions et de personnages qui ont stimulé la vie intellectuelle en France, du Directoire à la Restauration. Malaisé de rendre compte en quelques mots de cette fresque passionnante où l’on voit revivre et débattre les membres de l’Athénée de Lyon, Volta et la Consulte de la République cisalpine, la Société chrétienne, le réseau des rescapés de Lyon, les idéologues d’Auteuil, la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale, la Société Philomatique et l’Athénée de Paris, le Collège de France, l’Académie des sciences et… le salon de Madame Récamier.
Michel Dürr, qui consacre quelques pages à l’amitié qui lia Ampère à Frédéric Ozanam, évoque à ce propos les convictions spirituelles du savant qui, après des périodes de scepticisme et d’indifférence, fut animé d’une foi religieuse intense jusqu’à sa mort.
Le Bulletin de la Sabix comprend en outre une courte présentation de la Société des amis d’Ampère, par Georges Asch, délégué général. Un bref exposé sur les dispositifs montrés au musée de Poleymieux, par Michel Siméon, conservateur. Enfin, une bibliographie très complète établie par Michel Dürr, les textes d’Ampère d’une part, les ouvrages et articles sur Ampère d’autre part. Un travail utile destiné aux historiens.
Pour conclure, en raison de la diversité des thèmes abordés qui vont des poèmes d’Ampère à l’électrodynamique en passant par “ la décomposition de la faculté de penser”, et eu égard à la qualité des auteurs, ce Bulletin peut être recommandé à tous ceux qu’intéressent l’histoire des sciences et les mouvements d’idées au début du XIXe siècle.