Analyse macroéconomique de l’inflation et de la pertinence de nos modèles
La courbe de Phillips a connu un succès populaire et universitaire étonnant, pour une idée empiriquement fragile depuis le départ et contestée par une bonne partie des économistes. Sans doute a‑t-elle à son actif l’avantage de la simplicité, ce qui explique qu’elle ait joué un rôle majeur dans la conception des politiques économiques pendant une bonne génération. À présent, il est peu probable qu’elle retrouve une utilité, dans le contexte inflationniste actuel.
À partir du milieu des années 1980, les principaux pays de l’OCDE ont connu plus de trois décennies d’inflation faible, au point que certains ont cru que l’inflation était durablement maîtrisée, voire qu’elle avait disparu. Or depuis la mi-2021, à la faveur de la reprise post-Covid et de la crise énergétique et alimentaire, on assiste à une résurgence de l’inflation en zone euro avec un taux d’inflation culminant à 10,1 % en novembre 2022.
Dans ce contexte, la question de la pertinence des modèles macroéconomiques utilisés pour analyser l’inflation se pose avec acuité. Notre article s’articule en trois temps. Nous nous attachons d’abord à définir les termes du débat, en distinguant notamment l’inflation interne de l’inflation importée. Un modèle emblématique pour analyser l’inflation interne, largement utilisé en macroéconomie, étant la courbe de Phillips, nous proposons ensuite un retour sur l’historique de cette courbe. Nous nous interrogeons enfin sur la pertinence de cette théorie au regard des observations empiriques.
Définition de l’inflation
Dans les manuels de macroéconomie, l’inflation est définie comme une hausse généralisée des prix et des salaires, autrement dit comme une perte de valeur de la monnaie en termes de biens et services. Il existe d’ailleurs une relation forte, à long terme, qui relie le taux de change nominal entre deux monnaies et le différentiel d’inflation : après la Seconde Guerre mondiale, les dévaluations successives du franc par rapport au mark se sont ainsi accompagnées d’une inflation bien plus importante en moyenne en France qu’en Allemagne. Plus généralement, les pays à monnaie faible, qui dévaluent de manière très régulière, comme l’Argentine ou l’Italie, ont des taux d’inflation plus importants que les pays à monnaie forte comme la Suisse ou le Japon.
Inflation et inflation sous-jacente
Cela étant, l’inflation que nous connaissons actuellement dans les pays développés ne correspond pas à l’idéal-type des manuels d’économie : elle provient essentiellement de la hausse des prix relatifs de l’énergie et de l’alimentation. En novembre 2022, selon les chiffres définitifs d’Eurostat, l’inflation atteignait 10,1 % en zone euro, tandis que l’inflation excluant l’énergie et les produits alimentaires, dite inflation « sous-jacente », ressortait à 5 %, soit moins de la moitié de l’inflation totale.
Cette inflation sous-jacente était elle-même en partie indirectement liée à l’augmentation des prix énergétiques et alimentaires, via les consommations intermédiaires (par exemple, les prix des billets d’avion ou de la restauration) et via les nombreux mécanismes d’indexation automatique sur les biens ou les salaires. Selon la définition standard, on ne devrait parler d’inflation qu’à partir du moment où ces hausses de prix se diffusent dans l’ensemble de l’économie, par le jeu des négociations salariales par exemple. Or pour l’heure ces mécanismes de diffusion sont d’une ampleur relativement limitée.
Inflation interne et inflation importée
Dans le même ordre d’idées, il faut également prendre soin de distinguer entre « inflation interne » et « inflation importée », car leurs mécanismes diffèrent. L’inflation importée que nous vivons actuellement en Europe s’accompagne sans ambiguïté d’une baisse de pouvoir d’achat, alors que les coûts agrégés de l’inflation interne, surtout quand celle-ci est faible, sont bien plus contenus (voir Nakamura et al. The Elusive Costs of Inflation : Price Dispersion during the U.S. Great Inflation, 2018).
Les effets redistributifs de ces deux types d’inflation ne sont pas non plus identiques : tandis que les augmentations des prix de l’énergie et de l’alimentation pèsent davantage sur les plus modestes, en raison de la part plus importante de ces postes de dépense dans leur revenu, les effets redistributifs de l’inflation interne sont plus ambigus, les débiteurs ou ceux dont les revenus sont indexés pouvant être favorisés. Le type de politique économique à mener face à ces deux types d’inflation diffère.
La politique économique est relativement impuissante face à l’appauvrissement agrégé que représente l’accroissement de la facture énergétique, assimilable à un prélèvement extérieur dont le coût est partagé entre ménages, entreprises et État – ainsi, le « bouclier tarifaire » sur les prix du gaz et de l’électricité a pour effet de soulager le pouvoir d’achat des ménages et de reporter la facture énergétique sur l’État. En revanche, selon la théorie de la courbe de Phillips (voir infra), la politique économique peut lutter contre l’inflation interne au prix d’une hausse du chômage.
La courbe de Phillips : pivot de la macroéconomie
Le président de la Réserve fédérale des États-Unis, Jerome Powell, a récemment réaffirmé la pertinence de cette théorie lors d’une conférence de presse en septembre 2022, qui justifiait sa politique de hausse des taux pour ralentir l’activité et augmenter le chômage : « Nous avons besoin d’une augmentation du chômage, d’un ralentissement du marché du travail. » Pourtant, quelques mois auparavant, le même Jerome Powell avait admis au Congrès que la courbe de Phillips ne fonctionnait plus vraiment.
La question de savoir s’il n’y a d’autre choix pour réduire l’inflation que d’augmenter fortement le chômage est une question cruciale : faut-il en passer par une forte récession et une forte hausse du chômage pour vaincre l’inflation, comme l’avait fait Paul Volcker dans les années 1980 ? Faut-il vraiment faire augmenter le chômage pour vaincre l’inflation ? Ce dernier aller-retour de Jerome Powell sur la courbe de Phillips n’est qu’une des multiples péripéties dans la longue histoire de cette théorie. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les idées keynésiennes triomphent et il devient évident pour tout le monde, économistes comme décideurs, que la politique économique, par une gestion active de la demande, doit viser le plein emploi. Dans le même temps, l’inflation devient une véritable préoccupation après la Seconde Guerre mondiale.
Alors Phillips vint…
Dans ce contexte, l’économiste William Phillips publie en 1958, sur données britanniques, un travail qui démontre qu’il existe une relation inverse entre le taux de croissance des salaires nominaux et le taux de chômage sur la période 1861–1913, qui va progressivement changer la donne : il existe un arbitrage entre inflation et chômage, de sorte qu’un faible taux de chômage ne peut s’obtenir qu’au prix d’un taux d’inflation élevé. On justifie cette relation à l’aune des rapports de force entre salariés et employeurs. Lorsque la demande de travail est excédentaire (chômage faible), les salariés sont en position de force pour réclamer des hausses de salaire nominal. À l’inverse, les revendications salariales sont plus mesurées lorsque l’offre de travail est excédentaire (chômage élevé).
Un succès réel de la théorie
Sous l’impulsion de Paul Samuelson et Robert Solow, qui établissent la validité de la courbe de Phillips sur données américaines en 1960, cette relation va être réinterprétée et popularisée sous une forme plus large, comme la corrélation entre inflation et chômage. L’idée sous-jacente est que les entreprises vont rapidement répercuter l’augmentation des salaires dans les prix des biens vendus pour maintenir leurs niveaux de marge ; par ailleurs le chômage est un indicateur du déséquilibre offre-demande qui doit se répercuter sur les prix dans l’économie. La courbe ainsi redéfinie, qui décrit un processus progressif de retour à l’équilibre sur le marché du travail, va progressivement devenir le cœur d’une nouvelle synthèse en macroéconomie.
Pour ses partisans, cette relation témoigne de rigidités nominales démontrant l’incapacité de l’économie à s’ajuster aux chocs dans le court terme par une évolution suffisamment rapide des salaires et des prix. L’arbitrage entre chômage et inflation, dont rend compte la courbe de Phillips, doit conduire les pouvoirs publics à devoir choisir à court terme leur combinaison idéale entre taux de chômage et taux d’inflation. Cette relation empirique fonctionne relativement bien durant les années 1950–1960 et elle est au fondement des politiques de stop and go dans les pays de l’OCDE. Quand la conjoncture va mal, on relance l’activité à coups de déficit budgétaire et de baisse des taux d’intérêt : le chômage diminue au prix d’un retour de l’inflation.
La stagflation des années 1970 et la courbe de Phillips augmentée
Si l’arbitrage inflation-chômage semble fonctionner dans les années 1960, les années 1970 marquent un tournant. Avec l’apparition de la stagflation (coexistence d’une stagnation du PIB et de l’inflation), l’inflation et le chômage se développent simultanément. Milton Friedman et Edmund Phelps fournissent une explication théorique à cette dérive : lorsque la politique monétaire est expansionniste, les salariés ne sont pas dupes de l’illusion monétaire liée à l’augmentation de leur salaire nominal. Ce qui leur importe, c’est le pouvoir d’achat de leur salaire réel : ils négocient donc l’évolution des salaires nominaux en fonction de l’évolution anticipée des prix. Cela implique, par conséquent, d’intégrer le taux d’inflation anticipé dans la relation de Phillips, donnant lieu à la « courbe de Phillips augmentée » des anticipations. Friedman et Phelps retiennent l’hypothèse des anticipations adaptatives, processus par lequel les salariés révisent leurs anticipations d’inflation à chaque période en fonction de l’erreur qu’ils commettent à la période précédente.
Augmentation de l’inflation et non inflation simple
L’interprétation de Phelps et de Friedman fait ainsi de la courbe de Phillips un phénomène essentiellement transitoire lié à une situation de déséquilibre, elle-même liée à une erreur d’anticipation. À court terme, l’arbitrage entre l’inflation et le chômage reste possible, mais les politiques conjoncturelles ne peuvent faire baisser le chômage à court terme qu’au prix d’une inflation non pas en augmentation, mais en accélération. On peut ainsi déterminer un taux de chômage de long terme qui peut être assimilé à un taux de chômage d’équilibre, qui n’accélère pas l’inflation, baptisé de l’acronyme NAIRU (Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment). La courbe de Phillips augmentée établit ainsi une relation non pas entre l’inflation et le chômage, mais entre la croissance de l’inflation et l’écart entre taux de chômage et taux de chômage d’équilibre.
La courbe de Phillips a‑t-elle encore un sens ?
Du point de vue de la politique économique, la courbe de Phillips augmentée fournit depuis les années 1990 une caution aux politiques monétaires de ciblage de l’inflation, avec l’idée qu’il est contre-productif de tenter de faire baisser le chômage en deçà du niveau structurel, sous peine de déclencher une spirale inflationniste.
À l’inverse, chaque épisode inflationniste est interprété comme la preuve que le taux de chômage est trop faible, et qu’il faut mener une politique économique plus restrictive pour accroître son niveau et ainsi lutter contre l’inflation. Pourtant, l’arbitrage de Phillips n’a cessé d’être démenti depuis la période de stagflation, à tel point que Larry Summers s’interrogeait en 1991 : « L’économie keynésienne devrait-elle se passer de la courbe de Phillips ? » À la fin des années 1990, la baisse du chômage aux États-Unis, alors autour de 4 %, ne s’est pas accompagnée d’inflation.
Plus récemment, après la crise financière, le chômage a enregistré un fort recul aux États-Unis, passant de 9,4 % en 2010 à 3,7 % en 2019, alors que l’inflation stagnait à un niveau historiquement faible. Dans le sens inverse, la grande crise financière de 2007–2009 ne s’est pas accompagnée de déflation comme ce fut le cas lors de la Grande Dépression des années 1930. La courbe de Phillips a‑t-elle encore un sens ? Ou s’est-elle simplement aplatie en raison de facteurs structurels (mondialisation, mutation des institutions du marché du travail…), comme l’écrivent certains économistes ?
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Finalement, une imposture ?
Avec le recul, la courbe de Phillips n’a jamais vraiment très bien fonctionné, ni depuis la stagflation des années 1970, ni même depuis l’origine. Force est de constater que William Phillips, son inventeur, ne semblait pas vraiment y croire lui-même et qu’il la décrivait comme « un travail vite fait et mal fait, en seulement un week-end » (voir A.G. Sleeman, The Phillips Curve : A Rushed Job ? 2011). Même Paul Samuelson et Robert Solow reconnaissaient dès le départ que la corrélation entre salaires nominaux et chômage n’était pas si forte aux États-Unis et que la théorie semblait invalidée sur certaines périodes.
Plus généralement, on peut observer que la courbe de Phillips n’a finalement jamais vraiment été observée qu’en changes fixes, comme au Royaume-Uni entre 1861 et 1913 sous l’étalon-or, ou encore aux États-Unis lors de la Grande Dépression des années 1930. La sortie des États-Unis du système de Bretton Woods en 1971 coïncide d’ailleurs avec la disparition de la courbe de Phillips (voir François Geerolf, « La courbe de Phillips n’est pas celle que vous croyez », 2021). Parier sur la réapparition de la courbe de Phillips dans le contexte actuel semble donc être une option risquée.
Une renaissance incertaine
Certains économistes ont malgré tout pensé voir dans l’inflation actuelle une preuve de la renaissance de la courbe de Phillips, après des années d’hibernation, et tentent de la réhabiliter. Ils défendent l’idée d’une inflation alimentée par un soutien excessif à la demande et un niveau de chômage trop faible. Or les causes de l’inflation actuelle sont tellement multiples qu’il sera sans doute difficile de mettre tout le monde d’accord : est-elle principalement due aux prix de l’énergie, aux ruptures de chaînes d’approvisionnement liées à la Covid-19, ou est-elle la preuve d’un excès de demande et d’un chômage en dessous du niveau structurel ? Sera-t-il possible de faire diminuer l’inflation par une politique de demande très restrictive sans déclencher une hausse significative du chômage ? Les travaux futurs nous le diront. Entre-temps, la politique économique devra être menée dans cet environnement incertain.