Anatomie d’une imposture, à propos du livre de Philippe d’Iribarne (55), Islamophobie, intoxication idéologique
Dans son dernier livre, Islamophobie, Intoxication idéologique, Philippe d’Iribarne (55) nous explique que présenter l’Occident comme islamophobe, c’est à la fois travestir la réalité et véhiculer un message qui ne peut qu’entraver la bonne harmonie entre la société occidentale et les musulmans qui y vivent.
Il ne se déroule pas une semaine sans qu’éclate une polémique inextricable à propos de la place de l’islam dans notre société. Qu’il suffise d’évoquer le burkini ou le hijab de course, aussitôt les passions se déchaînent. La fracture traverse les partis politiques et prolonge ses divisions parmi les musulmans. Chaque camp accuse les autres d’être liberticides.
D’où vient que le fait d’aborder ces questions suffit à soulever des tempêtes d’invectives ? Vouloir accorder les principes de la modernité et le droit à la différence de l’islam serait-il l’énoncé d’un problème sans solution ?
Le nouveau livre de Philippe d’Iribarne donne à ces questions une réponse d’une clarté soudaine, en mettant en pleine lumière l’existence d’une idéologie qui entend dénoncer une islamophobie de l’Occident. L’auteur mène une démonstration dépassionnée et méthodique. S’appuyant sur de nombreux faits et sur sa connaissance des sociétés et des cultures, il déconstruit les mécanismes de cette idéologie et les messages qu’elle distille, capables de brouiller la vue des plus avertis.
Démonstrations faussées
Un premier mécanisme – déjà utilisé par d’anciennes idéologies, pourtant toujours efficace – consiste à produire des études d’apparence « scientifique » qui, statistiques en main, donnent les soi-disant preuves de l’existence de l’hydre.
En relisant les nombreuses études, provenant d’organismes les plus officiels (enquêtes d’opinions auprès des musulmans ou auprès des sociétés d’accueil, testings de recrutements en entreprises), Philippe d’Iribarne met au jour une multitude étonnante de démonstrations faussées. Il faut un regard subtil et la rigueur formée à l’esprit scientifique pour déconstruire pas à pas les conclusions manipulées : questionnaires d’enquête biaisés, trituration des données afin de présenter comme un résultat ce qui est en fait un postulat, catégories non réelles – « les musulmans » présentés systématiquement comme un bloc homogène ! –, introduction subreptice de logiques extérieures aux données, etc. En repartant des données d’enquêtes, l’auteur montre au contraire la complexité des réactions occidentales face à un islam lui-même divers. Les réactions d’islamophobie tranchées sont nettement minoritaires.
Le plus étonnant est de découvrir dans les données les signes d’une sage distinction entre les différents aspects de l’islam. D’un côté, ce qui relève de la sphère spirituelle et religieuse (le jeûne du ramadan, la prière, le rapport à Dieu, etc.) est majoritairement bien admis. De l’autre, ce qui relève de l’emprise sociale sur les corps et de la constitution d’une contre-société ayant ses propres lois (le refus de la liberté de conscience, le voile intégral, l’interdiction faite aux femmes d’épouser un non-musulman, leur statut d’infériorité, etc.) suscite des réactions mitigées ou clairement négatives. De la même manière, dans les testings d’embauche, les rejets constatés ne portent pas sans distinction sur les CV marqués par une appartenance musulmane mais sur ceux qui laissent voir un engagement communautariste.
Théâtre d’illusions
Un second mécanisme usuel des idéologies consiste à multiplier les syllogismes et les théâtres d’illusions, afin de donner à voir partout l’hydre que l’on pourchasse et symétriquement à cacher soigneusement les faits qui posent problème.
Dans le cas présent, l’accusation se place aux côtés d’une victime imaginaire – « les musulmans » indistinctement discriminés – pour diaboliser le bouc émissaire que l’on désigne – l’Occident islamophobe. Lorsqu’une minorité de musulmans se sent discriminée, il ne faut surtout pas pouvoir faire le lien avec leur appartenance revendiquée à un autre ordre social. Autre jeu d’illusions : lorsque le voile intégral est critiqué, on revendique sa signification purement religieuse, en occultant l’ordre communautaire dans lequel il s’inscrit. Et lorsque l’on évoque les pays régis par des lois musulmanes qui imposent aux femmes un statut discriminatoire, la réplique habituelle est que « ça‑n’a‑rien-à-voir ». L’auteur parle d’une « cape d’invisibilité » jetée à la demande pour faire disparaître les faits qui font problème au regard des valeurs cardinales de la modernité occidentale.
Philippe d’Iribarne nous livre une clé pour résoudre le problème que l’on croyait insoluble : il est nécessaire de distinguer l’aspect spirituel de l’islam, qui est bien admis par la société française, et la défense d’un ordre social qui suscite des réactions d’hostilité, mais que défendent les courants se réclamant de l’islamisme. Le leurre du discours de l’islamophobie vise précisément à tenir serré le lien entre ces deux aspects, à le faire passer pour indénouable, et à intimider ceux qui songent à le questionner ; un lien dont nombre de musulmans se départissent désormais (comme l’auteur l’a montré dans un ouvrage précédent 1).
Une dénonciation imaginaire
L’idéologie qui présente l’Occident comme islamophobe mène bataille en diffusant deux types de messages. Le premier de séduction en direction des musulmans : l’Occident est aveuglé par des passions mauvaises ; du fait de votre appartenance à l’islam, vous n’y serez jamais vraiment accepté ; la seule option honorable est de rejeter ce monde qui vous rejette, de fuir ses séductions, et de vous unir pour bâtir une contre-société ordonnée selon vos lois. Le second message est à l’intention du monde occidental : si vos membres et vos lois luttent contre l’emprise d’une forme de société inspirée par l’islam, c’est que vous avez renié vos idéaux de liberté et de respect des opinions ; vous devez accepter cette emprise et poursuivre de vos foudres ceux qui lui résistent.
Philippe d’Iribarne montre que la dénonciation de l’islamophobie et son imaginaire victimaire trouvent un puissant écho auprès de la postmodernité (dont il a disséqué les contradictions dans un autre ouvrage 2). Celle-ci a arbitré en effet entre les deux grands impératifs des Lumières : le libre examen et l’égalité. En absolutisant le principe d’égalité, en particulier sur les choix de vie individuels, elle en vient à renoncer à l’esprit critique. Dans cette perspective, le respect des musulmans interdirait de constater certaines ombres, dès lors que cela pourrait mettre en cause l’égalité fondamentale des religions.
« L’idée d’une société occidentale malade d’islamophobie a quelque chose d’assez irréel. »
À y réfléchir posément, l’idée d’une société occidentale malade d’islamophobie – stigmatisant et discriminant « les musulmans » – a quelque chose d’assez irréel. Le nombre des études prétendument scientifiques est si grand que l’on s’interroge sur l’étendue de l’épidémie. Le livre dresse le portrait clinique d’une intoxication et de ses effets. Sa lecture est capitale pour qui veut échapper à la contagion idéologique.
Le plus grave peut-être est que l’accusation d’islamophobie nourrit les ressentiments de tous bords, à commencer par ceux de musulmans qui voudraient s’intégrer, mais qui sont poussés, de bonne foi, à se réfugier sous l’emprise d’une contre-société pour se protéger d’une islamophobie imaginaire. La confusion entretenue veut leur faire croire qu’ils trouveront leur place dans la société française en se dispensant de tout effort d’adaptation, et même en se retranchant dans leurs différences. Philippe d’Iribarne les invite au contraire à ne pas tomber dans le piège de leur victimisation au sein d’une société française ouverte et cependant critique par rapport à ce qui contredit ses principes fondamentaux.
Au-delà du dévoilement d’une imposture idéologique, une proposition centrale avancée par l’auteur est que l’on ne pourra rien construire si on ne se décide pas à dénouer le lien entre l’aspect spirituel de l’islam et l’ordre social rejetant des principes de liberté et d’égalité qui lui est trop souvent associé.
1. Philippe d’Iribarne, L’islam devant la démocratie, Gallimard, 2013.
2. Philippe d’Iribarne, Chrétien et moderne, Gallimard, 2016.